Intervention de Sébastien Soriano

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 8 juin 2022 à 11h15
Audition de M. Sébastien Soriano directeur général de l'institut national de l'information géographique et forestière ign sur les défis de l'ign à l'heure de la révolution numérique et du changement climatique

Sébastien Soriano, directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) :

L'IGN est confronté à de nombreux changements. Enfant des Trente Glorieuses, l'Institut a accompagné l'aménagement du pays et la construction de ses infrastructures. Pour cartographier le pays, y compris dans les anciennes colonies, il connaît alors une forte croissance, déployant sur tout le territoire des infrastructures géodésiques, ces fameuses bornes en granite qui permettent de repérer, niveler et mesurer précisément le territoire.

Mais, depuis une vingtaine d'années, nous sommes rentrés dans la grande lessiveuse du numérique, qui a ouvert trois grands fronts.

Le premier est l'avènement des GAFA, et d'abord de Google, qui a mis dans la poche de tous nos concitoyens un atlas numérique.

Le deuxième front est la naissance d'OpenStreetMap, une communauté ouverte, qui compte en France pas moins de 40 000 contributeurs - à comparer avec les 1 400 agents de l'IGN. Ce projet collaboratif prouve que la société civile est capable de mobiliser des personnes qui vont passer leur week-end à mapper - c'est-à-dire à indiquer l'existence de tel réverbère, le nom de tel parc -, construisant ainsi des cartes collaboratives parfois plus précises que les nôtres, mais qui ne sont toutefois ni aussi exhaustives, ni aussi universelles.

Par ailleurs, les collectivités territoriales se sont largement saisies de l'information géographique et disposent aujourd'hui, pour certaines, de services dédiés qui recueillent massivement des données.

Dans ce nouvel écosystème, l'IGN a dû repenser sa place. Tout d'abord, il se positionne en fournisseur d'un modèle d'appui aux politiques publiques. La description standard du territoire demeure évidemment nécessaire et nous continuons à mettre à jour la carte de la France. J'ajoute une autre donnée socle, l'inventaire forestier, que nous réalisons chaque année et qui fait de nous l'Insee de la forêt.

Au-delà de cette description « passive » du territoire, nous ambitionnons également d'apporter une contribution proactive à l'action publique. A ce titre, nous travaillons sur un certain nombre de projets structurants avec les pouvoirs publics, par exemple sur l'artificialisation des sols, qui nous mobilise particulièrement en ce moment.

L'IGN transforme aussi son modèle économique : depuis le 1er janvier 2021, toutes nos données sont en open data. Nous sommes comme un constructeur de routes qui aurait supprimé tout péage sur l'utilisation de son infrastructure et qui se finance non plus de manière commerciale, à l'usage, mais par levée de fonds. Notre tutelle contribue toujours à notre budget à hauteur de 45 %, et nos activités commerciales résiduelles en représentent 5 % à 10 %, mais le reste, soit la moitié environ de notre budget, provient de ce nouveau modèle d'appui aux politiques publiques. Nous sommes ainsi financés par le ministère de la transition écologique, le ministère de l'agriculture, l'ONF, la direction de la prévention des risques, etc., ainsi que par les collectivités locales, dans le cadre de projets partenariaux ad hoc.

Le troisième grand front de la révolution numérique qui nous traverse est celui de l'intelligence artificielle, et plus généralement des prochains virages technologiques que nous devons emprunter.

Une remarque préalable : l'information géographique est aujourd'hui l'affaire de quelques grands géants qui ont des moyens extrêmement importants, et nous ne prétendons pas nous poser en alternative. Je me réjouis que les Français aient dans leur poche un atlas numérique, même si ce n'est pas l'IGN qui le leur a fourni. Le service public n'a pas à se penser comme un substitut des GAFA : ce qui compte, plutôt, est que le jeu reste ouvert, ce qui renvoie à des questions de régulation du numérique, à travers notamment les enjeux des « communs numériques », comme nous l'enseigne l'exemple d'OpenStreetMap.

