Je ne représente pas l'Institut Montaigne : je conseille l'Institut Montaigne, mais mes propos, plus généraux que ceux de mes collègues, sont personnels.
J'évoquerai la dimension mondiale de l'inflation, avant de revenir sur les causes de l'inflation et de vous expliquer pourquoi je suis un peu plus inquiet pour la France que pour certains de ses partenaires sur la possibilité d'une inflation durable. Ensuite je reviendrai sur les moyens que les politiques publiques peuvent mettre en place - sans oublier la BCE, même si je ne prendrai certainement pas la casquette de sa présidente.
Le retour de l'inflation est un phénomène mondial. Avant qu'elle ne redevienne un sujet de débat dans le grand public et pour les politiques, elle faisait débat chez les économistes, qui se divisaient en deux camps : selon certains, il y avait un excès d'épargne mondiale - le Saving Glut dont parlait Ben Bernanke - qui condamnait à une inflation très basse et à des taux d'intérêt très bas pour encore quelques dizaines d'années ; pour d'autres, il y avait déjà une certaine accélération de l'inflation aux États-Unis. Nous serions rentrés dans une période de démondialisation non brutale, mais tous les bénéfices de la mondialisation qui étaient de la désinflation sont inversés. C'était un débat un peu académique, mais tout le monde se retrouvait sur le fait que l'inflation était mondiale. D'après une étude de 2010 de Benoît Mojon et de Matteo Ciccarelli, pour un très grand échantillon des pays de l'OCDE et sur longue période, 60 % de l'inflation a une composante mondiale. C'est le cycle économique mondial.
L'inflation actuelle provient d'un choc d'offre, à savoir l'incapacité de l'appareil de production mondial à suivre la reprise post-covid qui a été plus forte qu'anticipé : les gens, après en avoir été empêchés, se sont mis à dépenser. Puis un deuxième choc d'offre est arrivé, avec moins d'énergies fossiles produites que prévu. Si l'offre est réduite et que la demande est toujours là, on a un choc inflationniste qui provoque une situation stagflationniste - or la stagflation devient un problème lorsqu'elle est endémique...
Les chocs d'offre, par définition, sont transitoires. Certains signaux-prix sont particulièrement violents, comme le prix de l'électricité ou du gaz. Dans l'histoire économique, nous avons appris que les économies de marché s'adaptent. En 1973 et en 1979, lors des chocs pétroliers massifs, le résultat a été une très forte incitation à investir dans la recherche pour trouver de nouvelles techniques d'extraction de pétrole et de gaz, et en aval, de trouver des solutions moins gourmandes en pétrole. L'offre s'adapte, mais cela lui prend du temps, durée durant laquelle on peut avoir un régime inflationniste. Ce risque d'inflation peut être auto-entretenu, et durer dix ans...
La France est dans une situation particulière, et risque de connaître une inflation peut-être plus basse mais plus durable et significative. Il y a deux canaux par lesquels on peut passer à un régime d'inflation plus durable. Le premier, ce sont les anticipations : si les salariés et les patrons pensent que l'inflation est durable, les premiers demanderont des salaires plus élevés et les autres, sachant qu'ils pourront augmenter leurs prix, auront peu de raisons de leur résister ; si, en plus, il y a une pénurie à l'embauche, c'est une incitation de plus à augmenter les salaires. Les gouvernements ne peuvent pas grand-chose sur l'anticipation.
C'est principalement le rôle des politiques monétaires d'être claires envers tous - consommateurs, salariés, et entreprises - et de dire que nous respecterons notre objectif de 2 % d'inflation qui est désormais commun à toutes les banques centrales dans le monde.
Un deuxième mécanisme peut rendre l'inflation plus durable : les mécanismes d'indexation. Ils ont peut-être été réduits par rapport à ce qu'était l'indexation de fait lorsque les économètres regardaient la boucle prix-salaires dans les années 1970 et 1980, mais nous avons en France, mais aussi en Italie, en Espagne et en Belgique, une forte indexation des salaires. En France, cela passe essentiellement par le SMIC. Cela nous donne un risque d'inflation auto-entretenue puisque c'est plus fort en France que cela ne l'est en Allemagne.
L'Allemagne et surtout l'Italie sont dans une situation relative bien pire que la France, en raison de leur dépendance supérieure au gaz russe. Le choc inflationniste, sur le pouvoir d'achat et sur l'activité, sera beaucoup plus fort. Mais la France risque d'avoir une inflation plus longue et plus importante qu'en Allemagne où il n'y a aucune indexation des salaires, ceux-ci relevant de la négociation entre les syndicats et le patronat.
Lorsqu'on a une contrainte d'offre, maintenir le pouvoir d'achat des salariés est très bien mais on entretient ainsi, d'une certaine manière, l'inflation par un autre biais si la production ne peut pas augmenter. On ne va pas inventer le pétrole, l'électricité ou les semi-conducteurs, qui ne poussent pas dans les champs... Or si vous maintenez le pouvoir d'achat et donc la demande, et que l'offre ne peut pas suivre, cela entretient l'inflation, tant que la demande ne peut pas descendre au niveau de l'offre. Comment réduire la durée du choc inflationniste ? Est-ce que le gendarme, la BCE, est équipé pour cela, et fait-il ce qu'il faut ? La BCE nous garantit que l'inflation restera à 2 % à moyen et long terme ; c'est très sage car la politique monétaire ne peut pas grand-chose sur les pics d'inflation ou de déflation, et la BCE ne peut pas fabriquer d'électricité ou de gaz.
