Notre association s'intéresse spécifiquement à la lutte contre l'exposition involontaire, c'est-à-dire l'exposition qui n'est pas recherchée et qui, dans bien des cas, pour la première exposition, a lieu sur des sites non pornographiques : via des sites de streaming, par exemple, avec des fenêtres pop-up, mais également via des smartphones grâce aux messageries instantanées et aux différentes applications qui permettent de transférer des images entre amis, et tout simplement dans la cour de récréation, la diffusion du téléphone portable ayant lieu dès l'école primaire. Il suffit qu'un des camarades de votre enfant ait un téléphone portable pour que votre enfant ait accès au contenu de ce téléphone portable.
Les chiffres que vous évoquez sont inquiétants mais ils sous-estiment la réalité du terrain. Olivier Gérard rappelait qu'il y a une aggravation de la situation. Lorsque nous avons animé ensemble des réunions pour la création du site jeprotegemonenfant.gouv.fr, l'ensemble des acteurs associatifs présents se sont accordés à dire que la première exposition avait lieu au primaire, aux alentours de l'âge de 8 ans, et que dans l'ensemble, un enfant sur deux avait déjà eu accès à un contenu pornographique en primaire. Les différents sondages nous donnent un premier regard mais gardons à l'esprit le fait que ce regard n'est que partiel et que la réalité est certainement beaucoup plus grave.
Cette exposition précoce entraîne une banalisation du fait sexuel et a des effets sur l'enfant et sur la société. La semaine dernière encore, différents articles sont sortis dans la presse sur la prostitution des jeunes filles dès l'âge de 13 ans et de 14 ans, des jeunes filles qui sont recrutées via Snapchat, Instagram, TikTok et qui, à leur sens, ne vont pas se prostituer, mais qui, en réalité, soit pratiquent derrière leurs écrans des actes sexuels devant un public, soit se prostituent au sens propre du terme. Le fait que de très jeunes filles de 13 ans acceptent de faire cela montre qu'il y a une banalisation du fait sexuel, que finalement il n'a rien d'exceptionnel, que ces pratiques sont beaucoup plus courantes que ce que nous le pensons, et certainement encore beaucoup plus que ce que les parents de ces enfants pensent. Il y a donc, à notre sens, un lien assez manifeste entre la précocité de l'exposition à la pornographie, la banalisation des contenus pornographiques, une certaine accoutumance voire dépendance à ces contenus, et une reproduction dans le monde réel de ce qui est vu sur les sites pornographiques.
Si on s'intéresse aux différentes affaires pénales qui touchent les mineurs, on constate qu'il y a de plus en plus de problèmes de viols en réunion chez des enfants de 13 ans, 12 ans, qui sont filmés dans les cours de récréation ou dans les toilettes de l'école. Il est bien évident qu'ils n'ont pas eu cette idée tout seuls, ils reproduisent un acte qu'ils ont vu en ligne. Il y a donc un effet direct du visionnage des contenus pornographiques sur le comportement des enfants. En outre, plus il y a accoutumance aux contenus pornographiques, plus les producteurs de contenus pornographiques ont besoin, pour maintenir cette accoutumance, de créer du nouveau contenu, et donc de créer, en quantité, mais également « en qualité » - j'emploie ce mot au sens des sondages. Plus on est habitué à quelque chose, plus cette chose nous paraît assez anodine, et donc il va y avoir une aggravation des pratiques qui vont être filmées. C'est un petit peu comme la drogue, puisqu'il y a une logique de dépendance : si vous êtes habitués à une drogue douce et que cette drogue douce ne vous fait plus d'effet, vous passez à une drogue plus dure et ainsi de suite. Cela explique qu'aujourd'hui on ait des vidéos de plus en plus hard, avec des problèmes de respect des femmes. Quelques acteurs pornographiques français sont actuellement poursuivis au pénal pour des actes de viols durant les tournages, essentiellement dans les pays de l'Est : l'impact a donc lieu même à l'intérieur du monde pornographique, en particulier pour les actrices - mais j'imagine que les différentes actrices que vous avez auditionnées vous ont éclairés sur ce point.
Notre association n'est pas une association de terrain, des associations comme celles de mes camarades interviennent déjà sur le terrain et le font très bien. Nous, nous avons cherché à nous intéresser à la cause, c'est-à-dire à la diffusion illicite de contenus illicites.
La diffusion est illicite et j'y reviendrai, mais j'insisterai d'abord sur le caractère bien souvent illicite des contenus diffusés sur des plateformes : ce sont souvent des contenus contrefaits, donc avec une violation du droit d'auteur, même si, au regard des viols, la violation du droit d'auteur apparaît moins grave, mais le fait est là, il s'agit d'un contenu contrefait et donc illicite.
Ce contenu est également illicite dans bien des cas par la violence qu'il diffuse, sur les actrices notamment, violences auxquelles elles n'ont pas toujours consenti. On a donc un problème de consentement aux actes qui sont filmés et on a également un problème de consentement à la diffusion, notamment dans tout ce qui relève de la pornographie « amateur ».