Le grand défi de notre époque, donc, est l'intelligence artificielle. Dans notre activité, il s'agit de passer d'une description statique du territoire, qui vous indique comment prendre le bus ou commander une voiture avec chauffeur, à une description dynamique de celui-ci, dans ses changements. Il s'agit là d'une grande nouveauté pour les cartographes que nous sommes, mais ce changement est primordial. C'est la raison pour laquelle nous parlons désormais de « cartographier l'anthropocène » : il s'agit de montrer la façon dont l'activité humaine génère des changements rapides sur l'érosion du littoral, sur l'artificialisation des sols, sur la santé des forêts, sur l'évolution des reliefs, etc. Cette approche suppose un investissement technologique majeur car elle implique non seulement d'acquérir régulièrement des données - avec l'achat de photos aériennes et le recours fréquent à d'autres dispositifs, notamment satellitaires -, mais aussi de les traiter pour montrer ce qui change entre ce que nous appelons les « millésimes ». C'est là que nous mobilisons des outils d'intelligence artificielle, pour automatiser la détection du changement par la comparaison d'images et le croisement de données. Et nous devons être rapides pour apporter des éléments tangibles, compréhensibles et utiles aux décideurs publics.

Enfin, nous traversons une dernière grande révolution, celle des « communs numériques ». Comment la puissance publique se positionne-t-elle face à Google ? Il me semble qu'elle peut constituer le lieu de rassemblement de tous ceux qui veulent porter une alternative. Nous avons une fantastique équipe de France de l'information géographique à rassembler. L'énergie qui se déploie aujourd'hui dans les collectivités et dans les territoires est impressionnante. De nombreuses administrations se saisissent de l'information géographique : le ministère de l'intérieur, le cadastre, dans le domaine des impôts, le suivi agricole, dans le cadre de la politique agricole commune, etc. Sans compter un secteur économique extrêmement dynamique, avec, d'une part, de grands industriels comme Thales ou Airbus, qui sont présents dans l'observation des territoires et notamment dans le spatial, d'autre part, des start-up qui se lancent dans la reconnaissance automatique pour de nombreux services. Ainsi, NamR annonçait récemment la mise en place d'un cadastre solaire pour aider les collectivités locales à identifier les zones propices à l'installation de solutions photovoltaïques.

Comment réaliser des alliances pour amener ces énergies parfois un peu disparates à travailler ensemble ? L'IGN propose de créer des « géocommuns » dans le cadre d'un organe que nous sommes en train de mettre en place et dont le rôle sera d'identifier un certain nombre de défis sur lequels nous proposerons à toute cette communauté d'acteurs de travailler ensemble.

Un exemple parmi d'autres : la question des vue immersives. C'est le bonhomme jaune de Google que vous déplacez sur la carte, vous retrouvant soudain dans une vision immersive. Cette donnée est très utile mais il est malheureusement impossible de l'exploiter librement, parce qu'elle est la propriété de Google. Il est impossible, par exemple, de faire tourner des algorithmes librement sur cette information pour satisfaire à un usage particulier. Récemment, nous avons été contactés par France Télévisions, qui souhaitait pouvoir détecter automatiquement des faux fonds de décor, par exemple de vidéos, afin de mieux repérer des fake news ou des deep fake. Pour cela, il leur faudrait une banque d'images de fond, ce qui est impossible aujourd'hui avec Google. Nous allons donc lancer un « appel à communs » sur la thématique de la vue immersive, afin de faire travailler l'ensemble des forces sur cette question.

Notre valeur ajoutée est notre étiquette de service public national, notre crédibilité, notre neutralité et notre légitimité sur ce sujet. Nous hébergeons les données, nous apportons notre vision sur la façon de produire de l'information géographique, notre force de normalisation ainsi que des outils numériques susceptibles d'être partagés - mais l'IGN n'est pas et n'a pas vocation à se substituer à Google, qui fait tourner ses Google cars dans toute la France pour prendre ses images. L'IGN compte sur la mobilisation de l'ensemble des énergies investies dans l'information géographique.

Voici, de manière très générale, les grandes lignes de l'activité de l'IGN.

