Intervention de S.E.M. Étienne de Poncins

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 mai 2022 à 15h00
Situation en ukraine — Audition de s.e.m. étienne de poncins ambassadeur de france en ukraine

S.E.M. Étienne de Poncins, ambasssadeur de France en Ukraine :

Après plus de deux mois de guerre, l'extraordinaire résilience ukrainienne a dépassé les attentes. C'était un pays divisé, notamment entre prorusses et nationalistes, avec un président novice qui avait fait irruption sur la scène politique, à la surprise générale, en 2019. Face à l'agression, le pays s'est réuni et a fait preuve d'une extraordinaire combativité. L'image qui me vient en tête est celle d'une nation qui se lève contre l'agression, ce qui nous rappelle des épisodes de la Révolution française. Si Vladimir Poutine a réussi quelque chose, c'est bien de constituer une vraie nation ukrainienne, ce qui était loin d'être gagné.

Monsieur Le Nay, vous avez évoqué ce qui se passe en province. J'ai justement profité de ma présence à Lviv pour rayonner dans les villes moyennes et constater comment s'organisait la solidarité : on évoque souvent les cinq millions de réfugiés, mais il y a aussi six millions de déplacés internes, qui ont quitté les zones de l'Est pour l'Ouest. À Drohobytch et Stryï, des villes moyennes de 80 000 habitants, j'ai été frappé par l'élan de solidarité à travers lequel toute la ville se met en état d'appui.

L'État a tenu, l'armée aussi, notamment dans le Donbass où elle recule lentement, parce qu'elle s'y était bien préparée. Mais au-delà de cette vision pyramidale, il y a une nation en armes : les villes organisent leur propre défense grâce à des brigades territoriales qui prennent certains régiments sous leur aile. Il y a une solidarité à la fois touchante et très efficace. La résilience ukrainienne s'explique aussi par cette capacité à fédérer la nation. Cette guerre n'est pas idéologique, mais nationale : la nation ukrainienne refuse d'être incorporée, ou renvoyée à des origines russes.

Il est vrai que les Ukrainiens gagnent haut la main la guerre de l'information. Volodymyr Zelensky est un remarquable communicant, qui a galvanisé sa nation et son peuple et atteint un taux de popularité très élevé qu'il n'avait pas avant la guerre. Faut-il tout croire ? Très probablement, non. La différence avec la Russie est cependant que l'Ukraine reste une démocratie. Face à des exactions signalées sur les réseaux sociaux, les autorités ont pris des mesures et lancé des enquêtes, au lieu de considérer simplement qu'elles n'avaient pas eu lieu.

L'Ukraine a renoncé à l'adhésion à l'OTAN - une ligne rouge pour les Russes - mais pas à l'adhésion à l'Union européenne, à laquelle les Russes ne s'opposent d'ailleurs pas. Le président Zelensky a pour objectif principal le Conseil européen du 30 juin, où les chefs d'État et de gouvernement discuteront du statut de candidat pour l'Ukraine. Il y a une insistance sur la reconnaissance du statut, car l'Ukraine paye le prix du sang pour la défense des valeurs européennes : elle a un droit moral à ce que sa candidature soit au moins examinée.

L'Union européenne n'est pas une puissance militaire comme les États-Unis, mais elle a su être présente collectivement, et elle est très active sur le plan de l'aide financière. Les dirigeants européens ont fait de multiples déplacements à Kiev, Charles Michel était encore hier à Odessa. L'Union européenne s'est montrée unie et efficace en adoptant des sanctions et un paquet financier ; elle n'a pas à rougir de son action. Cela a été une surprise pour le président Poutine, qui s'attendait à trouver une Europe divisée.

Le nucléaire civil est en effet une préoccupation. La centrale nucléaire de Zaporijjia, notamment, est toujours occupée, mais la maintenance reste confiée aux Ukrainiens. Sur ce plan, les relations sont étroites entre les Ukrainiens et les Russes, car ils utilisent la même technologie.

Monsieur Patriat, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la guerre. Le blitzkrieg a échoué, les Russes sont passés au plan B : prendre le Sud. Mais même si l'offensive avance, elle se heurte à une résistance ukrainienne qui se renforce de jour en jour. Les Ukrainiens ont des réserves et reçoivent un armement aux standards de l'OTAN, techniquement plus avancé que l'armement russe ; à terme, ils peuvent résister. La percée russe annoncée pour le 9 mai n'a pas eu lieu. Autour de Donetsk, les Russes ont peu progressé en deux mois ; Marioupol a résisté plusieurs semaines, alors que les Russes s'attendaient à voir la ville tomber comme un fruit mûr en quelques jours.

