Intervention de Bernard Doroszczuk

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 17 mai 2022 à 14h35
Audition de l'autorité de sûreté nucléaire sur son rapport annuel pour 2021

Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

J'en viens aux enseignements que l'ASN tire des événements de la fin de l'année dernière et du début de cette année.

Au-delà du bilan globalement satisfaisant que j'ai précédemment dressé, un fait ressort particulièrement de la seconde moitié de 2021 et du début de 2022 : les fragilités industrielles touchant les installations nucléaires dans leur ensemble et le débat qui s'est installé sur les choix de politique énergétique, notamment en ce qui concerne la place du nucléaire. De ce point de vue, je formulerai quatre messages clés.

Premièrement, le système électrique français doit aujourd'hui faire face à une double fragilité inédite, résultant, pour l'essentiel, de l'absence de marge et d'un déficit d'anticipation.

La première fragilité concerne les réacteurs d'EDF. L'hiver 2021-2022 a été marqué par une moindre disponibilité du parc, liée à plusieurs facteurs. Certains étaient prévisibles, comme la non-mise en service de l'EPR de Flamanville, l'arrêt des deux réacteurs de Fessenheim, les effets du grand carénage et ceux de la pandémie.

À ces facteurs prévisibles s'est ajoutée la décision d'EDF d'arrêter plusieurs réacteurs, à la suite de la détection d'anomalies inattendues : des corrosions sous contrainte sur des tuyauteries annexes du circuit primaire. Le traitement de ces anomalies prendra plusieurs années.

La seconde fragilité du système électrique concerne l'industrie du cycle du combustible. De fait, une série d'événements fragilisent actuellement l'ensemble de cette chaîne.

Ainsi, la saturation prévisible à l'horizon de 2030 des piscines d'entreposage de combustibles usés à La Hague, insuffisamment anticipée, conduira Orano à mettre en place des parades temporaires entre 2030 et 2034, à commencer par la densification des piscines existantes ; ces parades n'offrent pas le même niveau de sûreté qu'une installation nouvelle.

Par ailleurs, les difficultés de fonctionnement de l'usine Melox, qui fabrique du combustible MOX avec le plutonium issu du retraitement des combustibles usés, se sont aggravées en 2021. Elles induisent, dès 2022, une saturation des capacités d'entreposage des matières plutonifères, qu'il faut gérer en urgence. De plus, ces difficultés obligent EDF à « démoxer » certains réacteurs de 900 mégawatts.

Enfin, les capacités de retraitement de l'usine d'Orano ont été fragilisées par des corrosions plus rapides que prévu, découvertes tardivement, sur certains équipements indispensables.

Chacun de ces événements, s'il s'aggravait, pourrait dégrader encore la marge à saturation des piscines de La Hague et, par effet systémique, fragiliser le fonctionnement des centrales nucléaires, qui ne pourraient plus évacuer les combustibles usés.

Ces fragilités, résultant pour l'essentiel de l'absence de marge pour la sûreté dans le dimensionnement du système électrique et d'un déficit d'anticipation, doivent servir de retour d'expérience pour l'ensemble de la filière et pour les pouvoirs publics, notamment dans le cadre des choix de politique énergétique à venir.

Deuxièmement, nous devons, à moyen terme, intégrer à ces choix trois préoccupations principales en matière d'anticipation et de marge pour la sûreté.

D'abord, dans les cinq ans qui viennent, la justification de la capacité des réacteurs les plus anciens à poursuivre leur fonctionnement au-delà de 50 ans devra être apportée. À ce stade, les éléments mis à disposition de l'ASN lors de l'instruction générique du quatrième réexamen des réacteurs de 900 mégawatts ne permettent pas de conclure que la poursuite de fonctionnement de certains de ces réacteurs au-delà de 50 ans est acquise.