Vous m'invitez également à partager les enseignements tirés de mon parcours professionnel. Je vous propose, comme fil directeur, cette question : qu'est-ce qu'un institut public qui produit de la donnée ?

Avant tout, il me semble que nous devons changer de modèle. Jusqu'à présent, notre pensée a été très centrée sur l'ouverture des données, ou open data. On part du présupposé qu'il y a une donnée qui existe déjà et on l'«ouvre». Je pense qu'il faut basculer vers une logique de construction de la donnée, ce qui revient à nous demander dans quel champ il est prioritaire d'investir pour apporter une donnée qui n'existe pas, une donnée qui soit à la fois utile à la décision publique et puisse être partagée avec l'ensemble de nos concitoyens. C'est ce point de bascule à partir duquel, depuis l'IGN, je peux apporter un certain nombre de témoignages.

Etalab, le service interministériel qui mène, au sein de la Direction interministérielle du numérique, une politique proactive d'ouverture des données, a fêté ses dix ans l'année dernière. Cette première phase d'open data est riche de trois leçons.

La première est qu'entre la donnée et son usage, il y a une vallée de la mort. Il ne suffit pas de publier la donnée, même dans un format ouvert et exploitable, pour que les gens s'en servent. Il faut «aller vers», c'est-à-dire développer des actions proactives auprès des publics, dans une logique de communauté d'usage, pour finalement créer une boucle de rétroaction incluant à la fois des utilisateurs et des coproducteurs de la donnée.

Un exemple : nous travaillons beaucoup avec les services départementaux d'incendie et de sécurité (SDIS) dans les départements, qui ont besoin de nos données pour programmer leurs interventions et qui, sur place, sont aussi des capteurs de la donnée. Nous sommes donc en partenariat avec l'agence pour le numérique dans la sécurité civile pour construire un dispositif qui permette aux pompiers à la fois d'accéder à une donnée et, le cas échéant, de l'alimenter et la mettre à jour.

Dans le secteur de la santé, on a vu comment, pendant la crise sanitaire, un acteur indépendant comme Guillaume Rozier a pu être très utile à travers ses services. Ce n'est que la partie émergée de l'iceberg : derrière ce personnage talentueux qui a apporté des choses extraordinaires, il y a des équipes au ministère de la santé qui ont produit cette donnée, qui ont été en interaction permanente avec lui et d'autres, pour créer une boucle de rétroaction continue.

La première leçon est donc vraiment cette question du gap entre la donnée et ses usages : comment franchir ce gap, créer des alliances et des communautés d'usage ?

La deuxième grande leçon de ces dix dernières années est que la donnée change le comportement. C'est quelque chose que j'ai plutôt vécu en tant que président de l'Arcep. La question de la couverture du territoire en antennes mobiles était alors une question très sensible, et la première chose à laquelle je me suis attaché a été d'en apporter une représentation géographique, dans un contexte où le discours de l'État était de dire que le territoire était couvert à 99 %. Mais cette réalité, incontestable, ne voulait rien dire sur le terrain. Lorsque nous avons mis cela « en cartes », montrant les zones bien couvertes et les zones moyennement couvertes, nous avons eu un premier accueil extraordinaire : « c'est magnifique, on peut enfin se représenter ce que vous dites ». La minute d'après, les élus locaux contestaient la carte en nous indiquant que leur téléphone ne fonctionnait pas à tel endroit, et la minute d'encore après, ils pointaient le doigt sur les trous béants de la couverture du territoire, et réclamaient qu'on agisse pour corriger cela, ce qui a donné lieu à des programmes gouvernementaux, notamment le « New Deal mobile ». Cet exemple montre bien la façon dont l'information rétroagit sur le réel.

Aujourd'hui, alors que nous faisons face à de grands défis, notamment celui de la transition écologique qui impliquera nécessairement de modifier les comportements individuels, la possibilité pour la puissance publique de travailler à des jeux de données de ce type me paraît absolument cruciale. Prenez l'exemple de Yuka, une application sur la qualité nutritionnelle qui permet au consommateur de scanner ses produits dans les rayons : c'est loin d'être devenu un réflexe chez tout le monde, mais il a suffi que quelques prescripteurs s'en saisissent pour que de grandes marques de distribution changent la composition de leurs produits et fassent pression sur les industriels pour changer la composition des leurs. En transposant cela dans le domaine environnemental, on imagine assez facilement comment on pourrait davantage influer sur le comportement des individus en les informant mieux de l'impact environnemental de leurs comportements.

