Intervention de Didier Marie

Commission des affaires européennes — Réunion du 21 juin 2022 à 16h00
Voisinage et élargissement — Perspectives d'élargissement de l'union européenne - communication

Photo de Didier MarieDidier Marie, rapporteur :

Où en sommes-nous avec la Macédoine du Nord, qui a déclaré son indépendance en 1991 ? Ce pays est membre de l'ONU depuis 1993 ; il le fut dans un premier temps sous le nom provisoire d'« Ancienne république yougoslave de Macédoine », en raison d'un différend avec la Grèce sur le nom même du pays, qui n'a été réglé qu'en 2018 par l'accord dit de Prespa, du nom du lac sur les rives duquel il a été conclu. L'accord, entré en vigueur en 2019, a permis l'adhésion du pays à l'OTAN en 2020.

S'ensuivit un nouvel obstacle de taille sur la voie européenne ardemment désirée par Skopje : ses relations avec la Bulgarie, profondément enracinées dans l'histoire et la culture, parfois partagées, parfois conflictuelles, communes à ces deux pays si proches et que relient tant de liens, qui sont aussi des noeuds devenus inextricables au fil du temps.

Ces relations ont connu des hauts et des bas. Des conditions, six, soit cinq plus une, ont été posées au sommet de Brdo pri Kranju, en 2021 en Slovénie.

Après l'impasse causée par plus de huit mois d'une Bulgarie privée de gouvernement de plein exercice, les relations entre cette dernière et la Macédoine du Nord ont connu un renouveau à la faveur de l'arrivée au pouvoir, en décembre 2021, d'un Premier ministre bulgare ouvert au dialogue. Les discussions entre Sofia et Skopje lancées en janvier dernier et visant à débloquer le lancement des négociations d'adhésion ont commencé à donner des résultats concrets.

À ce stade, un accord semble proche entre les Premiers ministres macédonien, Dimitar Kovaèevski, et bulgare, Kiril Petkov, mais ce dernier est toujours accusé par les partis de sa coalition de mener les discussions avec Skopje dans l'opacité. Un des membres de ladite coalition l'a quittée le 8 juin, entraînant la démission de la ministre des affaires étrangères bulgare. La présidence française s'active beaucoup, et ce jusqu'aux derniers jours précédant le sommet de cette semaine, pour renouer les fils du dialogue et parvenir à un accord, mais le contexte politique, dans un pays comme dans l'autre, demeure fragile.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Macédoine du Nord s'est alignée sur toutes les déclarations concernant l'agression russe de l'Ukraine et l'ensemble des mesures restrictives à l'encontre de la Russie, atteignant ainsi les 100 % d'alignement sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cet alignement a des implications économiques et politiques pour le pays, qui dépend notamment des approvisionnements énergétiques russes via la Bulgarie.

Outre ces quatre pays, deux pays sont des candidats potentiels, qui ont récemment réactivé leur manifestation d'intérêt pour l'adhésion à l'Union européenne.

En Bosnie-Herzégovine, une nouvelle stratégie qui met l'accent sur la gestion des affaires économiques avait abouti, le 1er juin 2015, à l'entrée en vigueur de l'accord de stabilisation et d'association signé avec l'Union. Le 15 février 2016, le pays a présenté sa demande d'adhésion. En mai 2019, la Commission a publié son avis, comprenant une liste de quatorze priorités clés, sur la base des réponses de la Bosnie-Herzégovine à un questionnaire détaillé.

L'architecture institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine est directement issue du conflit des années 1990, car sa Constitution n'est autre que l'annexe IV des accords de paix de Dayton-Paris. Pour assurer le compromis nécessaire à la fin des hostilités, la Constitution bosnienne prévoit un système politique particulièrement complexe. Le sommet de l'édifice est occupé par un État central, avec à sa tête une présidence collégiale tournante comprenant trois membres, un par « peuple constitutif » : les Bosniaques, les Serbes et les Croates. Le niveau de gouvernement disposant de l'essentiel des moyens financiers est celui des deux entités : Fédération de Bosnie-Herzégovine, dominée par les Bosniaques et les Bosno-Croates, et Republika Srpska, dominée par les Bosno-Serbes.

Plus de vingt-six ans après la conclusion des Accords de Dayton-Paris, les trois peuples constitutifs restent divisés et poursuivent chacun leur propre agenda, potentiellement centrifuge. Le pays fait face à une grave crise politique depuis l'été dernier.

