Intervention de Hélène Collet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 15 juin 2022 : 1ère réunion
Audition de magistrates du parquet de paris

Hélène Collet, vice-procureure de la République au Parquet de Paris :

Au sein du Parquet de Paris, nous avons eu à traiter d'un dossier véritablement novateur : une enquête ouverte sur d'éventuelles infractions à caractère sexuel commises dans le milieu de la pornographie. Très vite, nous nous sommes doutés que ce dossier prendrait de l'ampleur, car d'autres victimes allaient se manifester.

J'évoquerai tout d'abord la genèse de cette affaire, avant d'évoquer les qualifications pénales qu'il nous est apparu opportun de retenir.

Tout a commencé par un renseignement judiciaire de la section de recherches de Paris : dans le cadre de son activité de surveillance du réseau Internet, ce service de gendarmerie a remarqué le site French Bukkake. Ce dernier proposait des vidéos en ligne, mais aussi, et c'est ce qui faisait sa particularité, un abonnement payant permettant à certains clients d'accéder à davantage de vidéos et, surtout, de participer à des tournages de films pornographiques, donc d'avoir des relations sexuelles. La section F3 du Parquet de Paris a été saisie, car elle est en charge, notamment, du proxénétisme et de la traite des êtres humains. Une réunion a été organisée au début de l'année 2020 : les enquêteurs ont pu détailler ce qu'ils avaient observé sur ce site et faire visionner aux magistrats du Parquet certaines vidéos proposées en ligne. Il a alors été décidé d'ouvrir une enquête préliminaire, la section de recherches de Paris demeurant saisie de l'affaire, et de retenir trois qualifications : le proxénétisme, la traite des êtres humains et le viol.

Dès le départ, il a été décidé d'allouer à ce dossier novateur des moyens importants, qu'ils soient humains ou techniques. Le choix a été fait d'extraire ce dossier des 250 enquêtes préliminaires que suit la section. Pour cela, nous l'avons inscrit dans ce que nous appelons le « bureau des enquêtes », dont les magistrats suivent plus spécialement une trentaine d'enquêtes. Cela a permis une coordination renforcée avec la section de recherches de Paris : certains mois, des réunions se sont tenues presque toutes les semaines pour faire des points très précis sur l'avancée de l'enquête.

L'enquête préliminaire a duré environ huit mois. Elle a mobilisé diverses techniques, dont une cyber-infiltration : un gendarme de la section de recherches s'est présenté comme un client pour constater que, en cas d'abonnement payant, le site proposait bien une participation à des tournages pornographiques. Des contacts ont également été noués avec des associations, notamment de défense des victimes du proxénétisme et de la traite d'êtres humains, pour tenter de retrouver des participantes à ces films, de les auditionner et de savoir si elles déposaient plainte ou non.

À la fin de cette enquête préliminaire, le dossier a été transmis à la section F3, qui est composée de huit magistrats. Il a été décidé d'ouvrir une instruction au cours du mois d'octobre 2020 et de confier l'affaire à un magistrat instructeur. Un travail considérable a donc été réalisé sur ce dossier : trois enquêteurs de la section de recherches de Paris lui étaient intégralement dédiés, qui bénéficiaient d'un appui technique très important pour exploiter les très nombreuses vidéos récupérées en ligne ou lors des interpellations. Aujourd'hui, trois magistrats instructeurs sont cosaisis. Et même si le dossier est maintenant ouvert à l'instruction, un magistrat du Parquet en particulier, secondé par deux collègues, demeure affecté à son suivi, avec toujours une forte coordination au sein de la section, car de nombreuses questions juridiques se posent sans cesse.

J'en viens aux qualifications pénales retenues, puisque vous nous interrogez sur l'applicabilité des textes du code pénal à la pornographie.

La première qualification est celle de proxénétisme, définie à l'article 225-5 du code pénal. C'est le fait d'avoir assisté, aidé ou protégé la prostitution d'autrui, tiré parti de la prostitution d'autrui ou entraîné une personne en vue de la prostitution. Mme Arrighi, notamment, vous a rappelé que la prostitution était définie non pas par le code pénal, mais de façon prétorienne, dans un arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 1996 : elle « consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui ».

Certains éléments sont nécessaires, et même indispensables, afin de retenir la qualification juridique de prostitution : il faut que le client participe physiquement à la relation sexuelle - c'est pour cette raison que, dans son arrêt du 18 mai 2022, la Cour de cassation a considéré que le phénomène des cam girls ou cam boys n'entrait pas dans cette définition -, que ce soit le client qui paie pour la relation et que le proxénète récupère une partie de la rémunération, ou en tout cas favorise la prostitution par différents biais.