La troisième leçon est sans doute la plus douloureuse, et en tout cas la plus prégnante : être producteur de données est un véritable métier. Il s'agit là du point de bascule le plus important entre l'ouverture des données et la production de données. C'est un peu comme si nous sortions de l'âge des chasseurs-cueilleurs - la donnée est sur étagère, et il n'y a qu'à s'en saisir -, pour passer à l'âge des bâtisseurs. Ce que construit l'IGN, c'est une infrastructure, certes virtuelle, puisqu'il s'agit d'information, mais qui correspond bien à un travail substantiel.

Prenons l'exemple de l'artificialisation des sols. Nous sommes engagés avec la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, dans la construction d'un référentiel qui va permettre de suivre l'état de l'artificialisation des sols tous les trois ans. Cela nécessite, comme je l'ai indiqué, d'investir dans l'intelligence artificielle. Or vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a parfois des difficultés de recrutement au sein de l'État, en particulier dans les métiers du numérique, où toutes les entreprises s'arrachent les talents. Ainsi, Airbus a dû créer une école du numérique pour pouvoir recruter, et un acteur comme Capgemini est confronté à de nombreuses démissions, parce que les gens ont envie de faire autre chose, parce que la crise sanitaire a rebattu les cartes. À l'IGN, nous sommes en train de nous doter d'une équipe de 30 à 40 data scientists, qui serait capable de se mobiliser sur les projets d'intelligence artificielle. Cela suppose de pouvoir les recruter. Nous avons la chance d'avoir une école, l'ENSG-Géomatique, dont nous allons modifier les programmes afin d'y inclure davantage d'intelligence artificielle, et nous allons accroître la taille des promotions. Il faudra ensuite nous doter d'une stratégie de marque employeur, pouvoir rémunérer les agents recrutés, etc. C'est là un véritable défi : on parle beaucoup des crises de vocation dans la santé et dans l'éducation, tout cela existe bien sûr, mais nos domaines sont également touchés et il faut se battre pour aller chercher les talents.

Un autre enjeu est de ne pas « éclater » ce qui se fait au sein même de la puissance publique. Cela fait des années que les territoires suivent l'occupation de leur sols : de nombreuses régions et départements ont mis en place des dispositifs assez coûteux de suivi d'artificialisation des sols. Aujourd'hui, nous arrivons avec une solution techniquement plus élégante et moins coûteuse puisqu'elle fait appel à l'intelligence artificielle. Mais encore faut-il que nous trouvions la symbiose avec les territoires, pour ne pas leur donner le sentiment que nous cherchons à imposer notre vision des choses de façon jacobine, face à des élus qui se sont investis et qui, au travers des Sraddet, les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires, ont passé beaucoup de temps à dialoguer entre les différents échelons. Il y a là un important travail de co-construction à faire, ce qui là encore est un véritable métier. J'évoquais la fabrique des géocommuns : de manière plus générale, il s'agit d'animer des communautés, d'élaborer des visions communes, de relever des défis techniques qui permettent, le cas échéant, de compléter la vision nationale par des visions locales. Récemment, par exemple, j'échangeais avec les services de la région Sud, qui me faisaient remarquer que la solution de l'IGN ne permettait pas de cartographier spécifiquement l'évolution des oliveraies dans l'occupation des sols ; c'est vrai, mais cependant, nous avons les moyens d'apporter une réponse technique à ce problème si nous travaillons ensemble.

On voit bien qu'il y a une dimension opérationnelle très importante, et c'est la dernière leçon que je partagerai aujourd'hui sur cette bascule entre l'ouverture des données et leur production : produire, être une infrastructure, c'est un métier, ce sont des moyens. Pour le moment, cela n'est pas toujours intégré dans les grands arbitrages publics.

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