Il me revient de rapporter le premier texte de notre session extraordinaire. Il s'agit d'une proposition de loi déposée en janvier dernier, sur laquelle le Gouvernement a engagé la procédure accélérée et que l'Assemblée nationale a adoptée en février dernier.
Je note que nous avons là un exemple typique d'une pratique que nous dénonçons régulièrement : le texte a été rédigé par les directions centrales des ministères de l'intérieur et de la justice, déposé par les députés du groupe majoritaire, puis discuté au Parlement sans étude d'impact ni avis du Conseil d'État, pourtant bien utiles...
Il vise à adapter la législation française aux dispositions du règlement européen du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, qui est en vigueur depuis le 7 juin 2022 dans toute l'Union européenne.
Ce règlement européen a pour principal objet d'imposer le retrait de « contenus à caractère terroriste » en ligne dans l'heure - c'est un point important - à tous les fournisseurs de services d'hébergement qui proposent des services dans l'Union, quel que soit le lieu de leur établissement principal, dans la mesure où ils diffusent des informations au public.
Il instaure la possibilité pour les autorités nationales d'émettre des injonctions de retrait transfrontalières, exécutoires dans un autre État membre.
Enfin, il prévoit que les fournisseurs de services d'hébergement, quelle que soit leur taille, doivent prendre des « mesures spécifiques » pour protéger leurs services contre la diffusion au public de contenus à caractère terroriste dès lors qu'ils sont classés comme étant « exposés » à ces contenus par l'autorité qui en assure la supervision.
Ces dispositifs ne sont pas totalement nouveaux en droit français, puisque nous disposons déjà, depuis 2015, de la procédure administrative de retrait de l'article 6-1 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, dite LCEN.
Dans ce cadre, l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) - plus communément appelé Pharos, car il gère cette plateforme de signalement - peut demander aux éditeurs et aux hébergeurs de retirer des contenus faisant de la provocation ou de l'apologie du terrorisme ou des contenus pédopornographiques. S'ils ne le font pas sous vingt-quatre heures, Pharos a alors la possibilité de notifier la liste des adresses électroniques permettant l'accès aux contenus illicites aux fournisseurs d'accès internet afin qu'ils les bloquent sans délai et aux moteurs de recherche afin qu'ils les déréférencent.
Cette procédure administrative s'exerce sous le contrôle d'une personnalité qualifiée indépendante placée aujourd'hui auprès de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - qui a pris la suite du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) - qui peut saisir le tribunal administratif, en référé ou sur requête, en cas de demande de retrait infondée. Je souligne que, depuis sa création, cette fonction est exercée par un magistrat judiciaire - un conseiller à la Cour de cassation, membre de l'Arcom. Cette pratique me semble très bienvenue s'agissant d'analyser le bien-fondé d'une mesure sensible au regard de la liberté d'expression.
Parallèlement, l'Arcom dispose d'une compétence de supervision des moyens de lutte contre la diffusion de contenus haineux mis en place par les plateformes au titre de l'article 6-4 de la LCEN.
Voilà en résumé le cadre dans lequel intervient la proposition de loi sur laquelle je vais revenir à présent, après avoir rappelé que notre marge de manoeuvre législative est assez étroite, puisqu'elle est définie par le règlement européen lui-même.
D'après mon analyse, ce ne sont pas tant les dispositions visant à transcrire les options laissées aux États membres en droit français qui posent problème, mais bien le choix qui a été fait de juxtaposer la nouvelle procédure à une procédure existante sans harmoniser ou coordonner les deux.
Pharos qui gère déjà les demandes de retrait de l'article 6-1 serait compétent pour émettre les injonctions de retrait. La personnalité qualifiée de l'Arcom serait compétente pour procéder à un examen approfondi des injonctions de retrait transfrontalières et l'Arcom assurerait la supervision des fournisseurs de services d'hébergement qui ont un établissement principal en France ou y ont désigné un représentant légal.
