Intervention de Valérie Masson-Delmotte

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 29 juin 2022 à 10h00
« adapter la france au dérèglement climatique et réduire ses émissions pour sauver l'accord de paris » — Audition d'experts français du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat giec

Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe de travail 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) :

Le traité sur la charte de l'énergie a été conçu comme un instrument de protection des investissements étrangers dans le secteur de l'énergie ; il prévoit un mécanisme de règlement des litiges devant des tribunaux d'arbitrage privés, qui s'exerce souvent au détriment des États et de leurs politiques de transition énergétique. Le risque est de protéger des actifs fossiles qui pourraient être décommissionnés, mais aussi de freiner certains ajustements, comme des subventions aux énergies renouvelables. C'est pourquoi j'ai soutenu l'appel à sortir de ce traité dans sa version actuelle, à l'instar de certains pays comme l'Italie.

Vous avez abordé la question de la prise de conscience par le grand public et la paralysie que peut générer l'anxiété en la matière. Il est pertinent d'analyser tous les obstacles à l'action contre le dérèglement climatique. Ainsi, le groupe 2 du GIEC, dans le chapitre « Europe » du rapport, a analysé les freins à l'adaptation, parmi lesquels il relève un manque de littératie climatique : une bonne compréhension des mécanismes à l'oeuvre et de leurs implications, dans chaque contexte, fait encore défaut. Je ne sais pas de quelles formations disposent en la matière les élus que vous êtes afin de s'approprier les enjeux climatiques dans le contexte français, mais il me semble qu'un déficit de montée en compétence sévit partout. Même les programmes de lycée les plus récents ne permettent pas aux plus jeunes d'acquérir ces compétences ; un effort considérable doit être mené en la matière. Dans l'enseignement supérieur, le rapport de Jean Jouzel, remis il y a plusieurs mois, n'a pas encore donné lieu à la mise en oeuvre d'actions structurantes permettant d'améliorer le socle de compétences, même dans les formations initiales.

J'en viens à la transformation dans le secteur agricole. Les groupes 2 et 3 ont produit des chapitres consacrés aux enjeux d'adaptation et de réduction d'émissions du secteur de la production alimentaire, tant du côté de la production que par l'évolution des pratiques alimentaires et l'augmentation possible du stockage de carbone dans les sols. Plusieurs scénarios propres au contexte français ont été développés par l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae), Solagro et l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Le Haut Conseil pour le climat travaille à un rapport sur les enjeux spécifiquement agricoles du réchauffement climatique. Cela doit se traduire de manière ambitieuse dans le plan stratégique national de la politique agricole commune (PAC) et la stratégie française pour l'énergie et le climat.

Je veux mettre l'accent sur le travail mené sur la diversification des sources de protéines pour l'alimentation humaine et les filières de production de protéines en France pour l'alimentation animale. Ces enjeux croisés sont aussi liés à la déforestation importée. Le travail du groupe 3 sur ces aspects souligne la diversité des options d'action : les formes d'agriculture, de conservation des sols et d'agroécologie sont diverses, il existe même un modèle d'intensification soutenable. Ce travail met aussi en valeur des formes traditionnelles de polyculture familières à notre pays, systèmes résilients à faibles émissions permettant de stocker du carbone dans les sols. Il convient peut-être aussi de rémunérer davantage les agriculteurs pour les services écosystémiques qu'ils rendent.

Il existe également des limites dures à l'adaptation : je pense par exemple au recul des glaciers et du manteau neigeux, qui va se traduire par une baisse de l'approvisionnement en eau pendant les saisons sèches, notamment dans le sud de la France. Pour un réchauffement de 2 degrés C autour de 2050, cela se traduit par une baisse de 20 % d'approvisionnement. Cela souligne l'importance d'aller plus loin que des rustines - stockages temporaires sans changement des pratiques - et de chercher des ruptures offrant une bien meilleure résilience pour les besoins des écosystèmes et des sociétés.