Il appartiendra aux historiens de retracer les heures précédant l'offensive. Pour ma part, j'ai été frappé par la réaction des Ukrainiens eux-mêmes. Le 18 février, quelques jours avant l'offensive, je recevais dans mon bureau le maire de Marioupol, avec lequel nous avions des relations étroites - nous avons accordé à la ville un prêt du Trésor pour le traitement des eaux. Il me présentait un projet de réhabilitation du front de mer. Alors que la menace russe était déjà dans tous les esprits, il pensait à un bluff et n'envisageait pas ce qui s'est produit - d'où l'effet de sidération.

Pour ce qui est de la politique intérieure, il y a à ce stade une unanimité complète des Ukrainiens, une union nationale - avec un risque de raidissement et de radicalisation plus le temps passe, plus les pertes sont lourdes, plus l'horreur des crimes apparaît. Je me suis rendu à Boutcha et Irpin, les crimes sont abominables. La soldatesque russe, très alcoolisée, sans commandement, se comporte de façon abjecte. Mais une partie serait organisée : des personnes sont recherchées et tuées, par exemple si elles portent des tatouages nationalistes ukrainiens, ou sont identifiées par le FSB comme ayant été des combattants de 2014 ou des militants du Maïdan. Les Ukrainiens sont donc de moins en moins prêts à accepter des compromis, ce qui augure mal de la fin du conflit, personne ne voulant céder. C'est un phénomène auto-entretenu et inquiétant.

Les accords de Minsk relèvent du passé. La France s'y est beaucoup impliquée, le Président de la République était encore à Kiev le 9 février pour les faire avancer. La responsabilité est des deux côtés, personne n'ayant jamais voulu les appliquer : les Ukrainiens parce qu'ils les ont signés le pistolet sur la tempe en 2014-2015, les Russes parce qu'ils n'ont jamais fait pression sur les républiques séparatistes, faisant croire qu'elles étaient autonomes. Pendant sept ans, le conflit n'était pas gelé mais actif, avec des bombardements, des morts. Les Ukrainiens ne veulent plus entendre parler du format Normandie ni des accords de Minsk.

La situation des droits de l'homme en Ukraine, selon les analyses de la Commission européenne, reste acceptable. La Rada continue de se réunir, même si certains partis russes ont été écartés.

Le risque de trafic d'êtres humains est une vraie préoccupation ; nous y sommes très attentifs. Les réfugiés sont surtout des femmes, des enfants et des personnes âgées, car les hommes de 16 à 60 ans, mobilisables, n'ont pas le droit de quitter l'Ukraine. Les Ukrainiens préfèrent rester en Pologne, pour pouvoir revenir ; il ne s'agit pas d'émigration mais de mise à l'abri.

L'IRCGN a été parmi les premiers sur le terrain, en réponse à la demande de la procureure générale d'Ukraine, pour enquêter sur les crimes de guerre. Nos gendarmes-enquêteurs disposent d'un laboratoire ADN et font un travail remarquable. Les Ukrainiens ont la compétence, mais sont débordés. Nous avons su répondre dans des délais très courts à une demande très précise.

La reprise des exportations est un vrai défi. L'Ukraine est une puissance agricole majeure. Or 100 millions de tonnes de blé et de produits agricoles sont bloquées à Odessa. Comment les sortir ? Faute de pouvoir passer par la mer, on cherche à passer par le Danube, ce qui est plus compliqué et plus lent.

Deuxième question : quid de la récolte de cette année ? Les agriculteurs ukrainiens - mais il y a aussi des Français - ont courageusement ensemencé les champs, malgré la pénurie de gasoil. Se pose le problème de la récolte dans la partie Ouest, alors que les silos sont encore pleins de la récolte précédente...

L'activité économique est bien sûr très affectée par la guerre. Il y a une aide internationale massive de l'Union européenne et de la France. L'Agence française de développement a consenti 300 millions d'euros de prêts, et le Président de la République a annoncé 200 millions supplémentaires. L'Union européenne, dans un geste sans précédent, a abaissé toutes les barrières douanières, y compris sur des produits protégés comme le poulet, pour favoriser au maximum l'économie ukrainienne.

Vous m'interrogez sur l'état d'esprit de la population russophone. Celle-ci, censée être pro-russe, notamment à Kharkiv, s'est totalement détournée de la Russie à la suite de ses crimes et bombardements. Les partis pro-russes ont été discrédités, M. Medvedtchouk a été arrêté. Elle va donc certainement se chercher de nouveaux représentants pour consolider son appartenance à la nation ukrainienne.

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