Je vous remercie pour votre invitation qui permettra, je l'espère, de clarifier les points qui doivent l'être.
Avant toute chose, je voudrais vous dire qu'en tant que préfet de police, je suis le seul responsable opérationnel de l'ordre et de la sécurité publics dans l'agglomération parisienne, c'est-à-dire à Paris et dans les trois départements de la petite couronne. Je ne suis d'ailleurs pas le préfet de police « de Paris », mais le préfet de police tout court. Par conséquent, puisque le sujet concerne la Seine-Saint-Denis - je veux être très clair sur ce point -, les préfets des départements de la petite couronne n'ont aucune compétence en matière d'ordre et de sécurité publics. Les fonctionnaires de police et les militaires de gendarmerie interviennent sous mon autorité directe ou sous celle que je donne par délégation à des hauts fonctionnaires, qu'ils soient du corps préfectoral ou de la police.
J'assume donc en totalité la responsabilité de la gestion policière de la journée du samedi 28 mai et - je le répète encore une fois - j'en suis non seulement devant vous, mais également devant le pays, le seul comptable opérationnel.
Ceux qui ont agi l'ont fait sous mon commandement et je veux d'abord les saluer. Policiers ou gendarmes, ils ont fait preuve d'une énergie et d'une volonté, ce soir-là comme à l'accoutumée, que je voudrais ici souligner. Sans eux, un drame aurait pu se produire. Je leur fais donc part publiquement, comme je l'ai fait plus indirectement, de ma reconnaissance pour leur action et de ma fierté de les avoir sous mes ordres. Ils ne sont pas pour moi des « troupiers » - expression d'un siècle passé, que l'on associe plutôt au mot « comique », même si elle ne me fait pas rire -, mais des collègues ou des camarades d'une grande valeur professionnelle et morale.
N'éludant pas mes responsabilités, je regarde, ou du moins j'essaye de regarder avec la plus grande lucidité possible ce qui s'est passé autour du Stade de France ce soir-là. C'est à l'évidence un échec, car des personnes ont été bousculées ou agressées alors que nous leur devions la sécurité. C'est un échec aussi, car l'image du pays - vous l'avez souligné, monsieur le président - a été ébranlée. Mais je dois insister, au delà de cet échec, sur le fait que, face à une crise d'ampleur, dans un contexte dégradé et difficile, nous avons fait en sorte que le match se tienne et surtout qu'il n'y ait aucun blessé grave ni aucun mort. Qui plus est, dans Paris intra muros, tant dans les zones de circulation des supporters que dans la fan zone, ou bien hors de Paris, dans les aéroports de Roissy et d'Orly, il n'y a eu aucun incident significatif.
Je vous disais avoir conscience que l'image de la France a été atteinte : c'est une blessure pour moi, car l'amour de la patrie et l'honneur du drapeau comptent plus que tout.
À nos hôtes étrangers, qu'ils soient espagnols ou anglais, qui ce soir-là n'ont pas tous trouvé les conditions sûres d'un accueil, ainsi qu'à l'ensemble de nos concitoyens français, je veux dire également mes regrets sincères.
Comme le ministre de l'intérieur l'a demandé, des pré-plaintes sont disponibles en ligne et des fonctionnaires de la préfecture de police sont présents à Liverpool et à Madrid pour aider, si besoin est, ceux qui le souhaitent à les remplir. J'encourage donc non seulement l'ensemble de nos concitoyens, mais également les ressortissants anglais et espagnols à porter plainte - c'est extrêmement important - pour que nous puissions retrouver et poursuivre leurs agresseurs. Je les encourage également à porter plainte si jamais ils ont acheté des faux billets, car il est essentiel que nous ayons une vision claire de la situation en la matière. Je leur promets donc à tous que nous ferons tout pour retrouver les coupables et les présenter à la justice.
Je ne reviendrai pas longuement sur les causes de ce qui s'est passé ce soir-là, les ministres ayant dans leurs auditions déjà largement détaillé l'analyse que l'on peut en faire. Je veux toutefois insister sur deux décisions que j'ai eu à prendre et sur les conséquences qu'elles ont eues.
D'abord, la levée du barrage de pré-filtrage dit « de l'avenue Wilson », vers 19 heures 45. Notre rôle, sur les barrages, est d'assurer une protection antiterroriste grâce à des véhicules faisant fonction d'« anti-béliers », pour reprendre notre terminologie, et grâce à la présence d'effectifs munis de ce que l'on appelle des « armes longues », destinées à parer une attaque terroriste. Vous vous souvenez tous que le Stade de France a été l'objet d'une attaque terroriste ; on peut donc considérer que cette protection relève non pas de la gesticulation, mais d'une absolue nécessité face à une menace qui est toujours existante.