Le président du Conseil européen, Charles Michel, a tenu le 12 juin une longue rencontre informelle avec les représentants politiques de Bosnie-Herzégovine pour désamorcer les tensions avant les élections générales prévues en octobre prochain et rechercher les moyens de rétablir le fonctionnement des institutions centrales et de former un gouvernement efficace le plus rapidement possible après les élections. Cette réunion a abouti à un accord politique sur dix-neuf principes visant à garantir une Bosnie-Herzégovine fonctionnelle qui avance sur la voie de l'Europe.

Quatorze ans après sa déclaration d'indépendance, immédiatement reconnue par la France, le Kosovo reste lui aussi marqué par des défis intérieurs importants : consolidation de ses institutions, renforcement de l'État de droit, développement économique et social et normalisation de sa relation avec Belgrade.

La politique extérieure du Kosovo vise en premier lieu à affirmer sa pleine souveraineté sur la scène régionale et internationale. Le Kosovo cherche à être reconnu par le plus grand nombre d'États et à adhérer aux organisations internationales. La perspective européenne constitue également une priorité pour le Kosovo en dépit de sa non-reconnaissance par cinq États membres : Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie et Slovaquie.

Il a signé un accord de stabilisation et d'association (ASA) avec l'Union européenne, entré en vigueur le 1er avril 2016. Dans son dernier rapport publié en 2020, la Commission européenne a constaté les progrès limités réalisés par le Kosovo dans la mise en oeuvre des réformes nécessaires à son rapprochement européen et exhorte les autorités kosovares à redoubler d'efforts dans la mise en oeuvre de l'accord, alors qu'il a bénéficié des fonds issus de l'Instrument de préadhésion (IPA) à hauteur de 645 millions d'euros entre 2014 et 2020.

La panne du dialogue entre la Serbie et le Kosovo, en dépit des efforts de relance de l'Union européenne, de la France et de l'Allemagne, demeure évidemment un obstacle majeur.

L'examen des candidatures ukrainienne, moldave et géorgienne, qui a fait l'objet d'une accélération sans précédent, a bouleversé le calendrier imposé aux Balkans occidentaux depuis des années. Le cas de la Géorgie a été évoqué par nos collègues la semaine dernière ; nous n'y reviendrons donc pas à ce stade, sauf coup de théâtre - improbable - au prochain Conseil européen.

Les avis de la Commission reposent sur les trois séries de critères d'adhésion à l'Union européenne approuvés par le Conseil européen : les critères politiques, les critères économiques et l'aptitude du pays à assumer les obligations découlant de l'adhésion à l'Union européenne, c'est-à-dire l'acquis de l'Union européenne.

Ils tiennent également compte des efforts déployés par l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie pour mettre en oeuvre les obligations leur incombant en vertu des accords d'association qui vous ont été présentés la semaine dernière, y compris les zones de libre-échange approfondi et complet. Ils couvrent des pans importants de l'acquis de l'Union européenne.

La Commission européenne a constaté : « De manière générale, l'Ukraine est bien avancée dans la mise en place d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités et leur protection. [...] Elle continue d'afficher un solide bilan macroéconomique, ce qui témoigne d'une résilience remarquable en termes de stabilité macroéconomique et financière, bien qu'elle doive poursuivre ses ambitieuses réformes économiques structurelles. Et elle s'aligne progressivement sur des éléments substantiels de l'acquis dans de nombreux domaines. » Sur cette base, la Commission recommande de donner à l'Ukraine la perspective d'adhérer à l'Union européenne. Le statut de pays candidat devrait lui être accordé, étant entendu que des mesures doivent être prises dans un certain nombre de domaines. À nos yeux, cette procédure est clairement un soutien politique tout à fait légitime à l'Ukraine, qui est confrontée à l'agression russe, mais elle devra, dans le long processus menant à l'adhésion, être confirmée, notamment s'agissant des progrès à réaliser en matière d'État de droit.

En ce qui concerne la Moldavie, la Commission européenne conclut : « Le pays dispose d'un socle solide pour se doter d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités et leur protection. Ses politiques macroéconomiques sont raisonnablement saines, et il a progressé dans le renforcement du secteur financier et de l'environnement des entreprises. Mais des réformes économiques essentielles restent à entreprendre. Il a posé des bases solides pour poursuivre l'alignement sur l'acquis de l'Union européenne. »

J'en viens aux perspectives de la politique d'élargissement et à l'émergence d'une « communauté politique européenne ».

C'est un geste politique très fort, adressé à l'Ukraine et à la Moldavie, qui est esquissé par la Commission européenne et que le Conseil européen devrait acter, selon toute vraisemblance et malgré certaines réticences, dans deux ou trois jours. Il faudra en attendre confirmation pour, à l'aune des mots ciselés qui seront prononcés et publiés à l'issue du Conseil européen, en tirer toutes les conséquences.