Ensuite, à l'horizon de 2050, l'un des scénarios envisagés par Réseau de transport d'électricité (RTE) dans son rapport d'octobre dernier sur les futurs énergétiques présente un mix comportant une part d'électricité nucléaire proche de 50 %. Ce scénario repose sur un programme ambitieux de construction de nouveaux réacteurs, mais aussi sur la poursuite de fonctionnement de certains réacteurs au-delà de 60 ans et sur la prolongation de l'exploitation de l'ensemble des autres réacteurs jusqu'à 60 ans. Fondé sur des hypothèses structurantes de durée de fonctionnement non justifiées à ce stade, il présente le risque d'engager le système électrique dans une impasse, dans le cas où le nombre de réacteurs aptes à fonctionner jusqu'à 60 ans ou au-delà serait insuffisant ou tardivement connu.

Si la poursuite d'exploitation de certains réacteurs au-delà de 60 ans était une option à envisager dans la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), elle devrait impliquer une instruction par anticipation d'au moins 10 à 15 ans, donc d'ici à 2030, afin de disposer d'un délai suffisant pour faire face à ses conclusions.

Il ne faudrait pas que, faute d'anticipation suffisante, la poursuite de fonctionnement des réacteurs soit considérée comme la variable d'ajustement d'une politique énergétique qui aurait été mal calibrée.

Enfin, d'ici à la fin de la décennie au plus tard, le Gouvernement devrait se prononcer sur l'éventuelle poursuite du retraitement des combustibles usés à l'horizon de 2040. Quelle que soit la décision prise, il faudra en anticiper les conséquences d'au moins une dizaine d'années, soit en prévoyant la rénovation des installations actuelles, c'est-à-dire en réalisant une sorte de grand carénage à l'instar de celui mené par EDF sur ses réacteurs, soit en anticipant des solutions alternatives pour la gestion des combustibles usés.

Troisièmement, la perspective d'une relance des activités nucléaires dans notre pays rend encore plus prégnante la nécessité de faire des choix en matière de gestion des déchets et du nucléaire historique.

Comme l'a montré l'élaboration du cinquième PNGMDR, la gestion des déchets demeure un sujet particulièrement sensible et controversé dans l'opinion publique. Pour qu'une politique énergétique reposant sur une composante nucléaire de long terme soit crédible et inspire confiance, elle devrait s'accompagner d'une politique exemplaire en matière de gestion des matières et des déchets radioactifs.

Cette politique devrait reposer sur trois piliers, dont nous avons traité dans nos avis récents : le choix, étalé sur la durée du futur PNGMDR, de solutions concrètes pour la gestion sûre de tous les types de déchets à l'horizon de 2040 - gestion non assurée à ce stade ; la réalisation d'un exercice de sincérité de la part de tous les exploitants, pour ne pas maintenir artificiellement classées comme matières des substances qui, de manière réaliste, ne sont pas susceptibles d'être valorisées ; la reprise et le conditionnement, dans des délais maîtrisés, des déchets anciens du nucléaire historique, auxquels sont associés les enjeux de sûreté les plus importants.

Quatrièmement, il convient de prendre en compte les besoins en investissements et en compétences de la filière nucléaire pour faire face aux défis à venir. Voilà deux ans, j'avais insisté sur la nécessité de renforcer les compétences, la rigueur professionnelle et la qualité au sein de la filière. Les démarches engagées en 2020 dans le cadre du plan Excell d'EDF et par le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire, le Gifen, traduisent une mobilisation réelle et ont permis de progresser. Au regard de l'ampleur des projets nouveaux et de la poursuite d'exploitation des réacteurs actuels, ces objectifs devront être redimensionnés, notamment en termes de ressources humaines et financières, d'investissements et de trajectoire à prévoir en la matière.

Si les choix nucléaires sont confirmés, la filière et les pouvoirs publics devront mettre en place un véritable plan Marshall pour rendre cette perspective industriellement soutenable et faire en sorte que les entreprises de la filière disposent, en temps voulu, des compétences et moyens financiers nécessaires face à l'ampleur et à la durée des projets. La capacité technique des exploitants, de leurs sous-traitants et des prestataires de la filière sera l'une des préoccupations principales de l'ASN.

La qualité et la rigueur de la conception et de la fabrication, qui n'ont pas été au niveau attendu dans les derniers grands projets nucléaires engagés en France, constituent le premier niveau de défense en profondeur en matière de sûreté. Elles seront déterminantes pour garantir la confiance indispensable au nucléaire.

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