Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 12 juillet 2022 à 14h30
Bilan de la présidence française de l'union européenne — Suite d'une déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Le président Macron promettait pour l’Europe autonomie stratégique et reconstruction des souverainetés. Or, avant même le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, il était déjà écrit que l’autonomie stratégique promise, au sein de la boussole stratégique, ne serait qu’un complément de l’OTAN. Six mois plus tard, c’est en réalité le concept stratégique de l’OTAN – organisation que vous n’avez pas citée une seule fois dans votre intervention, madame la ministre –, adopté à Madrid, écrit sous la dictée américaine, qui devient de fait la doctrine européenne, avec à la clé, entre autres, d’immenses perspectives de ventes d’armes américaines sur le sol européen.

Face à une guerre qui la menace au premier chef, l’Europe lie son sort à la politique américaine, guidée, quant à elle, par l’obsession de la confrontation avec la Chine. §La voix de l’Europe s’aligne, au moment où nous aurions au contraire besoin qu’elle s’affirme et que l’Europe renforce sa propre capacité d’initiative.

L’avenir énergétique de l’Europe est lui aussi en cause. Le gaz illustre, par exemple, un périlleux transfert de dépendance, du gaz russe au gaz naturel américain, mouvement d’ailleurs amorcé avant la guerre en Ukraine. Entre 2016 et 2021, les importations de gaz naturel liquéfié en Europe ont été multipliées par vingt. Nous ne nous arrêterons pas là : 15 milliards de mètres cubes de plus abreuveront l’Europe dès 2022 et quelque 50 milliards de plus chaque année jusqu’à la fin de la décennie, de quoi raviver les projets d’investissements américains massifs dans des terminaux méthaniers.

Or 80 % de la production américaine sont issus du gaz de schiste… Un comble, au moment où l’ambition est d’atteindre la neutralité climatique en 2050 ! Évalué sur une durée de vingt ans, le pouvoir de réchauffement de ce gaz est quatre-vingts fois supérieur à celui du CO2.

Que dire encore de notre souveraineté alimentaire et de l’énième accord de libre-échange signé avec la Nouvelle-Zélande, dans les derniers jours de la présidence française ! Madame la ministre, le rôle du Parlement français sera-t-il uniquement de constater les dégâts écologiques et économiques de cet accord sans jamais pouvoir en discuter, comme cela a été le cas pour l’accord économique et commercial global (CETA) ?

Comme la couche d’ozone, le paquet climat européen commence également à compter de nombreux trous. S’il continue d’afficher de grandes ambitions, la dimension « socialement juste » de cette transition écologique ne cesse de s’étioler au fil des discussions.

Ainsi, l’adoption de la fin des immatriculations de véhicules thermiques et hybrides, ainsi que l’instauration d’un marché carbone pour le transport routier et le chauffage sont des bombes à retardement sociales et sociétales. Dans un contexte de prix de l’essence élevé, ce nouveau marché carbone aboutira, dans les faits, à une forme de taxe carbone européenne, frappant les ménages et les entreprises sans distinction, risquant d’aggraver les précarités énergétiques et les fractures sociales au regard du droit à la mobilité.

En effet, le Fonds social pour le climat, qu’il aurait fallu dans ces conditions massivement renforcer, a été finalement plafonné à 59 milliards d’euros, sans co-financement des États. La soutenabilité même des mutations de la production et des modes de vie est donc menacée.

Dans ces conditions, madame la ministre, je vous le demande : que compte faire la France pour demander, enfin, la révision complète du marché européen de l’électricité, que le Président de la République résumait de cette formule : « Une forme d’impôt de l’extérieur qui vient par le gaz et l’électricité » ? Quand allons-nous sortir de ce système responsable d’une inflation particulièrement pénalisante ?

Une fois encore, l’Europe sociale est restée la grande oubliée. La directive sur le salaire minimum – en effet, on parle enfin de salaire minimum en Europe, soixante ans après la création de l’Union européenne ! – ne comporte aucune disposition contraignante.

Dans ces conditions, le dumping social risque de demeurer la règle en Europe ; les incitations prévues par la directive étant encore extrêmement timides, même si elles sont bienvenues. Les hauts revenus, quant à eux, continueront de battre des records, en toute indécence, dans toute l’Europe.

J’allais oublier, même si vous l’avez citée, une autre avancée sociale majeure effectuée sous la présidence française, qui obligera, après dix ans de négociations, à accorder à des dirigeantes au moins 40 % des postes d’administrateurs non exécutifs des sociétés européennes cotées en Bourse. L’égalité progresse donc au CAC 40. C’est une bonne nouvelle.

En réalité, l’Europe ne retrouve ni souffle ni ambition pour son avenir, car elle conçoit sa souveraineté uniquement comme un repli. Ainsi vient-elle, sous la présidence française, d’enterrer un peu plus l’esprit du pacte global sur la migration, déposé il y a près de deux ans par la Commission européenne, qui prônait la notion de solidarité obligatoire.

Au contraire, la version finale du texte avalise le recul de nos valeurs d’accueil, car les migrations sont perçues uniquement comme une menace. Même la crise ukrainienne ne nous aura pas aidés à réfléchir sur le fond à l’avenir de cette question.

Toute la négociation aura été menée sous la pression du courrier indigne, cosigné en octobre dernier par douze ministres de l’intérieur et adressé aux institutions européennes, qui appelaient aux rétablissements de murs, financés par le budget de l’UE, aux frontières de l’Union. L’accord obtenu reste dominé par l’idée du partage du fardeau migratoire.

La présidence française a subi les événements et aura manqué l’occasion de lancer les grands débats d’avenir.

J’aurais pu relever les premières avancées, réelles celles-là, vers la reconstruction d’une souveraineté numérique, au premier rang desquels figurent les règlements DSA et DMA. Cependant, les révélations concernant Uber noircissent sérieusement le tableau, car elles montrent au fond qu’on est loin d’en avoir fini s’agissant de la connivence entre les pouvoirs politiques et les puissances d’argent, dont les Gafam sont les représentants.

À ce propos, l’Europe numérique ne peut se faire sur le dos des travailleurs des plateformes. Madame la ministre, pourquoi, la France traîne-t-elle les pieds au sujet du projet de directive qui permettrait, enfin, de reconnaître la présomption de salariat et les droits qui y sont attachés ?

Plus fondamentalement, le temps est venu de se préparer – on peut le craindre – à une nouvelle crise financière et à une récession. Il faut, dès lors, ouvrir de nouveau le débat sur la mobilisation des financements et des investissements publics massifs, quand, au contraire, revient le refrain de la dette et de la compression des dépenses publiques.

Qu’est devenu le débat promis sur la révision du pacte de stabilité et de croissance ? Quand le Parlement pourra-t-il enfin discuter les prétendues nouvelles règles qu’on nous promet ? Nous ne pourrons plus longtemps, madame la ministre, éviter d’affronter des choix politiques, seuls à même de dégager les nécessaires perspectives de financement.

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