Nous serons aussi extrêmement attentifs aux conclusions de la réunion préalable qui se tiendra avec les dirigeants des six pays des Balkans que nous avons passés en revue, afin que l'arrimage hautement politique et symbolique de l'Ukraine et de la Moldavie à l'Union européenne se traduise aussi par une série d'actes forts à destination des pays des Balkans, à commencer par ceux qui sont les plus prêts à l'adhésion : la Macédoine du Nord, si le verrou bulgare peut être levé, l'Albanie, voire le Monténégro et - pourquoi pas ? - la Serbie, si elle tranche dans les ambiguïtés de sa politique extérieure pour choisir franchement la perspective européenne qui est la sienne, sans oublier celle, plus lointaine, mais ô combien structurante, des deux pays actuellement plus instables, mais dont le destin européen s'est lui aussi - ne l'oublions pas - inscrit en lettres de sang, puisqu'ils furent les premières victimes de la résurgence de la guerre sur le continent dès la fin du siècle dernier.

Comment articuler ces échelles géographique, politique, économique, dans le même temps et dans le même espace, comment appréhender l'extension de l'Union européenne, qui est à la fois la meilleure preuve de sa puissante attractivité, mais aussi un formidable défi politique pour notre temps ?

À ce stade, nous nous bornerons à poser la question et à observer avec beaucoup de vigilance les prochains développements, dans le contexte géopolitique actuel. Mais, considérant qu'il revient à la présidence française en voie d'achèvement de faire des propositions et de tracer la voie, nous proposons sinon un renversement de perspective, tout au moins un changement de focale, sur la perspective européenne de ces pays.

La « communauté politique européenne » proposée par le Président de la République le 9 mai dernier, dénommée ensuite « géopolitique » par le président du Conseil européen, Charles Michel, ouvre une voie qui ne saurait se substituer à l'élargissement, ni au partenariat oriental ou aux accords d'association et à l'instrument de préadhésion et autres outils existants dans les relations de l'Union européenne avec ces pays, mais être une voie complémentaire et concrète.

Il nous appartient à présent de remplir cette belle formule, afin qu'elle ne soit pas une « coquille vide », de politiques et de programmes européens qui s'adressent directement à ces sociétés, à ces peuples, à ces économies en devenir. Pourquoi attendre de cocher toutes les cases de formulaires interminables pour bénéficier de dispositifs qui seraient d'ores et déjà accessibles, partie par partie ? L'Europe est une construction d'ensemble, qui ne se réduit ni au « tout » politique ni au tout « économique ». L'on pourrait y entrer pas à pas.

Ceux qui sont prêts, au regard de l'acquis communautaire, pourraient ainsi entrer de plain-pied dans des politiques communautaires, par exemple d'échanges de jeunes et étudiants, avec Erasmus, ou de chercheurs et de laboratoires, avec Horizon Europe, de service civique, et - pourquoi pas ? - d'intégration économique, marché par marché, dès que des conditions de concurrence équitable seront établies, par exemple en matière d'itinérance téléphonique, jusqu'ici réservées aux pays membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE).

Cette nouvelle approche par tranches faciliterait une appropriation plus aisée de l'Union européenne par les pays aspirants, ainsi qu'une meilleure intégration, permettant de bâtir progressivement une connaissance et une confiance mutuelles, en dépassant le clivage entre les « membres » et les « candidats », d'un club perçu comme exclusif. Elle aurait ainsi une « traduction citoyenne concrète », selon le voeu formulé récemment par l'Institut Jacques Delors.

Ainsi, loin d'être une antichambre où l'attente serait incertaine et indéfinie vers un horizon européen qui s'éloignerait à mesure qu'il se rapprocherait, ce nouvel espace à inventer serait celui des progrès concrets vers « l'Union sans cesse plus étroite » à laquelle appellent les textes fondateurs.

L'élan politique, la perspective géopolitique et la garantie de la paix face aux nouvelles menaces rejoindraient ici la tradition communautaire des « solidarités de fait ».

Cette dynamique n'empêcherait pas, bien au contraire, aux Vingt-Sept de progresser eux-mêmes vers l'amélioration, voire la différenciation de leurs propres procédures de décision, par l'extension par exemple de la règle de la majorité qualifiée : les coopérations renforcées avec les pays européens qui ont vocation à nous rejoindre iraient de pair avec de nouvelles coopérations entre États membres qui souhaitent non pas aller plus vite, mais améliorer la gouvernance d'une Europe élargie.

Se pose donc évidemment la question de la possibilité de révision des traités, requise pour la fin de l'unanimité et la facilitation de la décision. Elle attend aussi les pays qui frappent aujourd'hui à la porte de l'Union européenne.

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