Intervention de Jean-Laurent Cassely

Délégation aux Collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 12 juillet 2022 à 16h30
Audition de M. Jean-Laurent Cassely coauteur avec M. Jérôme Fourquet de la france sous nos yeux sur le portrait de la france contemporaine à travers ses territoires : la ruralité la métropolisation la péri-urbanité et l'aménagement du territoire

Jean-Laurent Cassely, co-auteur de La France sous nos yeux :

Je vous remercie de votre invitation.

Je dirai tout d'abord un mot sur la manière dont Jérôme Fourquet et moi avons procédé pour écrire notre livre, qui a suscité un engouement auprès des médias et du grand public. Le lecteur moyen d'essais s'est intéressé aux territoires avec cet ouvrage, écrit pour les gens des territoires. Notre livre raconte comment on vit aujourd'hui en France.

Jérôme Fourquet est sondeur et analyste électoral. Il a une formation de géographe électoral. Pour ma part, j'ai un passé de journaliste, d'essayiste. Nous avons en commun d'aimer beaucoup la géographie sociale, humaine et les cartes. Nous avons travaillé avec deux cartographes statisticiens qui savent recueillir des données, les compiler, les mettre en forme et les faire parler de manière assez attrayante. Nous avons également effectué de petites monographies de territoires, des petits reportages de terrain : on y parle de barbecues, de pavillons, de ronds-points, de boulangeries de périphérie, de tout ce folklore qui constitue nos paysages, notamment les paysages des périphéries résidentielles et commerciales.

Tous ceux qui s'intéressent aux questions que nous traitons ont une carte mentale de ce qu'est aujourd'hui la France. Il y a beaucoup de controverses entre spécialistes, il n'est pas facile de se mettre d'accord. Pour notre part, nous avons voulu revenir à l'opposition entre les centres et les périphéries, entre les grandes villes et les petites villes. C'est en ces termes que se posent les débats sur les questions de géographie et de territoires.

Nous nous sommes dit que l'échelle pertinente pour décrire et typer les différents territoires était non pas la densité ou la taille, mais la désirabilité. Il y a des endroits dans lesquels on a tous plus ou moins envie de vivre. Le marché immobilier est à cet égard le révélateur assez cru et direct de l'inégale attractivité du territoire.

Le covid a été un moment de tension et de réflexion pour de nombreux Français. Où vivre et comment vivre est devenu une question assez centrale. L'attractivité d'un territoire aujourd'hui dépend évidemment de son économie, mais les gens ont aussi envie de vivre dans des endroits où il fait bon vivre. Il leur faut évidemment des emplois, des écoles, des services, des commerces, mais ils ont aussi un imaginaire touristique, des attentes esthétiques et en termes d'ambiance. Après le covid, les inégalités entre les territoires en fonction de leur désirabilité ont été renforcées.

Notre pays aujourd'hui est fortement désindustrialisé. L'économie résidentielle est fondée sur les services, la consommation. On sait le poids des centres commerciaux et de la grande distribution dans les territoires. Tout ce qui structure l'économie des territoires, notamment la logistique, constitue la France du back-office, la France de l'ombre, une France qui travaille et produit, achemine les marchandises, les services, mais n'est pas mise dans la lumière.

Cette France s'oppose à une France qui brille, une France attractive, celle des villes apprêtées, piétonnisées, où il est de plus en plus agréable de vivre. Lille est ainsi une métropole sublime, du fait de l'absence de voitures et de la qualité du patrimoine. C'est une ville qui dégage une ambiance générale de dynamisme. Elle donne crédit à l'idée que les métropoles sont aujourd'hui un type d'espace particulier. D'autres espaces sont également très désirables, car ce sont des campagnes touristiques, des bords de mer. La littoralisation des modes de vie s'est accélérée pendant le confinement. La Bretagne, c'est la nouvelle Côte d'Azur ! Le télétravail d'un certain nombre d'actifs fait d'eux des gens qui peuvent se comporter comme le faisaient les retraités des générations précédentes : ils ont le choix de leur implantation et de leur lieu de résidence.

Il est un peu exagéré de parler d'exode urbain, mais cette formule décrit néanmoins une réalité de l'évolution des représentations. La France des petites villes et de la maison individuelle, qui était un peu décriée et mal vue dans la pensée urbanistique, vit sa grande revanche depuis l'après-covid. De nombreux sites immobiliers ont mesuré le déplacement des recherches vers les petites et moyennes agglomérations, vers les campagnes. Tous ces indicateurs ne se traduisent pas nécessairement en déménagements et en achats, mais démontrent qu'un rééquilibrage se fait dans la représentation de ces différents territoires.

