La République tchèque a remplacé la France à la présidence du Conseil de l'Union européenne le 1er juillet dernier, dans un contexte très grave. C'est la deuxième fois que mon pays assure cette présidence.
Je veux commencer mon propos par un aperçu historique : l'histoire offre des enseignements, mais elle a aussi des retombées sur toutes les présidences. En 1996, lors de la remise du prix Charlemagne, le président de la République tchèque, Vaclav Havel, s'est penché sur l'avenir de notre continent dans un discours intitulé « L'Europe comme mission ». Il s'y appuyait sur la phrase de Hegel : « C'est au crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », pour souligner qu'il faut se rendre compte des leçons du passé pour mieux aborder notre avenir. On n'apprend la réalité des choses qu'après les avoir achevées, toujours un peu trop tard. Dans le contexte international d'alors, très favorable aux démocraties occidentales, Havel invitait les Européens à redécouvrir leur conscience et à assumer la responsabilité des défis environnementaux, sociaux et économiques. Il ne s'agissait pas pour l'Europe de retrouver son rôle de chef d'orchestre universel ou d'imposer ses valeurs au reste du monde : elle devait plutôt servir d'inspiration et d'exemple.
L'invasion de l'Ukraine par la Fédération de Russie a radicalement modifié la situation géopolitique de notre continent. L'Europe a découvert une crise provoquée par des menaces extérieures auxquelles elle ne s'attendait pas. Elle a réagi de manière impressionnante, rapide, efficace et unie, à la surprise de certains observateurs, voire du chef du Kremlin.
L'unité européenne n'est pas une unanimité autoritaire ; elle se trouve dans la diversité d'un débat polyphonique guidé par des valeurs communes qui tend vers le consensus. On constate que la culture du dialogue politique forgée par des décennies de travail en commun se trouve être un élément fort du projet européen et non l'une de ses faiblesses.
L'agression brutale aux frontières orientales de notre communauté nous a également montré que nous devons trouver le courage de réviser bon nombre de nos approches et de nos présupposés. C'est pourquoi nous interprétons la devise « L'Europe comme mission », choisie par la Tchéquie pour sa présidence, comme un appel à mener une réflexion commune, mais surtout à la responsabilité et à une action résolue fondée sur les valeurs. Si nous voulons être à la hauteur de ce moment historique, il nous faut repenser, reconstruire et renforcer l'Europe, comme Vaclav Havel nous y invitait.
La réflexion commune sur les défis européens doit donc trouver le plus rapidement possible une traduction politique qui garantisse la sécurité et la paix sur notre continent et guide l'Union dans la poursuite de ses objectifs de long terme, comme les transitions écologique et numérique. Ainsi, on fera face à la crise actuelle en matière de sécurité énergétique et d'aide humanitaire, et l'on résoudra les questions économiques et sociales engendrées par la pandémie et exacerbées par l'agression russe.
L'objectif général de la présidence tchèque est de créer des conditions propices à la sécurité et à la prospérité de l'Union européenne en s'appuyant sur les valeurs de liberté, de justice sociale, de démocratie, d'État de droit et de responsabilité environnementale. L'UE doit s'attacher à assurer la sécurité du continent, avec l'OTAN, et à garantir la résilience stratégique et la compétitivité de l'économie européenne. Aux côtés des États-Unis et d'autres États démocratiques, elle doit devenir une base solide pour une communauté stratégique défendant les valeurs fondamentales, les droits de l'Homme, le mode de vie libre et la démocratie libérale.
Pour atteindre cet objectif, la République tchèque a identifié cinq domaines prioritaires pour sa présidence du Conseil de l'Union européenne, tous liés au contexte actuel.