À mon sens, les qualifications juridiques de prostitution et de proxénétisme ne s'appliquent pas en tant que telles au phénomène de la production de films pornographiques. L'actrice et l'acteur du film, qui participent physiquement à la relation sexuelle, ne se rémunèrent pas entre eux : ils sont payés par le réalisateur de la production. Ce dernier ne participe pas physiquement à la relation sexuelle. Enfin, le film pornographique vise en premier lieu à satisfaire le spectateur qui ne participe à aucun moment à la relation sexuelle physique et ne rémunère pas non plus directement les acteurs.

Pourtant, nous avons retenu dans notre enquête préliminaire la qualification de proxénétisme. En effet, on est ici dans un cas très exceptionnel : je le répète, ce qui a attiré l'attention de la section de recherches et du Parquet de Paris, c'est que ce site proposait à ses clients, via le paiement d'un abonnement, de participer au tournage et à la relation sexuelle.

Nous entrions ainsi dans le schéma classique de la prostitution : payer pour participer directement à une relation sexuelle physique. Nous avons donc pu retenir la qualification de proxénétisme au stade de l'enquête, puis de l'instruction. Il y avait bien prostitution et le producteur du film et son équipe tiraient profit de cette activité prostitutionnelle.

Deuxième infraction, la traite des êtres humains aux fins de viol. La traite est définie à l'article 225-4-1 du code pénal, avec trois éléments indispensables à sa qualification. D'abord, une action de la part des auteurs : recruter, transporter ou héberger les victimes. Ensuite, les auteurs doivent utiliser un moyen auprès des victimes : menacer, contraindre, commettre des violences à leur égard ou leur promettre une rémunération ou tout autre avantage. Enfin, l'action doit avoir une finalité : exploiter la victime à des fins de proxénétisme, de viol ou de toute autre infraction. Pour cette infraction, le consentement de la victime est indifférent, comme pour le proxénétisme.

La qualification nous a paru pouvoir être retenue, parce qu'un système de recrutement des participantes pour les tournages avait été mis en place. Un profil particulier avait été ciblé : des femmes jeunes, en proie à des difficultés sociales, économiques ou familiales. Une rémunération importante leur était promise : voilà le moyen. Enfin, le but était de les amener sur les tournages aux fins de commettre des viols.

La qualification de traite des êtres humains est complémentaire de celle de proxénétisme. Quand elle est retenue, elle permet de mettre au jour une organisation en amont de la commission des infractions, une entente préalable, ce qui donne une envergure au dossier.

Cela permet aussi une meilleure prise en charge des victimes, avec un dispositif national d'accompagnement et d'hébergement et la possibilité de témoigner de manière anonyme.

Enfin, cela facilite la coopération internationale car la traite des êtres humains est plus fréquemment réprimée par les États que le proxénétisme. Dans le dossier en question, des investigations internationales ont été menées, notamment pour retracer des flux financiers.

La troisième et dernière qualification est le viol. Cela pourrait être la qualification la plus fréquemment retenue dans un contexte de pornographie. En effet, comme vous l'avez compris, certains tournages donnent lieu à des dérives, avec des violences sexuelles. Le visionnage de certains films diffusés sur les plateformes et l'audition de participantes ont révélé que leur consentement pouvait ne pas être respecté lors des relations sexuelles.

Cependant, la qualification de viol ne va pas de soi et nécessite un véritable raisonnement juridique. En effet, le sentiment premier est que, lorsqu'un acteur ou une actrice participe à une scène de film pornographique, il ou elle est consentant. Or contrairement au proxénétisme et à la traite des êtres humains, l'absence de consentement est indispensable à la qualification de viol.

Dans le dossier en question, était-il possible que la participante soit consentante au début du tournage, puis ne le soit plus pour d'autres scènes ? Il nous est apparu, indépendamment de la dureté des actes ou des questions morales, que la qualification de viol pouvait être retenue, le consentement à la relation sexuelle étant inexistant pour certaines scènes.

Concernant les perspectives du dossier en cours, 43 parties civiles se sont constituées, ainsi que des associations. Douze personnes ont été mises en examen. Je ne peux pas vous répondre sur l'éventualité d'une prochaine audience. L'instruction durera encore plusieurs mois, le Parquet et les magistrats instructeurs se prononceront à l'issue de celle-ci.

Quant aux évolutions juridiques que nous pourrions proposer, il existe déjà un panel d'infractions dans le code pénal dont certaines ont pu être retenues. Les évolutions souhaitables porteraient sur la prévention, davantage que sur la répression.

Un enjeu réside dans le retrait des vidéos. Au stade de l'enquête, elles sont indispensables à la construction du dossier car elles constituent des éléments de preuve. Mais par la suite, en obtenir le retrait est difficile. Elles sont sans cesse partagées sur des plateformes, parfois sans lien avec les personnes mises en cause dans l'enquête. En obtenir le retrait pose de nombreux problèmes juridiques, notamment si l'hébergeur de la plateforme est à l'étranger. L'évolution envisagée pourrait être une coordination au niveau européen, qui donnerait un plus grand poids face aux géants du numérique.

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