Les « forces de sécurité intérieure » - sous ce vocable je vise, bien évidemment, tant les policiers que les gendarmes que j'avais sous mon autorité - n'étaient pas chargées de la vérification des billets, pas plus que la préfecture de police n'était l'organisateur de l'événement. La prérogative de vérification des billets était de la responsabilité de l'organisateur. D'ailleurs, si notre dispositif lors des événements sportifs a toujours prévu des pré-filtrages, c'est-à-dire des contrôles de personnes, cela n'était que la deuxième fois depuis 2016 que des contrôles de billets étaient réalisés à ce niveau.
Il se trouve qu'en raison de l'arrivée tardive et plutôt massive des supporters, peut-être due aux difficultés de transport, ce contrôle s'est embolisé. En effet, les personnes rejetées pour absence de validité de leur titre essayaient de passer à tout prix ou bien ne pouvaient plus reculer, en raison du nombre toujours plus grand de personnes se trouvant derrière elles.
Nous avons aidé les personnes chargées du contrôle à maintenir ce barrage mais, à un moment, toutes les indications qui remontaient jusqu'à moi m'ont fait craindre un drame par écrasement, c'est-à-dire une bousculade de plusieurs milliers de gens. Nous constations en effet, au-delà de la file d'attente au barrage de pré-filtrage, la présence de plus en plus importante de personnes dont le plus grand nombre semblaient être des supporters. Il est à noter que si la préfecture de police disposait d'informations précises sur le nombre et les trajets des supporters venant d'Espagne, transmises par l'Union des associations européennes de football (UEFA), cela n'était pas le cas concernant les supporters de Liverpool, incités par leur club à se rendre massivement à Paris, même dépourvus de ticket, sans que nous ayons d'indications précises sur une organisation de ce déplacement au niveau du club. Il y a donc eu une série de déplacements individuels, voire collectifs, non organisés, à l'inverse de ce qu'étaient les déplacements des supporters de Madrid.
Les premiers éléments venant des opérateurs de transport confirmaient ces arrivées et ont été à l'origine du chiffre de 30 000 à 40 000 personnes évoluant aux alentours du stade. C'est moi qui ai donné ce chiffre au ministre et je l'assume totalement. On peut discuter l'exactitude du chiffre qui figure dans les tableaux présentés par le ministre, car lorsque je parle de « 30 000 à 40 000 personnes », il s'agit en réalité de 34 000 individus, sur la base des indications qui nous ont été données ce soir-là par les opérateurs de transport et du constat que nous pouvions faire. J'observe que les enquêtes de presse qui ont été menées aboutissent à un chiffre légèrement inférieur, d'à peu près 24 000 personnes.
Cependant, sur le plan opérationnel, au-delà de plusieurs milliers de personnes évoluant en périphérie des barrages, l'ampleur exacte du chiffre n'était pas essentielle et ne l'est toujours pas. Le risque qu'une masse supplémentaire de personnes s'ajoute aux 10 000 à 15 000 individus déjà présents dans cette « queue Wilson » - si vous me permettez de la dénommer ainsi - était en soi une menace extrême qui, en se superposant à la difficulté d'une situation déjà grave, accroissait en quelque sorte le risque de perte de vies et de blessures graves.
Je veux vraiment souligner cet élément, car il a été le fil rouge de notre attitude tout au long de la soirée : sauver des vies et sauver des personnes.
Oui, j'ai donné l'ordre de lâcher le barrage et de laisser passer la foule sans s'y opposer par des manoeuvres de police. Une nouvelle fois, publiquement devant vous, j'assume cet ordre. Ce faisant, je laissais l'accès libre à l'espace autour du stade, alors qu'au moment de toutes les compétitions précédentes, il était filtré et donc inaccessible à des personnes aux intentions douteuses. C'est, à mon avis, ce qui a permis à 300 ou 400 individus - peut-être légèrement plus - de se livrer à des vols et à des dégradations, pendant que d'autres se tenaient en périphérie des gares, le dispositif ne présentant plus l'étanchéité suffisante ni la capacité dissuasive nécessaire pour empêcher ces vols.
En levant ce barrage, nous avons aussi levé progressivement les autres, puisque le public arrivait dans le dos des barrages nord et est, en venant du sud, et pouvait accéder au parvis du stade que l'on désigne aussi comme un mail. La foule pouvait y pénétrer largement, indépendamment de tout contrôle. Il fallait donc forcément lever les barrages qui ne servaient plus à rien.
Bien évidemment, les supporters anglais et d'autres se sont concentrés autour des portes d'accès au stade, par lesquelles ils devaient passer. Des incidents ont donc eu lieu aux portes Y, Z et A, qui ont été largement documentés. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets, du moins selon la vision qui est la nôtre, à savoir celle de la police, car je ne sais pas exactement ce qui s'est passé en ce qui concerne les contrôles de billets. Ces portes ont menacé de lâcher et ont même parfois été franchies par des gens qui n'ont pas hésité à sauter par-dessus les portillons, voire par-dessus les grillages.
J'ai donc pris une seconde décision, celle de replier une grande partie du dispositif à l'intérieur du stade pour éviter son envahissement par des milliers de personnes, dont je ne savais pas si elles étaient autorisées ou non à y entrer. Si ces milliers de personnes étaient entrées dans le stade sans avoir le billet nécessaire, il n'y aurait tout simplement pas eu de match. Ce que nous avons fait, c'est permettre le match.