Tout cela est terminé. La politique de quantitative easing (QE) n'a plus aucun sens puisque l'inflation est là. Le risque de crédit réapparaît donc, avec celui d'anticipations autoréalisatrices si les marchés vont trop loin : il suffit que la situation empire pour que le risque de crédit, même minime au départ, devienne beaucoup plus important.
Le dilemme est très compliqué pour la BCE, ce qui n'est pas du tout le cas pour la Fed, la Banque du Japon ou la Banque d'Angleterre. Avec la fin du QE, elle ne peut plus cacher le risque de crédit de l'Italie et de quelques autres pays - j'espère que la France n'en fera pas partie. Mais en même temps, il faut qu'elle remonte un peu ses taux d'intérêt pour s'assurer que tout le monde a bien compris que l'objectif est une inflation de 2 % à long terme. Et, en faisant cela, elle aggrave la situation...
La BCE se présente comme astucieuse et déclare avoir inventé un instrument pour empêcher la fragmentation, qui sera d'ailleurs présenté cet après-midi. L'objectif est de faire en sorte que le risque de crédit de l'Italie et de quelques autres pays ne devienne pas trop important, pour que la zone euro reste gérable, tout en ayant les moyens de lutter contre l'inflation. Cela suscite un certain scepticisme. Nous verrons ce que dira la BCE, mais il y a un risque de crédibilité : sur la question de l'ancrage des anticipations d'inflation, le gendarme n'est pas forcément le plus crédible qu'on puisse imaginer...
La conjoncture pourrait-elle régler le problème ? Une récession serait l'arme ultime contre l'inflation. Je ne suis plus un conjoncturiste, mais j'observe les signaux, en France et aux États-Unis, et je constate à la fois une dégringolade des anticipations des entreprises et une forte dégradation des conditions de financement : chute des marchés d'action, hausse des spreads de crédits... La probabilité d'une récession, aux États-Unis et en Europe au moins, est importante à un horizon de six mois. Cela ferait baisser le prix des matières premières. D'ailleurs, les anticipations d'inflation aux États-Unis sont déjà en chute libre, parce que les marchés anticipent une récession. Et, lors d'une récession, les revendications salariales sont moins fortes, puisque la préservation de l'emploi devient plus importante. Nul ne souhaite une récession, évidemment, mais cela fait partie des issues possibles.
Il existe néanmoins des solutions plus positives. Il est possible, par exemple, de limiter le risque d'inflation salariale, pour éviter l'enclenchement de la boucle prix-salaires, en réduisant temporairement les charges salariales. Ce qui intéresse les salariés, en effet, ce n'est pas le coût du travail, mais le salaire qu'ils reçoivent. Les entreprises, elles, fixent leurs salaires par rapport au coût salarial. Réduire temporairement les charges, comme le fait l'Allemagne, permet de préserver le salaire directement perçu sans que le coût du travail augmente, et donc sans déclencher la boucle prix-salaires. Bien sûr, il y a un défaut, qui est toujours le même : si l'on cherche à préserver le pouvoir d'achat, on maintient la demande alors que l'offre a de la peine à suivre. Mais il n'y a pas de politique de pouvoir d'achat qui n'encoure pas cette critique. Il faut donc faire avec.
La deuxième façon de procéder, qui est largement employée par quasiment tous les pays, et en France encore plus qu'ailleurs, est de limiter l'augmentation des prix de l'énergie. C'est une politique intelligente, parce qu'elle réduit le risque d'accélération des salaires et donc d'inflation autoentretenue. Elle a deux défauts - on ne peut pas avoir le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière ! Le premier est qu'elle maintient une demande pour des produits énergétiques dont l'offre est réduite. Le deuxième est son impact sur les finances publiques, bien évoqué par Mme Bénassy-Quéré.
Une troisième politique efficace serait de réduire la demande de produits énergétiques. Il s'agit tout de même de notre problème numéro un. Des propositions ont été faites par l'Agence internationale de l'énergie il y a quelques jours, regroupées en cinq points et exprimées dans un langage très diplomatique. En clair, il est temps de penser au rationnement, de se demander où l'on peut réduire d'une manière autoritaire la demande. En effet, un déséquilibre entre offre et demande ne se résout que de deux façons : la hausse des prix, qui réduit la demande, ou le rationnement autoritaire, pour les industries comme pour les ménages, qui a le même effet. L'Allemagne a choisi cette solution, et je crois comprendre qu'elle est même déjà assez avancée dans l'explicitation de plans de rationnement. La France n'est pas dans une situation aussi difficile, parce que notre énergie provient de sources beaucoup plus diversifiées et que nous dépendons moins du gaz russe. Mais commencer à travailler sur des politiques de rationnement serait une bonne politique pour limiter l'inflation.
Il existe aussi des politiques qui ne sont pas temporaires : si l'on a un problème d'offre, la meilleure solution est d'augmenter l'offre, et en particulier l'offre d'énergie non carbonée. Il s'agit bien sûr de politiques de moyen et long terme : raison de plus pour les mettre en oeuvre immédiatement. Rien n'exclut en effet que nous ne subissions d'autres chocs d'offre à l'avenir.