Intervention de Laure Beccuau

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 15 juin 2022 : 1ère réunion
Audition de magistrates du parquet de paris

Laure Beccuau, procureure de la République au Parquet de Paris :

Les incriminations applicables aux sites pornographiques violents sont nombreuses : viol aggravé, agression sexuelle, actes de torture et de barbarie, traite des êtres humains, proxénétisme. La lutte contre ces infractions est significative car le milieu pornographique est quasi-exclusivement désormais celui de la violence. J'en veux pour preuve l'écho médiatique de l'ouverture de ce dossier et des premières mises en examen, qui, a titré Le Monde en décembre 2021, ont « fait trembler le porno français ».

Plusieurs études sur l'industrie pornographique montrent que les films qui rencontrent le plus grand succès sont les plus violents, les plus dévalorisants, les plus dégradants. Un chapitre intitulé La Pornographie : toujours pas une histoire d'amour au sein d'un rapport de la Fondation Scelles fait état d'une recherche qui a porté sur deux groupes de quatre-vingt personnes. Au premier groupe, on ne donnait aucun film pornographique à visionner ; au bout de quinze jours, lorsqu'on leur projetait un premier film, ces spectateurs refusaient de le regarder au bout de deux minutes. Le second groupe a, pendant ces deux semaines, été exposé à des contenus pornographiques. Ces spectateurs demandaient, au fil du temps, des films de plus en plus violents.

L'étude a aussi consisté à interroger des vendeurs de contenus pornographiques, qui ont confirmé que la demande de leurs clients réguliers évoluait en général des « activités sexuelles communes » aux « activités sexuelles atypiques » - admirons l'euphémisme...

Enfin, un total de 304 scènes pornographiques ont été visionnées par les chercheurs. Quelque 90 % comportaient des scènes de violence et près de 49 % des scènes de violences verbales, prémices de violences physiques quasi permanentes.

Les qualifications que j'ai citées au début de mon intervention permettront donc de lutter contre 90 % de l'activité de l'industrie pornographique.

Reste la qualification de proxénétisme classique. En l'état du droit, pour que toute démarche de l'industrie pornographique puisse relever du proxénétisme, il faudrait une évolution législative. Prendre le risque de poursuites contre les 10 % de films restants risquerait d'aboutir à des relaxes.

Certes, j'ai tout à fait conscience - nous avons conscience, puisque le Parquet est un et indivisible - du lien fort entre le phénomène prostitutionnel et l'industrie pornographique. Ils ont pour point commun la marchandisation du corps de la femme et la fragilité du public concerné. Les parcours sont similaires : abus sexuels subis dans l'enfance, très forte précarité sociale, etc. En l'état du droit, la qualification de proxénétisme paraît toutefois très fragile.

La lutte contre l'industrie pornographique violente, puisque c'est celle que mène le Parquet de Paris, impose un investissement important. Dans le jargon d'un procureur de la République, cela se traduit en « priorité de politique pénale ».

Les motifs de cette priorité s'inscrivent d'abord dans les priorités plus larges de politique publique : lutte contre les violences conjugales, pour l'égalité femmes-hommes, protection des mineurs.

Comme les études le révèlent, les spectateurs de l'industrie pornographique sont essentiellement des hommes qui, après avoir vu des films à ce degré de violence, tendent à vouloir reproduire des scènes dans leur vie intime. La lutte contre les violences conjugales passe donc par cette lutte.

C'est aussi le cas s'agissant du combat pour l'égalité femmes-hommes. Dans la pornographie, il y a d'abord des violences verbales : on traite la femme, l'actrice - même si le terme est peu adapté, l'acte sexuel n'étant pas simulé - de manière dégradante. Ce sont aussi des images dégradantes des femmes qui sont portées.

La protection des mineurs aussi est en jeu, puisqu'ils ont accès aux productions de l'industrie pornographique à un âge de plus en plus précoce.

Au-delà des politiques publiques - et en tant que procureure, je suis très attachée à l'idée que nos politiques pénales doivent soutenir nos politiques publiques - il existe un enjeu plus individuel, celui de permettre l'émergence des plaintes des victimes. L'une des participantes à cette industrie avait déclaré dans un article qu'elle avait longtemps vécu dans l'idée que l'on ne pouvait pas violer une actrice de porno. Si nous n'affirmons pas cette lutte, les victimes continueront à le penser.

L'émergence des plaintes est donc un chemin à parcourir, au même titre que celui qu'ont parcouru nos anciens avec la notion de viol entre époux. Il faut un changement de paradigme.

Au plan pratique, il faut des effectifs supplémentaires pour les services enquêteurs et pour les magistrats. Vous vous attendiez sans doute à ce que je vous le dise... J'espère cependant vous en convaincre. En voici un exemple : à mon arrivée dans le Val-de-Marne - nous nous étions alors rencontrés, Madame Cohen - la lutte contre la prostitution des mineurs était traitée à bas bruit. À mon départ, les dossiers s'étaient multipliés de manière exponentielle.