Ainsi, en nous fondant sur les requêtes faites sur Wikipédia au cours de plusieurs années - toutes les communes ont une fiche sur Wikipédia -, nous avons pu établir une carte de la désirabilité de toutes les communes de France. Cette carte montre la France où il fait bon vivre, dans les grandes villes, dans les communes du littoral, et une France de l'ombre, celle des banlieues populaires, des anciens bassins industriels, cette France du back-office qui participe au fonctionnement du pays et de l'économie, mais qui suscite moins de recherches sur Wikipédia.

Le périurbain a longtemps été un espace difficile à caractériser. Il est assez mixte socialement. On y trouve, souvent dans des maisons individuelles, des ménages relativement aisés ou des catégories moyennes supérieures. C'est une France où il fait plutôt bon vivre. Dans les centres des grandes métropoles, on constate à l'inverse une concentration de richesses.

S'il n'est pas évident de caractériser le périurbain de manière socio-économique, on peut le faire par son esthétique. D'ailleurs, en 2010, le magazine Télérama avait parlé de manière retentissante de la « France moche » ! Depuis cette relégation symbolique du périurbain par la presse, il y a eu un basculement générationnel. Dans notre livre, nous décrivons la France des années 1990, 2000 et 2010 : nous avons vu émerger une génération de jeunes qui ont grandi dans cette France des pavillons et des lotissements, puis qui se sont fait connaître dans la culture populaire, ont écrit, ont organisé des expositions, etc.

Alors que cette France était peu ou mal représentée, comme celle des banlieues, on peut dire aujourd'hui qu'il existe une esthétique pavillonnaire française, qui constitue une forme de revanche de l'urbanisme des périphéries, parfois moqué des élites, en tout cas mal connu. Quand je parle des élites, je pense au monde culturel, médiatique, voire économique.

D'ailleurs, on peut s'interroger : y a-t-il encore une place aujourd'hui pour des élites périphériques ? Le développement du pouvoir médiatique et d'activités qui ont pris la lumière, comme le numérique ou l'économie tertiaire supérieure, s'est produit dans les métropoles en même temps que la concentration des populations diplômées. Cela pose la question de la capacité des territoires périurbains, dans lesquels il fait par ailleurs plutôt bon vivre, je le répète, à être représentés dans le monde économique ou culturel. Il existe souvent un grand décalage entre le tableau presque apocalyptique qui est fait de la vie dans le périurbain et la réalité ; il est vrai que la crise des gilets jaunes a marqué les esprits et a probablement accéléré la prise de conscience que ce modèle était en partie derrière nous.

L'objectif de zéro artificialisation nette est la manifestation législative de cette impasse urbanistique, alors même que la crise du covid-19 a confirmé l'aspiration pavillonnaire des Français. C'est un véritable paradoxe et je ne sais pas comment nous arbitrerons entre cette aspiration et les limitations à l'étalement urbain.

Aujourd'hui, l'une des fractures les plus importantes entre les territoires concerne la voiture : l'écart entre les taux de possession d'une voiture par les Parisiens et par les provinciaux s'est encore accru et de nombreux jeunes des grandes villes ne passent même plus leur permis. Nous en sommes arrivés à un point où on peut se demander si la France qui n'a pas de voiture peut comprendre celle qui en a besoin tous les matins. Sans verser dans le populisme, j'ai moi-même l'impression parfois, quand je parle à des confrères de ce sujet, que je leur parle d'une autre planète ! Le fossé culturel entre ces deux France me semble être une question importante.

La réalité de la France est complexe et nous avons besoin d'une grille de lecture schématique, d'une carte mentale, dans laquelle on peut distinguer les métropoles, qui se ressemblent de plus en plus, que ce soit par leur population, les activités qu'on y trouve ou les modes de vie, les quartiers populaires des grands ensembles, qui se situent dans des villes de taille très différente, et la France des périphéries, qui regroupe des territoires peu denses, la ruralité, etc.

Je vous décris là finalement les trois blocs de la séquence électorale que nous venons de vivre. La mise en cohérence de ce paysage urbanistique avec le vote des Français constitue une forme de clarification. Les grandes villes forment un duopole en faveur de la majorité présidentielle et de la Nouvelle union populaire, tandis que le Rassemblement national se renforce ailleurs. Cette tripartition politique correspond finalement à ce que nous avons pu observer sur le terrain. En partant des modes de vie des Français, par exemple le rapport à l'alimentation, à l'automobile ou à la mixité ou encore le type d'habitat, on aboutit à des votes ou à des sensibilités politiques.

On constate aussi, un peu à l'image de ce qui se passe aux États-Unis, une fracture dans la société entre des activités et des individus qui ne se fréquentent pas. Ce sont des réalités éloignées les unes des autres et territorialisées.

Je conclurai sur la question du logement. Cela n'en était pas véritablement une pour les générations précédentes. Or, lors des dernières élections locales, on a vu apparaître certains thèmes, comme l'idée de donner un statut de résident dans les zones tendues. De fait, beaucoup d'observateurs estiment que la prochaine crise sociale pourrait venir de cette question.

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