Je m'associe à vos pensées fraternelles et républicaines pour nos soldats tués et blessés et vous remercie pour vos bons voeux de réussite.
La situation nous oblige à repenser notre travail avec le Parlement. La définition de certaines orientations stratégiques est commandée par l'urgence. D'un temps long dans lequel la réflexion pouvait se déployer dans un livre blanc, nous sommes passés à une époque où personne ne comprendrait que nous prenions un temps infini pour trancher sur des réalités techniques, scientifiques, capacitaires, financières, industrielles, budgétaires. J'espère que nous saurons coconstruire cette réflexion, en partant du point d'appui évident que sont vos rapports, pour une révision stratégique rapide et efficace. Nous devrons trouver un équilibre entre le nécessaire rattrapage, les retours d'expérience au Sahel et en Ukraine et les nécessaires innovations, en prenant des risques pour l'avenir, comme le général de Gaulle l'a fait avec la dissuasion nucléaire. Seul sénateur membre du Gouvernement, j'ai un devoir moral et amical envers cette commission, dont je fus furtivement membre pendant un mois, avant que Nicole Duranton ne vous rejoigne.
Ce qui s'impose à tous, c'est le contexte géopolitique et opérationnel. L'Ukraine mobilise évidemment l'essentiel de nos efforts diplomatiques et militaires. Sur la question de l'aide à l'Ukraine, il faut faire preuve de pédagogie, expliquer pourquoi ce qui se passe est très grave. Les principes de droit international sont chers et indispensables à tous, en particulier aux pays les plus faibles, dont c'est la seule ressource. C'est un patrimoine important en partage, et la France a un rôle important en la matière.
Cette question implique la sous-question de l'aide française, du matériel létal ou non létal - pas seulement les canons Caesar - et de la nécessité de reconstituer les stocks. Nous venons ainsi d'acter, et je l'annonce pour la première fois devant vous, la commande de 18 canons Caesar auprès de Nexter. Nous n'avons fort heureusement pas besoin d'artillerie à la frontière allemande - j'ai pu lire des propos curieux dans la presse sur le sujet -, mais nous avons besoin de ces canons pour l'entraînement de nos troupes. Il y a également des enjeux d'aide et d'accompagnement de nos partenaires ukrainiens, en matière de formation, ou encore de soin aux blessés.
Deuxième sous-question, la coordination européenne : quelles que soient nos opinions politiques, il y aura un avant et un après cette guerre. Pour la première fois, la « Facilité européenne pour la paix » a été déclenchée, c'est-à-dire un mécanisme de solidarité pour livrer de l'armement défensif à l'Ukraine. Il convient de s'assurer qu'il n'y a pas de doublons au niveau européen dans l'aide délivrée. Il y a enfin les questions des sanctions contre la Russie et de l'accueil des réfugiés, qui ne dépendent pas de mon ministère.
Troisième sous-sujet : l'agenda otanien redéclenché par la crise en Ukraine. C'est bien une forme de résurrection, de réveil, pour reprendre la terminologie du Président de la République. Une réunion ministérielle s'est d'abord tenue à Bruxelles, puis un sommet de l'OTAN à Madrid, où la question de l'élargissement à la Suède et à la Finlande a été posée, ainsi que celle du positionnement stratégique - avec des nuances entre alliés, en fonction, notamment, de la perception de l'Indopacifique.
Il faut également redire que l'OTAN est une alliance nucléaire, et que la France est dotée de l'arme nucléaire. Cette discussion pourrait prendre une tonalité particulière à l'Assemblée nationale, et je serai peut-être le premier ministre des armées confronté à des forces politiques mettant en cause notre modèle de dissuasion. Il faudra en tenir compte, car il n'y a pas de dissuasion efficace sans soutien de l'ensemble de la population et de ses représentants.
Il y a aussi la part que prend la France dans la réassurance et la défense des pays membres de l'OTAN. En Roumanie, nous assumons le rôle de nation-cadre ; celui-ci nous oblige, y compris sur le plan matériel et budgétaire. Je songe aux travaux importants dans le camp de Cincu. En Estonie, en Pologne, nous sommes passés d'une police du ciel à une défense du ciel. Enfin, au sommet de Madrid, le Président a acté la possibilité d'élever notre participation en Roumanie au niveau de la brigade. Cela constitue un supplément au plan de charge des armées, qui n'était évidemment pas à l'ordre du jour lors de vos discussions avec Florence Parly voici un an. Il faudra en tenir compte dans le prochain projet de loi de finances.