S'agissant des sanctions, deux obligations des fournisseurs de services d'hébergement seraient pénalement sanctionnées : l'obligation de retrait des contenus à caractère terroriste dans l'heure - un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende - et l'obligation de signaler un contenu à caractère terroriste « présentant une menace imminente pour la vie » - trois ans d'emprisonnement et 250 000 euros d'amende. Je présenterai tout à l'heure un amendement pour harmoniser ces peines. Le reste relèverait du pouvoir de supervision et de sanction de l'Arcom, selon une procédure classique de mise en demeure préalable.
Enfin, la proposition de loi créerait des procédures ad hoc devant le président du tribunal administratif ou le Conseil d'État afin que les fournisseurs de services d'hébergement et les fournisseurs de contenus puissent contester rapidement l'injonction de retrait, la décision de la personnalité qualifiée de l'Arcom ou celle de l'Arcom, ce qui préserve la liberté d'expression.
Sur cet ensemble, je n'ai pas de réserves majeures.
Ce qui me semble plus discutable, je l'ai évoqué, c'est de faire coexister les procédures de l'article 6-1 et du nouvel article 6-1-1 créé par la proposition de loi. Cela ne semble pas tout à fait respecter l'esprit du règlement européen qui vise à harmoniser la procédure et les obligations découlant des injonctions de retrait. Au regard des auditions que j'ai menées, j'ai compris qu'il reviendrait à la pratique - c'est-à-dire principalement à Pharos - d'articuler ces dispositifs différents et potentiellement « concurrents ».
Je comprends tout à fait le choix de ne pas « désarmer » Pharos et de lui conserver la possibilité d'user de la procédure prévue par l'article 6-1 de la LCEN en matière de terrorisme, en particulier pour conserver les notifications de blocage ou de déréférencement. Cette procédure semble, selon les auditions que j'ai menées, fonctionner, mais on aurait pu réfléchir à intégrer ces dispositifs au nouvel article 6-1-1.
Le temps nous manque aujourd'hui et je vous propose de conserver ce choix, tout en prévoyant un mécanisme de supervision de Pharos afin de veiller à ce qu'il adopte la même pratique que les autres autorités compétentes européennes et utilise les injonctions de retrait du règlement européen dans les mêmes cas de figure, sans se reporter sur la procédure - moins formaliste - de l'article 6-1 de la LCEN. Cette supervision marche de manière très fluide et coopérative pour les procédures de l'article 6-1. Je suggère de la maintenir pour les nouvelles procédures d'injonctions de retrait.
Je vous proposerai à cette fin un amendement pour assurer une transmission systématique des injonctions de retrait au titre de l'article 3 du règlement européen à la personnalité qualifiée de l'Arcom, afin de permettre à celle-ci, d'une part, de suivre l'ensemble des demandes relatives aux contenus terroristes et de veiller à la cohérence globale de leur traitement par Pharos ; d'autre part, de saisir le président du tribunal administratif en cas d'injonction non fondée et de suppléer ainsi l'inaction de fournisseurs de services d'hébergement ou de contenus, qui peuvent être de petits acteurs ne disposant pas des moyens juridiques nécessaires.
Je vous proposerai trois autres modifications : étendre la compétence du suppléant de la personnalité qualifiée, qui a été créé sur l'initiative de la rapporteure de l'Assemblée nationale, pour que ce suppléant puisse également intervenir dans les procédures de l'article 6-1, y compris celles qui sont relatives aux contenus pédopornographiques, et ainsi alléger la charge de travail de la personnalité qualifiée ; fixer la suite de la procédure du nouvel article 6-1-4, en prévoyant un appel, dans les mêmes délais contraints, devant le Conseil d'État, assurant ainsi un recours effectif dans un court délai ; harmoniser les sanctions pénales encourues par les fournisseurs de service d'hébergement et veiller à l'application du futur texte dans les outre-mer.
Sous réserve de ces améliorations et de quelques retouches rédactionnelles, je vous proposerai d'adopter la proposition de loi pour se conformer - avec un peu de retard - au règlement européen du 29 avril 2021 qui est entré en vigueur, je le rappelle, le 7 juin 2022. À ce stade, seuls neuf États membres ont mis en oeuvre ce règlement dans leur droit national ; la France n'est donc pas tant en retard que cela. Pour autant, nous n'avons certainement pas intérêt à perdre du temps.