Vous avez auditionné Robin D'Angelo, qui a fait une très belle synthèse des pratiques qui ont lieu dans le milieu amateur : vous avez des femmes qui, pour 200 euros, vont pendant deux jours réaliser un certain nombre de vidéos qui seront diffusées de manière la plus large possible, et pour 200 euros, ces femmes voient leur vie ruinée, même si quelques avocats essaient désespérément de faire retirer ces contenus. Ils sont diffusés d'ailleurs avec un consentement qui est vicié dans 95 % des cas.
Les contenus sont illicites et la diffusion est illicite, puisque l'article 227-24 du code pénal est on ne peut plus explicite : un contenu ne peut être susceptible d'être vu par un mineur, c'est-à-dire que le contenu ne doit être accessible potentiellement à aucun mineur. On ne peut pas faire une formulation plus stricte et plus rigoureuse. Or tous les sites diffusent d'une manière qui rend cette diffusion susceptible d'être accessible aux mineurs. La diffusion est donc, dans tous les cas, illicite.
Je reviendrai plus tard sur le problème du disclaimer, un sujet qui, pour les spécialistes du droit du numérique, est une évidence depuis les années 2000 : je me souviens d'articles du professeur Lepage sur le sujet, selon lesquels il est impossible d'avoir une diffusion licite de ces contenus.
En matière de numérique, c'est la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) de 2004 qui s'applique et constitue le cadre restrictif des poursuites qui peuvent être engagées en ligne. Néanmoins, l'article 227-24 du code pénal s'applique de plein droit. La LCEN n'a fait que créer un régime de responsabilité allégée pour certains opérateurs d'Internet. Cette responsabilité allégée n'est pas une irresponsabilité et ne concerne pas tous les opérateurs.
Il y a donc, pour les contenus en ligne, deux possibilités : poursuivre au pénal ou poursuivre au civil.
La poursuite au pénal est en général réalisée par le ministère public dont la mission, je le rappelle, est la protection de l'ordre public. Il s'avère qu'aucun parquet ne poursuit les sites pornographiques, alors même que des plaintes sont régulièrement déposées, notamment par notre association. Il y a de ce point de vue un vrai problème.
Le civil, en revanche, a offert des solutions plus efficaces, nous avons eu quelques succès en réussissant à faire bloquer et déréférencer certains sites, mais il y a encore quelques améliorations possibles.
Avant la loi du 30 juillet 2020, l'article 227-24 du code pénal permettait d'agir, tant aux associations en tant que représentantes des victimes, qu'au parquet, le parquet pouvant agir à la fois au pénal et au civil, c'est-à-dire qu'un procureur peut demander le blocage et le déréférencement, ce qui qui a été fait pour le site « démocratie participative » par exemple, qui était poursuivi pour des actes d'antisémitisme, et pour le site Aaargh, pour révisionnisme.
Les parquets peuvent et savent agir au civil pour faire bloquer et déréférencer des sites. Ces poursuites peuvent avoir lieu au fond, ce qui est toujours un peu compliqué, ou en urgence, ce qui correspond plutôt à notre situation : faire cesser un trouble à l'ordre public manifestement illicite. La fermeture de certains sites par la voie civile démontre l'efficacité de cette voie. En toute hypothèse, on a du mal à connaître l'éventuelle efficacité de l'autre voie puisqu'aucune action n'a encore été menée au pénal.
La loi du 30 juillet 2020 dispose qu'un disclaimer n'est pas suffisant et a donné une nouvelle compétence au président de l'Arcom. Avant cette loi, la formulation de l'article 227-24 du code pénal était largement suffisante. Néanmoins, on peut se réjouir du fait que la représentation nationale se soit mobilisée avec cette loi : ce nouvel alinéa de l'article 227-24 démontre la volonté de réguler les sites pornographiques, même si son intérêt juridique est très limité.
Quant à la compétence du président de l'Arcom, là encore, on peut se satisfaire du fait que les pouvoirs publics se soient saisis de la question. Pour autant, la procédure mise en place est pour le moins discutable. En effet, selon la loi du 30 juillet 2020, le président de l'Arcom ne peut poursuivre, c'est-à-dire ne peut demander un blocage ou un déréférencement d'un site qu'après avoir mis en demeure ce site. Autrement dit, si je fais un parallèle, vous avez quelqu'un qui deale au coin de la rue et vous le mettez en demeure d'arrêter de dealer, sinon vous appellerez la police. C'est la même chose ! Sachant que la LCEN permet déjà de demander le blocage et le déréférencement de manière non judiciaire.
L'Arcom est allée plus loin, puisque si je prends la mise en demeure du 7 avril dernier, elle a écrit aux sites diffusant des contenus pornographiques, en leur demandant de formuler des observations, ce qui n'est pas prévu par la loi. Les observations n'ayant pas été jugées satisfaisantes, l'Arcom les a mis en demeure. Selon la loi, il faut donc encore attendre quinze jours pour que les sites formulent des observations. Les nouvelles observations n'étant pas encore jugées suffisantes, l'Arcom a agi devant le président du tribunal judiciaire de Paris. Déjà, la mise en demeure préalable paraissait discutable, et l'Arcom est allée plus loin en faisant deux mises en demeure !