Les défis qui s'accumulent sur la frange orientale de l'Europe tendent à rendre myope une partie de l'opinion publique, en nous faisant oublier deux autres terrains : la lutte contre le terrorisme et la question sanitaire. L'Ukraine ne balaie pas les autres enjeux. Notre résilience devra être interrogée en particulier sur le terrain sanitaire. Terrorisme, pandémie et guerre peuvent se cumuler, ce qui nous donne déjà des ingrédients de méthode pour la prochaine loi de programmation militaire. Vous avez cité, Monsieur le Président, le service de santé des armées, qui devra en effet mobiliser davantage de moyens car il est une composante indispensable de notre capacité à tenir.
Dans la bande sahélo-saharienne et au-delà - car les terroristes se déplacent -, il faut considérer la situation sécuritaire de l'Afrique avec lucidité. Quelles que soient nos options politiques, il faut défendre les résultats de Barkhane. Quand le ministre de la défense du Niger, M. Alkassoum Indatou, ou le président Mohamed Bazoum déclarent que, sans Barkhane, les groupes islamistes auraient fait tomber Bamako, cela signe un bilan. Nos soldats ne sont pas tombés pour rien. Il faut aussi défendre les différentes coopérations internationales comme la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) ou Takuba.
Au Mali, nous devons prendre acte de la position des autorités maliennes. Le président François Hollande a déclenché les opérations Serval, puis Barkhane, à la demande de ces autorités. Nous y mettons fin parce que les nouvelles autorités en place le souhaitent. Une certaine presse a pu caricaturer les opérations menées, qui s'inscrivent pourtant dans une constante sous la Ve République : celle du respect de la souveraineté des pays.
La réarticulation de cette opération du Mali au Niger est une opération logistique délicate, exposée à de nombreux risques : le risque terroriste, naturellement, et l'émergence du groupe Wagner, qui fait peser une nouvelle menace sur les intérêts de la France. Je trouve que nous ne nous sommes pas assez indignés, collectivement, de la mise en scène macabre à laquelle s'est livré ce groupe à Gossi, en tentant de faire accuser la République française d'un crime de guerre. J'ai été frappé de voir que cela n'a pas suscité, me semble-t-il, l'indignation de l'ensemble des élites de notre pays. Avec ce nouvel intrant qu'est Wagner, nous avons un agenda de sécurité à construire.
N'oublions pas le reste du monde, à commencer par l'indopacifique. Ancien ministre des outre-mer, chargé du dossier néo-calédonien, je suis particulièrement sensible à ce sujet. Les compétitions dans le Pacifique Nord ne sont pas sans influence dans le Pacifique Sud, dont la France est riveraine, à travers la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et la Polynésie française. La relation avec l'Inde et l'Indonésie est aujourd'hui mature, ce qui implique des engagements de défense.
L'Aukus et ses développements - la parole non tenue du gouvernement Morrison, la volonté du nouveau gouvernement Albanese de reconstruire un axe Paris-Canberra - doivent être analysés au regard de l'ensemble des enjeux stratégiques de l'indopacifique. Cela pose donc la question des moyens alloués, dans la prochaine LPM, à la vie militaire dans cette région. Des moyens nouveaux sont nécessaires. L'agenda ne doit cependant pas être exclusivement militaire.
Nous avons déployé des Rafale en Polynésie, et un sous-marin nucléaire d'attaque a effectué une longue patrouille dans le Pacifique et jusqu'en mer de Chine, ce qui est inédit. Nous avons aussi des forces prépositionnées aux Émirats arabes unis. Mais l'agenda n'est pas exclusivement militaire : il est aussi industriel, culturel et climatique. Il faut penser à 360 degrés.
Nous devons nous appuyer sur ce constat opérationnel et géostratégique pour définir notre armée de demain. Rien ne serait pire que de partir du modèle actuel, de se cantonner à la seule dimension capacitaire. Ce serait passer à côté du rendez-vous de la nouvelle LPM et de la marche à 3 milliards d'euros.
J'entends votre demande d'associer le Parlement à la réflexion. Nous avons fait le choix de faire correspondre les crédits de paiement aux autorisations d'engagement, ce qui est nouveau. Ma prédécesseure savait qu'elle serait jugée sur ce point, et il faut lui en donner crédit. Car d'autres gouvernements, y compris des gouvernements dont j'ai pu être proche, se sont contentés d'effets d'annonce sans effets militaires réels, pour nos industriels, nos compétiteurs ou nos alliés.
Désormais, nous respectons l'objectif fixé de 2 % du PIB consacré à la défense, en termes d'effort réel. Je vous confirme que nous proposerons au Parlement, dans le projet de loi de finances pour 2023, la marche de 3 milliards d'euros supplémentaires que vous avez arrêtée dans la LPM. Ces efforts doivent se traduire par une forme de tuilage avec la future LPM. En bon Normand, je manierai la double négation : nous ne travaillons pas sur des hypothèses de régression du budget.