Le premier thème dont nous souhaitons la discussion à l'échelle européenne est la gestion de la crise des réfugiés et la préparation de la reconstruction de l'Ukraine. Notre présidence soutiendra les efforts déployés par l'UE pour défendre la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine, y compris le renforcement des sanctions. Le soutien politique et militaire de l'Union et de ses États membres à l'Ukraine est dans l'intérêt vital de l'Union. Nous sommes donc très heureux de l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et à la Moldavie.
L'agression russe a provoqué la plus grave crise de réfugiés en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. L'UE doit prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face à cette vague, constituée largement de femmes et d'enfants fuyant la guerre. Il faut mobiliser toutes les ressources et l'expertise disponibles et les utiliser de manière coordonnée, selon les principes de solidarité, d'efficacité et de flexibilité. La Tchéquie accueille 370 000 réfugiés, soit 3,7 % de sa population, une proportion énorme, quoique bien moindre qu'en Pologne. Les Tchèques parviennent à bien s'en occuper : plus de 25 % des adultes réfugiés ont trouvé du travail et tous les enfants sont scolarisés. L'accent sera mis, avec la Commission, sur des transferts souples de fonds et la mise en place des structures nécessaires pour aider les États membres et les organisations civiles les plus touchées. La priorité sera la protection des enfants et leur accès à l'éducation. La participation des femmes au marché du travail nécessitera des capacités d'accueil suffisantes pour les petits enfants et les activités extrascolaires. La coordination en matière de soins sera aussi une priorité importante. Notre présidence recherchera une coopération européenne solidaire et efficace pour que l'intégration de long terme des réfugiés ukrainiens dans les États membres de l'UE soit couronnée de succès.
Une autre tâche importante de la présidence tchèque consistera à reconstruire l'Ukraine après la guerre, que nous espérons rapidement terminée. Nous mettons l'accent sur le rétablissement des infrastructures critiques, la fourniture des services essentiels, le renforcement de la résilience et la stabilisation de l'économie ukrainienne. Certains pas ont été faits dans ce sens à Lugano ; une réflexion est en cours pour répartir les secteurs d'aide économique entre les États membres en fonction de leurs compétences. Une coopération étroite de l'UE avec l'Ukraine sera essentielle, ainsi que la mise à disposition de tous les fonds nécessaires provenant de tout le monde libre.
Le deuxième thème de notre présidence est également lié à l'invasion russe : il concerne la nécessaire sécurité énergétique de l'Union européenne. Celle-ci ne peut pas dépendre de pays qui menacent directement sa sécurité, au premier rang desquels la Russie. Notre présidence se penchera sur ces questions, qui ont pris une place prépondérante dans le cadre de la transition énergétique, et agira pour une mise en place rapide de l'initiative REPowerEU.
La diversification des sources d'énergie, les économies d'énergie et l'accélération de la transition vers les sources faiblement émettrices et renouvelables participent à la sécurité énergétique. Nous entendons travailler à la mise en oeuvre de la régulation des stocks de gaz et encourager les achats groupés sur une base de volontariat, afin de bénéficier d'effets de levier similaires à ceux que l'UE a utilisés pour l'achat de vaccins. La décarbonation de l'industrie européenne et le passage du gaz naturel à l'hydrogène nécessiteront la mise en place de plans très ambitieux de développement des infrastructures, du stockage et des terminaux pour l'hydrogène. Le paquet « Fit for 55 » constitue la base de la politique de décarbonation de l`Union.
Notre présidence accordera la priorité à l'objectif principal de court terme : l'élimination de la dépendance européenne à l'égard des combustibles fossiles russes. Elle s'intéressera également à l'efficacité énergétique et à l'utilisation des énergies renouvelables, ainsi qu'au développement des structures permettant de renforcer la résilience énergétique dans son ensemble. Nous affirmerons aussi le rôle de l'énergie nucléaire pour la sécurité énergétique et l'atteinte des objectifs climatiques de l'Union et de tous ses membres. Hier, à Strasbourg, un grand pas a été fait : l'inclusion de l'énergie nucléaire dans la taxonomie verte européenne. Nous remercions la France d'avoir été au coeur de ce combat, d'importance également vitale pour un pays comme le nôtre, dépourvu de ressources fossiles et trop petit pour l'énergie éolienne. Dans le domaine des transports, la présidence tchèque se focalisera sur la réduction des émissions par la promotion de modes de transport respectueux de l'environnement et des infrastructures pour les carburants de substitution. Elle se concentrera également sur le développement du réseau transeuropéen de transport (RTE-T), afin de faciliter les flux entre les États, tout en favorisant la décarbonation - il y a des pays qui sont insuffisamment reliés aux autres et il faut y remédier.
