À la lumière des grandes tendances que nous avons essayé de dégager, quelles recommandations formulons-nous concernant nos relations transatlantiques ? Celles-ci s'organisent autour de deux grands axes.
D'une part, l'Union européenne doit continuer à s'affirmer comme puissance et à affirmer son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis.
Plusieurs séquences récentes ont montré que, lorsque l'Union européenne se montre ferme et unie, lorsqu'elle s'affirme comme puissance politique, elle est prise au sérieux par les États-Unis et marque des points. Elle doit continuer dans cette voie et défendre sa singularité et ses intérêts, qui ne recouvrent pas exactement ceux de son allié américain. Nous en tirons trois conclusions.
Premièrement, l'Union européenne doit se garder de tout alignement stratégique systématique sur les États-Unis en ce qui concerne la Chine.
Certes, elle ne peut rester totalement neutre car elle partage avec les États-Unis des valeurs - les droits fondamentaux, les libertés, la démocratie - qu'elle doit défendre aux côtés de son allié.
Par ailleurs, lorsque des convergences existent, il faut en tenir compte et chercher à les articuler, comme cela semble être le cas s'agissant des deux projets américain et européen alternatifs au projet OBOR chinois.
En revanche, l'Europe ne doit pas se laisser entraîner dans une logique d'opposition systémique à la Chine, car elle n'a pas exactement les mêmes intérêts économiques et géopolitiques et doit conserver une marge d'action autonome.
De fait, l'Union européenne est un partenaire économique majeur de la Chine et n'est pas prête à un découplage total avec celle-ci. Par ailleurs, un dialogue - fût-il critique - avec Pékin est nécessaire pour faire face à des enjeux mondiaux tels que le changement climatique, le développement ou encore la non-prolifération des armes de destruction massive.
L'Europe doit aussi garder une certaine distance pour pouvoir dialoguer tant avec la Chine qu'avec les pays ou régions du monde qui refusent de choisir un camp.
La deuxième conclusion que nous tirons est qu'il faut accélérer la montée en puissance de la défense européenne.
Certes, sur ce plan, nous avons beaucoup avancé ces derniers mois du fait de la guerre en Ukraine. L'adoption de la Boussole stratégique le 21 mars dernier a été suivie de la présentation, le 18 mai 2022, du plan de la Commission et du Haut Représentant de l'Union européenne sur les lacunes capacitaires de l'Union en matière de défense. Ce plan, qui nous a été présenté par la toute récente DG Defis lors de notre déplacement à Bruxelles, entend remédier au retard accumulé par les pays européens en matière d'investissement de défense, estimé à 270 milliards d'euros depuis 2006, et stimuler et structurer la BITD européenne par une incitation au regroupement des achats de défense et un soutien à l'innovation. Nous saluons cette dynamique positive qui, à notre sens, doit continuer à être une priorité de l'agenda de souveraineté stratégique européenne.
L'enjeu est de taille : il s'agit en effet d'orienter les dépenses rendues possibles par la hausse significative des budgets de défense récemment décidée par les États membres, d'un montant de l'ordre de 200 milliards d'euros, en faisant en sorte qu'elles bénéficient d'abord à l'industrie de défense européenne plutôt qu'à des achats d'armements américains sur étagère, qui n'aideraient en rien celle-ci à se développer.
Nous devons sensibiliser nos partenaires européens, notamment les plus atlantistes, à cet enjeu. Une attention particulière devra être portée à l'Allemagne, compte tenu de l'importance du budget qu'elle prévoit pour moderniser ses capacités militaires. Si Berlin a confirmé son engagement en faveur des grands projets capacitaires européens, l'annonce de sa décision d'acheter des F35 américains pour remplacer ses Tornado quelques jours seulement après celle de créer un fonds spécial de 100 milliards d'euros a jeté un trouble. Nous devons donc chercher à maintenir un dialogue étroit avec l'Allemagne.
Par ailleurs, il faut nous attacher à faire comprendre aux États-Unis, par un travail soutenu de communication et de pédagogie, que le renforcement des efforts européens en matière de défense n'affaiblit pas l'OTAN mais qu'au contraire il contribue aussi à la renforcer, les capacités militaires supplémentaires étant disponibles aussi bien pour l'OTAN que pour l'UE. En outre, il est dans l'intérêt des États-Unis que l'Europe soit dotée d'une capacité d'action propre qui lui permette d'intervenir sur des théâtres ou dans des situations où ceux-ci ne voudraient ou ne pourraient intervenir du fait d'autres priorités.
Certes, il y a la question de la compétition pour les marchés d'armement. Sur ce point, nous devons nous efforcer de convaincre Washington que les États européens ne peuvent augmenter leurs budgets de défense sans en retirer des bénéfices pour leur industrie de défense et qu'ils ont par ailleurs besoin d'une industrie de défense européenne solide pour se doter de capacités militaires robustes dans la durée.
Par ailleurs, il nous semble important, pour une meilleure acceptation de la défense européenne par les États-Unis, mais aussi dans un souci d'efficacité, d'oeuvrer au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN.
Pour conclure, nous souhaitons insister sur le fait que c'est maintenant que nous devons redoubler d'efforts en faveur de la défense européenne. D'une certaine manière, le réengagement actuel des États-Unis en Europe est une aubaine pour la défense européenne, un délai supplémentaire que nous devons mettre à profit pour nous organiser. Car le temps nous est compté : il n'est pas sûr que Washington puisse maintenir longtemps cet engagement à ce niveau, compte tenu de la priorité chinoise, sans parler du risque politique d'un retour du trumpisme au pouvoir.