À mon arrivée au Parquet de Paris, j'ai découvert le phénomène du live streaming, une lutte qui a été portée avant moi. Cela consiste à commanditer à distance le viol, le plus souvent d'un enfant, dans un pays étranger. Le client s'inscrit sur un réseau, puis commande le type de relation sexuelle ou de viol auxquels il va assister, devenant ainsi le scénariste de ces violences.

Le Parquet de Paris compte 128 magistrats. Au 17 février 2021, quelque treize enquêtes préliminaires ont été ouvertes sur ce phénomène. Ce sont en partie des dessaisissements d'autres parquets, car le nôtre a été reconnu par une dépêche de la Chancellerie comme ayant une compétence nationale sur le sujet.

Nous avons aussi renvoyé un dossier devant la Cour d'assises de Paris sous la qualification de viol de mineur de quinze ans.

Lorsque le Parquet de Paris a commencé à s'intéresser au phénomène, en 2018, il y avait cinq enquêtes préliminaires en cours sur ce sujet. Nous en suivons aujourd'hui une vingtaine - preuve que quand on s'intéresse à un sujet, on le fait émerger. C'est à ce niveau que se pose la question des effectifs. L'OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes) traite en ce moment 118 signalements concernant 200 individus sur le seul phénomène du live streaming. Tracfin a renforcé ses équipes dédiées à ce sujet pour étudier les mouvements financiers vers les pays où l'on se livre notoirement à la prostitution de mineurs. Ainsi, lorsqu'un individu français effectue des paiements bancaires récurrents vers les Philippines ou le Guatemala, à des niveaux correspondant à ce que l'on paie pour ce type de prestations, un dossier peut être monté.

Toutefois, alors que les enquêtes se multiplient, à l'OCRVP, à l'OCRTEH, à la section de recherches de Paris, je n'ai pas les moyens de renforcer la section des mineurs du Parquet de Paris, ni la section F3 à laquelle appartient Mme Collet. Or les dossiers vont se multiplier et il faut être conscient de la complexité de la législation, des enjeux internationaux, du recueil de la parole des victimes et du suivi.

Au vu des qualifications dans le dossier évoqué, les douze mis en examen - au minimum - seront renvoyés devant une cour d'assises. Il y a une cinquantaine de victimes. Je vous laisse imaginer la durée de l'audience... On pourrait être tenté de correctionnaliser le dossier, mais cela n'aurait pas de sens au vu des qualifications pénales. Il faut une réflexion sur les moyens.

Sur le sujet de l'état du droit, je désire revenir à la question du consentement. L'industrie pornographique a bien identifié cet enjeu. Je ne crois pas qu'un contrat soit valide simplement parce qu'il a été signé. Le consentement doit être éclairé : celui qui le signe ne doit pas être en position de vulnérabilité. Or c'est le cas de la plupart des victimes. Surtout, le code pénal indique que l'on ne peut consentir à n'importe quoi. Ainsi, autrefois, alors que les duels avaient été interdits, les duellistes étaient condamnés parce que l'on ne saurait consentir à sa propre mort. L'aide au suicide est interdite au même titre. On ne peut pas davantage consentir à sa propre torture, à sa propre humiliation. Je ne peux imaginer que l'on réduise cette affaire à des contrats signés.

En revanche, deux manques dans la législation pourraient être comblés. D'abord, en matière d'accès des mineurs, l'article 227-24 du code pénal n'est pas, à mes yeux, un outil très opérationnel. Les fournisseurs d'accès à Internet ne peuvent pas être ciblés, parce qu'ils ne sont pas les créateurs des sites visés. Ce n'est pas à eux d'empêcher l'accès des mineurs. Il faut viser directement les sites pornographiques. Or si l'on vise la personne physique, les amendes prévues par le code pénal ne sont pas à la hauteur des profits de cette industrie ; de même, les sanctions contre les personnes morales ne sont pas dissuasives.

En revanche, nous avons aussi, à Paris, un pôle national de lutte contre la haine en ligne. Il est possible d'infliger une sanction administrative de 20 millions d'euros ou de 6 % du chiffre d'affaires mondial aux organismes ne respectant pas l'injonction de fermer les sites contenant des propos haineux. Ne pourrait-on pas prévoir, sur le même modèle, une forme de sanction administrative à l'encontre des sites ne respectant pas la loi ? L'Arcom, le Défenseur des droits ou toute autorité indépendante reconnue au niveau international pourrait infliger ces sanctions.

Il faudrait également réfléchir aux moyens d'exiger de ces sites un droit à l'oubli pour les victimes. Dans le dossier French Bukkake, on pourrait très bien imaginer que, dans vingt ans, l'une d'entre elles retrouve sur un site pornographique la vidéo où elle est violée ou humiliée. Le droit à l'oubli n'existe pas pour elle. C'est un enjeu de reconstruction des victimes.

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