La présidence tchèque se penchera également sur la mise en avant d'une combinaison appropriée d'instruments permettant de réduire les conséquences sociales et économiques néfastes de la hausse des prix de l'énergie. La transition vers la neutralité carbone doit s'accompagner de mesures sociales efficaces, comme la promotion des économies d'énergie par les ménages. En République tchèque, l'inflation sera cette année de 13,5 %, mais les prix de l'énergie auront augmenté de 16 % - cette hausse énorme met en danger la vie des entreprises et plonge les ménages dans les difficultés.
Troisième priorité : renforcer la capacité de défense de l'Europe, et la sécurité du cyberespace. Compte tenu de l'instabilité croissante à l'échelle mondiale, la présidence tchèque se concentrera sur le renforcement de la sécurité et des capacités de défense, notamment en partenariat avec l'OTAN. L'accent sera mis spécifiquement sur le soutien à la mise en oeuvre des tâches clés identifiées dans le cadre de la « boussole stratégique ». Le logo de la présidence tchèque, avec les aiguilles d'une boussole aux couleurs de tous les drapeaux des États membres de l'Union, témoigne de notre attachement à ce symbole.
Il est essentiel de développer une coopération à long terme sur les systèmes militaires stratégiques. Outre la mise en place des capacités existantes, y compris des capacités de soutien qui s'appuient sur les technologies existantes, la présidence tchèque se focalisera sur la coopération et les investissements visant à réduire la dépendance technologique, en particulier en ce qui concerne les nouvelles technologies disruptives, et sur le renforcement de la résilience des chaînes de valeurs critiques nécessaires à ces technologies. Il est également essentiel de renforcer la base industrielle de technologie et de défense au sein de l'Union européenne.
La présidence tchèque se penchera en même temps sur les cybermenaces et le contexte géopolitique des nouvelles technologies, notamment dans l'espace. Elle mettra également l'accent sur le développement rapide de la boîte à outils hybride, la lutte contre la désinformation et la sécurité du cyberespace. La présidence tchèque accordera une attention particulière à la cybersécurité des institutions et agences de l'Union ainsi qu'à la connectivité spatiale sécurisée à l'échelle mondiale.
Quatrième priorité : assurer la résilience stratégique de l'économie européenne, confrontée à un choc inflationniste et aux incertitudes sur les marchés provoquées par la pandémie et l'agression russe contre l'Ukraine, lesquelles ont aussi révélé la fragilité des chaînes d'approvisionnement mondiales.
L'invasion russe a provoqué la plus grande perturbation des marchés des produits de base des cinquante dernières années. L'Union doit réduire considérablement sa dépendance à l'égard des régimes hostiles ou instables, mais sans pour autant rechercher une autosuffisance totale. Elle doit encourager la compétitivité technologique sur la base de ses propres capacités de production, tout en approfondissant le libre-échange avec les États démocratiques dans le monde. De l'alimentation aux produits pharmaceutiques et aux puces semi-conducteurs, il convient de comprendre en détail les chaînes d'approvisionnement et leurs vulnérabilités pour renforcer leur résilience. Nous devons garantir aux entreprises européennes la disponibilité de matières premières et de composants stratégiques.