L'enjeu est de nous assurer que l'argent va au bon endroit et produit des effets concrets. Le 14 juillet, nos concitoyens ont pu voir concrètement de nouveaux programmes, tels que Scorpion pour l'armée de terre, d'autant plus visible que c'était cette arme qui avait fait les frais de certains choix budgétaires - les grands programmes capacitaires dans les domaines naval et aérien avaient aspiré beaucoup de crédits. Il faudra poursuivre dans cette direction. Nous connaissons le Griffon et le Jaguar. Il faut maintenant exécuter, produire et remplacer.
Pour la marine, je citerai le fait majeur qu'est l'admission au service actif du Suffren, qui ouvre l'ère de la nouvelle classe de sous-marins nucléaires d'attaque de type Barracuda.
La guerre en Ukraine nous offre quelques « retex » - retours d'expérience - évidents. Nul besoin d'une grande revue stratégique pour comprendre qu'il faut faire mieux sur les munitions... J'ai demandé à la direction générale de l'armement (DGA) et à l'état-major des propositions pour des réassorts en munitions dès 2023. Je reviendrai devant vous à l'automne afin d'examiner les ajustements à réaliser pour 2023.
Pour réaliser ces ajustements, nous avons aussi besoin d'une industrie capable de délivrer. Le Président a mis en avant, à Eurosatory et à l'Hôtel de Brienne, la notion d'« économie de guerre ». Dans un modèle d'armée qui s'entraîne, qui s'expose dans des missions de maintien de la paix, comme la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), ou dans la lutte contre le terrorisme, le taux de consommation de nos matériels et de nos équipements présente un profil particulier et constant. Si nous devions aller vers une moyenne ou une haute intensité, le niveau de consommation serait plus élevé. C'est l'équilibre à trouver entre la massification et le niveau de technologie ou d'innovation du matériel. Les choix effectués sur la période 2018-2024 nous ont donné une avance en matière technologique. Il faudra aller plus loin sur certains sujets, comme les drones ou le cyber. Le dosage entre très grande innovation et massification est l'un des noeuds gordiens de la prochaine LPM.
La question de l'hybridité, c'est-à-dire des moyens civils de plus en plus détournés à des fins militaires, se pose elle aussi. Il faut donc désormais trouver des réponses militaires à des sujets qui ne le sont pas, à commencer par la désinformation. La plupart des démocraties africaines sont menacées d'attaques qui peuvent venir de très loin, et qui passent davantage par les smartphones que par les moyens classiques.
Enfin, il y a de grandes coopérations industrielles : le char du futur, le système de combat aérien du futur (SCAF), qui appellent des choix industriels importants et des calages sur lesquels le gouvernement est vigilant.
Pas d'armée sans soldats, pas de soldats sans familles. Le plan Famille lancé par Florence Parly a été un tournant, qui nous permet de réfléchir à la militarité et au statut militaire. Cette question n'est pas sans impact sur d'autres sujets, comme la directive temps de travail ou les pensions de retraite. Je le dis en toute humilité, nous avons perdu de vue ce qu'était, au fond, la militarité dans notre société. Or la Nation doit quelque chose à ses militaires : notre armée est une armée qui combat, qui subit des pertes. Cela implique un certain nombre de chantiers : enjeux de pouvoir d'achat, revalorisation du point d'indice, qui s'applique également aux armées, nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), plan Famille. Les armées, ce sont 35 000 mutations par an, avec des impacts territoriaux importants.
Je ferai des propositions sur la coordination entre collectivités territoriales et armées : élu d'un département militaire, avec une base aérienne à Évreux, j'ai pu constater que les armées sollicitent peu les collectivités, par exemple pour des affectations de logements, ou des conditions particulières d'accueil en crèche. Ces relations ne sont pas systématisées. Il faut trouver la bonne grammaire avec les élus locaux.
Il y a également des enjeux immobiliers, de fidélisation, d'accompagnement des blessés et de leurs familles.
Patricia Mirallès s'exprimera prochainement sur la mémoire et les anciens combattants. Il n'y a pas de modèle d'armée de demain si l'on ne sait pas d'où l'on vient. Le secrétariat d'État aux anciens combattants et à la mémoire fait honneur à la France. Nous sommes à la croisée des chemins : comment prendre soin des grands anciens, jusqu'aux derniers survivants de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de nos jeunes anciens combattants des nouveaux théâtres d'opérations ?
Je mentionnerai enfin le service national universel, dont la double tutelle a été actée par le Président de la République, la question plus large de la Nation en cas de conflit et de la responsabilité citoyenne.