Ce qui m'intéressait, dans une vision policière, c'est bien évidemment que le match se tienne au niveau sportif, mais surtout que l'on ne se retrouve pas avec 70 000 personnes extrêmement mécontentes, qui auraient pu elles-mêmes provoquer, à ce moment-là, des mouvements de foule. Il est absolument nécessaire, quand un stade est plein, que le match se joue, pour éviter des évacuations et de nouvelles bousculades, c'est-à-dire pour éviter d'ajouter du désordre au désordre.
Afin de diminuer la pression de la foule sur les grilles et les tourniquets, il fallait faire reculer les gens. En effet, le sujet était encore et toujours le même : la pression, la pression, la pression ! Nous avons donc demandé aux gens de reculer, et force est de constater qu'il ne s'est rien passé. Alors, nous avons utilisé - vous l'avez mentionné, messieurs les présidents, et je l'assume aussi complètement - du gaz lacrymogène, seul moyen, à notre connaissance policière, pour faire reculer une foule, sauf à la charger. J'insiste sur ce point et je considère que cela aurait été une erreur grave de charger les gens.
L'utilisation du gaz lacrymogène a fonctionné. J'ai bien conscience que, ce faisant, ont été gazées des personnes de bonne foi - car il y avait des personnes de bonne foi prises dans cette foule - et parfois même des familles. J'en suis totalement désolé au nom de la préfecture de police, mais, je le redis, il n'y avait malheureusement pas d'autres moyens.
Cette action de police impérative n'interroge en rien la doctrine de maintien de l'ordre. Il me semble en effet, dans ce que j'ai vu des commentaires de presse, qu'il peut y avoir une confusion en la matière. Le débat sur la doctrine porte sur le fait de savoir si, dans une manifestation à risque, les forces de sécurité intérieure doivent se tenir à distance ou bien être au contact. Tout le débat sur le schéma national du maintien de l'ordre tournait autour de cet élément-là.
Depuis que je suis en poste - ma position est parfaitement claire sur le sujet et je l'ai exprimée publiquement -, je préconise, dans le cas où le risque de trouble à l'ordre public est fort, d'être au contact. Je me souviens des images du 1er mai 2018 sur lesquelles on voit que lorsqu'un espace est laissé aux casseurs, ceux-ci n'hésitent pas à l'occuper, à l'utiliser et à provoquer des destructions. Je défends donc effectivement cette nécessité d'être au contact et je l'ai recommandée dans le schéma national du maintien de l'ordre qui a été ainsi arrêté par le ministre.
En l'espèce, tel n'était pas le problème puisque nous étions d'ores et déjà au contact ; c'était même là toute la difficulté : être beaucoup trop au contact d'une foule qui nous pressait. Il ne s'agissait donc pas d'un débat de doctrine sur le maintien de l'ordre, mais tout simplement d'un problème de manoeuvre dans le maintien de l'ordre. Par conséquent, le sujet de la doctrine ne me paraît pas avoir de rapport avec les interrogations qui se posaient à nous, le seul mot d'ordre, qui prévalait absolument, étant de sauver des vies.
Une fois le match commencé, nous avons évacué ce que j'appelle le « parvis », c'est-à-dire les alentours du stade qui étaient protégés par notre système de barrages, en chassant les gens qui s'y trouvaient, notamment les 300 à 400 indésirables que j'évoquais précédemment. Nous avons effectivement utilisé pour cela des moyens intermédiaires de diverses natures, en particulier des grenades lacrymogènes. Toutefois, n'étaient pas concernés par cette évacuation les spectateurs qui entre-temps avaient pu entrer dans le stade, puisque celle-ci est intervenue une fois le match commencé.
À l'évidence - c'est du moins le sentiment que j'ai -, le groupe de ces « indésirables » - je les qualifie comme tels, mais l'on peut trouver d'autres noms, si vous le souhaitez - ne s'est pas dispersé et est resté aux alentours, dans la périphérie du stade.
Je vous confirme donc que la cause de la situation décrite tient au nombre très élevé de billets rejetés par les contrôles et vraisemblablement faux pour la plupart, sauf bien sûr si les organisateurs nous indiquaient une défaillance de leur système de contrôle, dont je n'ai pas connaissance, qu'elle porte sur les stylos chimiques utilisés aux barrages ou sur les dispositifs de tourniquet à l'entrée du stade. Je reconnais donc que, dès lors que nous avons levé le périmètre sécurisé, des troubles et des délits ont pu avoir cours aux abords du stade, puisque le dispositif qui avait été opérant à l'occasion de tous les matchs précédents ne l'était plus, pour la raison indiquée. Je revendique - et je me permets d'insister peut-être un peu lourdement sur ce point - le fait que les décisions prises étaient les seules qui pouvaient garantir l'intégrité physique des personnes et la tenue du match.