Quant à la capacité à tenir le cap en dépit des chocs et des crises, vous en trouverez l'illustration dans les travaux des groupes 2 et 3, dont les graphiques montrent une abondance de points de bifurcation. Une bifurcation, ce peut être une pandémie ou un conflit géopolitique : on peut saisir l'occasion d'un plan de relance ou d'une réponse à une agression militaire pour agir sur la demande énergétique et sortir plus rapidement des énergies fossiles. On peut aussi, a contrario, diversifier les approvisionnements en hydrocarbures au risque de verrouiller certaines infrastructures émettrices. Après une catastrophe naturelle, on doit choisir entre reconstruction à l'identique - cela arrive sur le littoral français - et projection sur le long terme, avec des replis stratégiques pour une plus grande résilience.

Un point n'a pas été mentionné : l'examen du point de vue économique, dans le rapport du groupe 3, des trajectoires largement inférieures à 2 degrés C de hausse des températures. Le montant des investissements requis représente 0,05 % à 0,15 % du PIB mondial chaque année ! Le rapport souligne qu'il existe des liquidités disponibles ; il faut créer les conditions de la confiance en fixant un cap clair, de manière à mobiliser ces capitaux, notamment l'épargne des particuliers. Agir plus tôt dans ce sens créerait les conditions d'une économie bas-carbone et les bénéfices pourraient s'avérer supérieurs au coût des investissements requis.

Les travaux du groupe 3 soulignent les enjeux de transition juste : tenir compte des vulnérabilités, accompagner les plus fragiles, tant en matière de précarité énergétique que par rapport aux reconversions nécessaires. Ces enjeux seront bien appréhendés si les individus, dans leur vie personnelle ou professionnelle, voient une amélioration de leur bien-être ; c'est l'une des conditions clés pour recevoir un soutien et un engagement en faveur de transformations structurelles.

Alors, que faire en priorité ? Les leviers d'action qui permettent d'améliorer la santé et le bien-être me paraissent cruciaux comme facteurs d'engagement rapide de la population. Cela touche à l'évolution des pratiques alimentaires, en faveur d'une alimentation nutritive, saine et soutenable, mais aussi au développement des mobilités actives, qui ont des bénéfices même en matière de santé mentale. Une attention particulière doit être portée aux plus jeunes : aujourd'hui, trop d'écoles sont construites en zone inondable, ce qui conduit à des discontinuités d'accès à l'école ; l'adaptation des bâtiments scolaires aux vagues de chaleur doit aussi être considérée. Vous mettez en avant l'inquiétude de la jeunesse, son désengagement de la vie publique : mettre en priorité les droits des enfants, leur apporter une attention plus grande, créer des espaces d'échange avec eux est donc indispensable. Quand on les associe aux démarches entreprises, comme la semaine dernière devant l'Assemblée nationale, ils se montrent extrêmement motivés pour contribuer à la réflexion ; ainsi, on réduit les clivages et on encourage la cohésion sociale.

Enfin, pour construire une vision partagée, pour rapprocher les communautés scientifiques des décideurs et de la société, on pourrait sans doute mieux utiliser les compétences des nombreux experts pour la production de connaissances et l'élaboration de politiques publiques, plutôt que d'avoir recours à des cabinets de conseil. Ces experts ne demandent qu'à être davantage mobilisés pour produire des connaissances utiles à la société. Le cadre pour ce faire n'existe pas toujours. On pourrait aussi certainement mieux utiliser l'audiovisuel public pour montrer au grand public comment agir à son échelle, comment construire un mode de vie avec une empreinte légère dans divers domaines, comme la rénovation d'un logement, le changement de système de chauffage, ou le changement d'alimentation ou de mode de transport. Les leviers d'action audiovisuels ne sont pas assez mobilisés, alors que de simples retours d'expérience médiatisés pourraient avoir un effet positif sur le bien-être et le portefeuille de nombreuses personnes.

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