La présidence tchèque souhaite accélérer la signature d'accords commerciaux avec les États démocratiques et approfondir la coopération en matière de technologies entre l'Union européenne et les États-Unis, dans le cadre du Conseil du commerce et des technologies (TTC). La politique d'investissement de l'Union européenne, en particulier la politique de cohésion, jouera un rôle crucial pour renforcer la résilience des chaînes d'approvisionnement.
L'accélération de la numérisation et de l'automatisation de l'industrie européenne permettra d'accroître notre compétitivité. Une économie circulaire plus efficace contribuera à réduire les besoins d'importation de matières premières. La manière dont seront mises en oeuvre les transitions verte et numérique doit favoriser la convergence vers les régions les plus développées. Il faut également soutenir le développement des compétences des Européens. Enfin, il faudra approfondir encore et encore le marché intérieur, en particulier dans le domaine des services et de l'économie numérique, tout en améliorant le climat des affaires et en soutenant la science, la recherche et l'innovation.
La présidence tchèque mettra l'accent sur le développement d'un outil paneuropéen permettant d'établir l'identité du citoyen de manière sûre et fiable, le portefeuille européen d'identité numérique, et sur la création d'un marché des données efficace et équitable.
Dernier point : la résilience des institutions démocratiques - j'aurais pu commencer par là, car c'est la base de tout. L'agression russe nous a rappelé avec un sentiment d'urgence que la prospérité à long terme de l'Europe repose sur des mécanismes démocratiques qui doivent être en état de fonctionner. La présidence tchèque s'attachera donc au renforcement de la résilience des institutions qui jouent un rôle essentiel dans le maintien et le développement des valeurs de la démocratie et de l'État de droit dans l'Union européenne, comme le financement transparent des partis politiques ou l'indépendance des médias de masse. La conférence sur l'avenir de l'Europe a créé un espace unique pour les citoyens, en particulier pour les jeunes - or nous sommes dans l'année de la jeunesse. Nous devons débattre de l'avenir de l'Europe et donner une impulsion au futur politique de l'Union. La présidence tchèque cherchera à poursuivre ce débat, à améliorer le dialogue avec les jeunes et à promouvoir leur participation aux processus politiques.
La présidence tchèque se penchera également sur le renforcement des libertés et des valeurs européennes hors ligne et en ligne, l'alignement des conditions pour les entreprises européennes et non européennes, notamment en ce qui concerne leur impact sur le climat, ainsi que leur respect des droits de l'Homme pour le développement d'échanges commerciaux sur les marchés ouverts. De concert avec d'autres États démocratiques, la présidence tchèque travaillera à ce que les libertés et les droits fondamentaux soient respectés dans l'environnement numérique et à ce que les normes mondiales s'appuient sur une approche centrée sur l'humain. Dans certaines technologies telles que l'intelligence artificielle, l'Union européenne est à l'avant-garde et peut donc promouvoir ses normes au niveau mondial.
La présidence tchèque souhaite également renforcer la transparence des cryptomonnaies et réduire les risques d'abus. Elle mettra en oeuvre un plan d'action européen en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie en utilisant des instruments tels que les régimes de sanctions. Elle renforcera les capacités de soutien à la société civile et aux médias indépendants ainsi que l'aide à la résilience des pays partenaires face aux cybermenaces et aux menaces hybrides.
Les priorités de la présidence tchèque s'inscrivent pleinement dans l'actualité, car il y a danger. L'Union européenne ne doit pas avoir d'autres buts que d'arrêter la guerre en Ukraine et de poser les jalons d'une nouvelle Union plus forte. C'est en se basant sur son unité, sa capacité à réagir ensemble, à se coordonner, à trouver des consensus - ce qu'elle sait faire le mieux - qu'elle pourra servir d'exemple pour les démocraties en devenir. La République tchèque, reprenant les thèmes de Vaclav Havel - repenser, reconstruire, renforcer l'Europe - se donne comme mission d'apporter à l'Europe le renforcement de ses valeurs.