Intervention de S.E.M. Étienne de Poncins

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 mai 2022 à 15h00
Situation en ukraine — Audition de s.e.m. étienne de poncins ambassadeur de france en ukraine

S.E.M. Étienne de Poncins, ambasssadeur de France en Ukraine :

Je vous remercie pour vos paroles aimables à mon endroit et à celui de mes collègues. Le 24 février, à 4h30 du matin, notre ambassade a été plongée dans une crise inédite et douloureuse. Nous avons traversé, avec mes collaborateurs, des semaines fort éprouvantes, même si les choses sont désormais un peu plus faciles.

Je souhaite d'abord rendre compte du travail de l'ambassade avant et pendant la crise, jusqu'à ce jour, et vous présenter les grandes lignes de notre action.

Cette guerre nous renvoie aux pires périodes du XXe, voire du XIXe siècle. C'est une agression non provoquée contre un État souverain, inédite depuis l'attaque de la Pologne par l'Allemagne nazie, le 3 septembre 1939. C'est une situation sidérante, même si elle a été précédée d'une montée progressive qui nous a permis, dans une certaine mesure, d'anticiper - non dans les modalités, puisque plusieurs scénarios étaient possibles, mais au moins dans la préparation de la guerre.

À la différence d'autres crises internationales, nous n'avons pas été surpris par l'attaque du 24 février en tant que telle, même s'il demeurait une part d'incertitude quant à son ampleur. La montée en puissance avait commencé en octobre-novembre 2021, dans la rhétorique et dans les gestes russes, avec la mobilisation de forces aux frontières. Tout cela a débouché sur le scénario transmis par plusieurs partenaires internationaux, notamment les Britanniques et les Américains, qui était pourtant le plus difficile à concevoir : une attaque simultanée, destinée à prendre la ville de Kiev en quelques heures. Ce scénario, qui s'est révélé inatteignable, était bien le scénario de départ.

Lorsque les premiers missiles sont tombés sur Kiev et sur tout le pays, le 24 février à 4h30, nous avons ouvert la cellule de crise à l'ambassade. Nous étions préparés, et chacun savait ce qu'il avait à faire. Nous étions sous la protection du GIGN, arrivé la veille. Certains agents avaient déjà pu rentrer en France, d'autres devaient partir ce jour-là.

Notre première mission était de protéger la communauté française. Début février, nous avons déconseillé tout déplacement en Ukraine pour ceux qui n'y habitaient pas. Le 19, nous avons demandé à nos compatriotes de quitter immédiatement l'Ukraine. Il y avait mille Français inscrits sur les registres consulaires, mais, comme souvent, le nombre de nos concitoyens présents sur le territoire était supérieur - 1 700 au total. Nous les avons aidés à quitter l'Ukraine, ce qui était le souhait d'une majorité d'entre eux.

Il a d'abord fallu évaluer la situation, en étroite collaboration avec le Centre de crise et de soutien du ministère. L'une des rares bonnes surprises de cette guerre a été qu'à aucun moment, l'électricité et les communications n'ont été coupées. Le maintien d'un contact étroit et quotidien avec Paris a été un atout inestimable.

Après les premiers jours, qui ont été les plus difficiles, il était malaisé de déterminer les recommandations à faire à nos compatriotes : rester sur place ou partir ? La situation nous a d'abord semblé trop instable pour les envoyer sur les routes, au demeurant passablement encombrées. Mais, au bout de quelques jours, le plan russe de contrôle complet de la ville de Kiev semblant entravé, nous avons saisi cette fenêtre d'opportunité pour recommander à nos concitoyens de partir par la route, pour ceux qui le pouvaient, ou par le train. Les voies de chemin de fer ont en effet toujours fonctionné, y compris dans des villes bombardées comme Kharkiv ou Tchernihiv.

Nous avons fait un pilotage fin en conservant le contact avec nos concitoyens et en les soutenant moralement. Dans une troisième phase, nous avons mis en place un système de bus pour ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur propre véhicule.

Heureusement, nous n'avons eu à déplorer aucune victime. Certains sont restés longtemps bloqués dans des villes bombardées comme Tchernihiv, mais nous avons pu tous les faire rentrer dans les semaines qui ont suivi.

Les choses ont été plus complexes pour l'ambassade. Il a fallu mettre en place un convoi pour quitter la ville de Kiev, sous le contrôle direct du Président de la République. Dès qu'une possibilité de sortie sécurisée s'est présentée, nous l'avons saisie. Nous sommes donc partis le 28 février à 17h30. J'ai dû abaisser le drapeau, geste peu commun pour un diplomate de carrière, et retirer la plaque de notre ambassade, au 39, rue Reitarska. Nous avions au préalable suivi la procédure d'évacuation, détruisant les documents et les outils de communication.

