Le rapport que nous vous présentons aujourd'hui est le fruit d'un travail que nous menons depuis mars dernier sur les orientations de la politique étrangère américaine et les relations transatlantiques, et qui nous a conduits à organiser un grand nombre d'auditions de diplomates, de chercheurs et d'experts. En outre, nous avons effectué fin mai à Bruxelles un déplacement comportant une intéressante séquence consacrée à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), au cours de laquelle nous avons échangé avec notre représentation permanente ainsi qu'avec la représentation permanente américaine, et une séquence, très riche également, consacrée à l'Union européenne, au cours de laquelle nous avons échangé avec deux services de la Commission européenne, la direction générale du commerce (DG Trade) et la direction générale de l'industrie de défense et de l'espace (DG Defis), ainsi qu'avec le Service européen d'action extérieure (SEAE) et des parlementaires européens.
Notre collègue André Gattolin s'excuse de ne pouvoir être présent, mais nous allons vous lire son intervention :
L'arrivée de Joe Biden au pouvoir à partir de janvier 2021 s'est accompagnée d'une volonté de renouveau de la politique étrangère américaine et de réparation, après les dégâts de l'ère Trump. Celle-ci avait été marquée par un repli prononcé des États-Unis sur leurs intérêts nationaux, reflété par la devise « America first », une rupture brutale avec le multilatéralisme, la dénonciation d'engagements internationaux majeurs comme l'accord de Paris sur le climat et l'accord sur le nucléaire iranien, et une défiance vis-à-vis des partenariats avec les alliés traditionnels, notamment l'OTAN.
Prenant le contrepied de cette politique unilatérale, Joe Biden veut restaurer le rôle et le leadership des États-Unis dans le système international et réaffirmer leur engagement dans la défense du multilatéralisme et des valeurs libérales et progressistes, une attention particulière étant portée aux enjeux globaux, comme la santé, le climat ou le droit international humanitaire. Dès les premières semaines de sa présidence, il annonce le retour des États-Unis dans l'accord de Paris sur le climat, à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et au Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Le rôle central de la diplomatie, préférée au recours à la force et à la coercition, est rétabli. Les liens avec les alliances sont resserrés : en Europe, le président américain renoue avec l'OTAN et réaffirme l'engagement de son pays à garantir la sécurité collective fondée sur l'article 5. En Asie, il réactive les alliances traditionnelles avec le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, ou encore l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean). Il en lance de nouvelles, comme le partenariat militaire et sécuritaire avec le Royaume-Uni et l'Australie dénommé Aukus (Australia, United Kingdom, United States) et le QUAD (pour Quadrilateral Security Dialogue) avec l'Inde, l'Australie et le Japon, qu'il transforme en une plateforme de coopération multidimentionnelle ayant vocation à évoquer des sujets aussi divers que l'impact économique et sanitaire du covid-19, et notamment les vaccins, le changement climatique, les technologies critiques...
Enfin, Joe Biden veut s'appuyer sur les démocraties dans le monde pour défendre un modèle de gouvernement menacé à la fois à l'extérieur, par les régimes autoritaires, et à l'intérieur par la montée des populismes, l'assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 ayant à cet égard constitué un véritable traumatisme pour le pays.
Cette volonté de l'administration Biden de renouer avec une politique étrangère multilatérale et coopérative au plan international ne doit cependant pas occulter la permanence de tendances de fond et d'invariants.
La première tendance est la priorité accordée aux questions d'ordre intérieur, dans un pays qui a payé un lourd tribut sanitaire et économique au covid-19. La politique étrangère passe au second plan et surtout doit être une « politique étrangère pour les classes moyennes », chaque décision diplomatique devant être prise en fonction des conséquences qu'elle peut avoir sur l'emploi et les intérêts économiques des Américains. Cela explique le peu d'empressement de la présidence Biden à renouer avec le multilatéralisme commercial et l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le libre-échange suscite désormais une grande méfiance, de même que la signature d'accords commerciaux.
La deuxième tendance de fond, étroitement liée à la première, est la confirmation du mouvement de repli des États-Unis, et notamment de la volonté de mettre fin aux guerres sans fin. En effet, l'échec et le coût des interventions militaires en Irak et en Afghanistan, qui auront à elles deux coûté quelque 5 500 milliards de dollars, ainsi que leur rejet dans l'opinion publique américaine, imposent de mettre fin à ces interventions de longue durée. C'est ce que fait Joe Biden quand il décide, conformément au plan acté par son prédécesseur, de retirer à l'été 2021 les troupes américaines présentes en Afghanistan, sans concertation avec les alliés, qui en avaient trois fois plus sur le terrain et qui ont dû suivre le mouvement dans la précipitation.
Le repli américain se lit aussi dans le positionnement à l'égard du Moyen-Orient qui, en dépit de l'alliance traditionnelle avec Israël et des préoccupations vis-à-vis de l'Iran, ne semble plus au coeur des priorités américaines. Il en est de même en ce qui concerne l'Afrique et dans une moindre mesure, l'Amérique latine.
Néanmoins, ce repli s'explique aussi par le souci de concentrer les ressources et l'attention américaines sur ce qui constitue une autre tendance de fond : la rivalité stratégique avec la Chine. Sur ce plan, la continuité avec la politique de Donald Trump est complète, Joe Biden n'étant d'ailleurs pas revenu sur les nombreuses sanctions décidées par son prédécesseur. La Chine est décrite comme la principale menace par l'ensemble des documents stratégiques américains. La compétition avec ce pays est globale, elle se déroule sur les plans stratégique et militaire comme économique et technologique, puisque les États-Unis se lancent dans une course technologique et vont investir 117 milliards de dollars en 2022 dans la recherche et le développement, mais aussi sur le terrain du droit et des valeurs - droits de l'homme, droit international, démocratie - qui sont menacés par le révisionnisme chinois.
Les grandes orientations de la politique étrangère de l'administration Biden doivent se lire aussi au travers du prisme de l'enjeu chinois. Le réinvestissement des instances multilatérales vise à reconquérir le terrain laissé à la Chine après quatre années de retrait américain sous la présidence Trump. De même les alliances nouées en Asie visent à contrer les ambitions de la Chine dans la région, l'objectif du QUAD étant de garantir un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».
Dans ce contexte, la question de Taïwan, qui concentre les tensions ces derniers mois, est cruciale pour les États-Unis tant au plan géostratégique - la conquête de l'île par la Chine lui ouvrirait la voie à une possible domination sur le Pacifique - qu'au plan économique : Taïwan, qui assure 21% de la production mondiale de puces électroniques, représente une part déterminante de l'approvisionnement américain. Les États-Unis ont récemment renforcé leur engagement à défendre Taïwan en cas d'attaque et ont engagé des négociations commerciales bilatérales avec Taipei.
Comme l'a indiqué le secrétaire d'État Antony Blinken dans sa présentation de la politique américaine vis-à-vis de la Chine le 26 mai dernier, la rivalité stratégique avec la Chine s'inscrit dans la durée, mais les dix prochaines années seront décisives.