Sur n'importe quel site pornographique qui a été visé par l'Arcom, l'infraction est manifeste et caractérisée. On se demande donc dans quelle mesure il ne serait pas possible d'offrir à l'Arcom une voie d'action plus efficace. En outre, la loi ne permet que de demander le blocage et le déréférencement par voie judiciaire. Or selon l'article 6-1 de la LCEN, les moteurs de recherche et les hébergeurs doivent rendre inaccessible un contenu dont ils ont connaissance du caractère illicite. Il serait donc plutôt souhaitable que l'Arcom, avant d'agir judiciairement, envoie une mise en demeure de rendre inaccessible le site au prestataire technique. Cela permettrait de vérifier la bonne ou la mauvaise foi des moteurs de recherche et des fournisseurs d'accès à Internet. D'un point de vue procédural, la loi du 24 août 2021 a modifié la loi pour la confiance dans l'économie numérique, notamment son article 6-1-8, en substituant à la procédure des requêtes la procédure accélérée au fond. Ce « jargon » juridique a des effets : la procédure par voie de requête est une procédure conservatoire non contradictoire qui permet d'obtenir une décision de blocage ou de déréférencement en l'absence d'identification, notamment de la partie adverse. Pour tous les sites dont on n'arrive pas à obtenir l'identité ou qui ne répondent pas, c'est une voie tout à fait efficace. Elle est de plus rapide et non onéreuse, alors que la procédure accélérée au fond - l'ancienne voie des référés - suppose la réunion de toutes les parties, un débat contradictoire devant le juge et une mise en délibéré pour obtenir une éventuelle décision. Là encore, on a un allongement des délais de procédure pendant lesquels les contenus sont toujours accessibles et visibles par les mineurs.
Tout ce que je viens d'évoquer semble très pessimiste. Comment améliorer les choses ? Le Gouvernement a fait le choix de confier à l'Arcom le rôle du ministère public. On aurait pu imaginer une autre solution, par exemple la création d'un parquet numérique, ou des instructions confiées au ministère public par voie de circulaire générale, comme le permet la loi, pour inciter les parquets à poursuivre les sites pornographiques. Tel n'a pas été le choix du Gouvernement et en en prenant acte, on peut réfléchir à la manière d'améliorer la procédure offerte au président de l'Arcom pour faire bloquer ou déréférencer ces sites.
On pourrait simplifier les délais et explicitement prévoir que des agents de l'Arcom soient assermentés pour faire les constats, afin d'accélérer, et d'ailleurs, de réduire les coûts des constatations d'infractions.
D'un point de vue procédural, on pourrait aussi faciliter la possibilité pour les associations d'agir en justice, en modifiant éventuellement l'article 2-3 du code de procédure pénale et en clarifiant les discussions doctrinales et jurisprudentielles autour de l'article 31 du code de procédure civile.
Il faut garder à l'esprit qu'on ne fera pas fermer tous ces sites du jour au lendemain, en raison d'intérêts financiers. Ce qui, à notre sens, semble essentiel, c'est de réduire le flux et l'accessibilité, car le fait qu'un enfant de 16 ans tombe sur un contenu pornographique, ce n'est pas la même chose que le fait qu'un enfant de 10 ans tombe sur ce contenu : plus tard arrivera l'âge de la première exposition, plus tard arrivera la banalisation, plus tard arrivera l'accoutumance.
La réduction du flux est cependant problématique, car de nouveaux outils existent, à l'instar des VPN. Je rappelle qu'un VPN est un logiciel qui vous permet de modifier votre adresse I.P. et, notamment, d'accéder à des contenus qui ne sont pas accessibles en France. À titre personnel, cela me sert à regarder la télé italienne de manière tout à fait légale, parce que la Rai ne diffuse pas en France. Les VPN ne sont pas tout puissants : il y a des VPN qui ne fonctionnent pas, Prime video par exemple sait les détecter et vous empêche d'utiliser un VPN pour regarder une vidéo qui ne peut pas être regardée en France. Des solutions techniques existent et à n'en pas douter, les prestataires techniques qui arguent de l'impossibilité ou de la difficulté technique sont les plus au courant de ces solutions. J'ai du mal à croire qu'un fournisseur d'accès en France ou un moteur de recherche mondialement connu n'arrive pas à détecter un VPN et à empêcher son utilisation pour accéder à un contenu pornographique. Tout cela suppose une volonté politique qui s'est exprimée, mais qui doit trouver une clé de transmission plus efficace d'un point de vue juridique. Nous sommes très attachés au recours au juge judiciaire qui est le garant des libertés publiques et des libertés individuelles, et il s'agit donc d'améliorer au maximum la procédure.
On aurait pu choisir une autre solution, mais dans la mesure où le Gouvernement a choisi l'Arcom, essayons d'améliorer les outils à sa disposition pour réduire les délais, et pour qu'à chaque fois qu'un site est identifié comme diffusant un contenu pornographique sans prendre de mesures drastiques pour empêcher son accès aux plus jeunes, il soit bloqué et rendu inaccessible dans les plus brefs délais.