Le convoi, sous la protection du GIGN, comprenait également les ambassadeurs de Belgique et du Japon ainsi que des collègues italiens. Au total, il se composait d'une cinquantaine de véhicules. Nous nous sommes heurtés à des situations sécuritaires complexes : le premier soir, à trente kilomètres au sud de Kiev, nous avons approché à trois kilomètres des lignes russes. On entendait les tirs de roquettes et de mortier à proximité presque immédiate. Je rends hommage aux gendarmes du GIGN, qui ont conduit le convoi de façon remarquable. Nous avons réussi à évacuer tout le monde vers la Moldavie. Quant à moi, avec une équipe restreinte de volontaires, j'ai été évacué à Rzeszów, en Pologne, par vol militaire. Le soir même, le 2 mars, j'ai pu franchir à nouveau la frontière et rouvrir notre ambassade à Lviv, conformément aux consignes du Président de la République et du ministre Le Drian.

Le maintien de l'ambassade à Lviv a été un geste politique très fort et parfaitement justifié. Le fait de rester présents aux côtés des Ukrainiens, quand d'autres pays délocalisaient leur ambassade en Pologne, a montré que la France est avec l'Ukraine dans les bons moments, mais aussi dans le malheur.

Cela nous a été très utile sur le plan politique, puisque nous avons maintenu des contacts étroits avec les autorités ukrainiennes, notamment le ministre Kuleba, qui passait très souvent par Lviv en se rendant en Pologne, et les nombreuses autorités délocalisées dans cette ville. Nous avons pu travailler dans des conditions convenables.

Le deuxième avantage de ce maintien sur le territoire ukrainien était la proximité avec les décideurs, qui a facilité la mise en place de l'aide militaire et humanitaire. Il faut souligner, et c'est à l'honneur de la communauté internationale, que les Ukrainiens ont reçu une aide considérable ; le principal enjeu était que cette aide corresponde à leurs besoins réels. En nous trouvant à leur contact, nous étions en mesure de transmettre à Paris une liste précise de demandes. Le Centre de crise et de soutien a fait un travail remarquable de recueil, et de mise en place, notamment d'un fonds de concours abondé par les collectivités locales - 1 200 communes y ont participé.

Ainsi, l'aide a pu être délivrée dans des délais extrêmement brefs. Le meilleur exemple concerne la sécurité civile. Le 7 mars à Lviv, j'ai rencontré la vice-ministre de l'intérieur, qui m'a transmis une liste très précise de besoins : camions à échelle de pompier de plus de quarante mètres, équipements de désincarcération, etc. Dès le 18 mars, je réceptionnais le convoi à Tchernivtsi, au Sud de l'Ukraine. C'est ce que j'appelle la diplomatie du premier kilomètre - recueillir les demandes - et du dernier kilomètre - accueillir l'aide.

Nous en sommes au troisième convoi de ce type, dont le Premier ministre, accompagné du ministre Le Drian, est venu saluer le départ ce matin. Je compte bien me trouver à sa réception dans quelques jours à Kiev...

L'ambassade a ainsi su rester à l'écoute et répondre à des demandes parfois extraordinairement précises, dans des délais très brefs.

Notre troisième mission était le maintien du contact politique à tous les niveaux. Nous avons passé sept semaines à Lviv. Une fois les conditions de sécurité devenues acceptables à Kiev, nous avons décidé d'y revenir. Nous avons été parmi les derniers à quitter la capitale, et parmi les premiers à y réinstaller notre ambassade. Ce retour est consécutif à la victoire, puisqu'il faut appeler les choses par leur nom, des Ukrainiens dans la bataille de Kiev. Ils ont en effet repoussé la prise de la ville, fait obstacle à son encerclement, et enfin fait échouer le plan russe visant à s'installer à une vingtaine de kilomètres de la capitale pour la maintenir sous le feu de l'artillerie. Les troupes russes ont fini par franchir la frontière en sens inverse. La ville reste, comme l'ensemble du territoire ukrainien, sous la menace des missiles, mais pas sous celle de l'artillerie.

L'ambassade, de retour à Kiev, fonctionne toujours, avec une équipe réduite de volontaires logés dans le bâtiment de l'ambassade. Hisser à nouveau le drapeau et replacer la plaque de l'ambassade a été une grande satisfaction personnelle, et un moment très émouvant. En partant, beaucoup d'entre nous pensaient ne pas revenir.

Nous sommes aujourd'hui une petite équipe, motivée et concentrée sur le travail politique et l'aide humanitaire et militaire. Nous voyons également émerger le sujet de la reconstruction, un aspect sur lequel le président Zelensky insiste beaucoup.

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