Intervention de Stéphane Diémert

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 29 juin 2022 : 1ère réunion
Table ronde : « les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la constitution »

Stéphane Diémert, président assesseur à la cour administrative d'appel de Paris, ancien conseiller pour les affaires juridiques et institutionnelles de deux ministres des outre-mer :

Avant tout, je tiens à rappeler que les positions que je prendrai n'engagent que moi, d'autant que le ressort de ma juridiction s'étend jusqu'aux territoires du Pacifique.

En 2020, le président Magras m'avait demandé de réfléchir aux différentes évolutions qu'il vient de résumer, et j'avais répondu à son appel avec beaucoup d'enthousiasme. Ces réflexions ont été publiées dans son rapport du 21 septembre 2020, avant d'être présentées sous forme d'amendements défendus par Micheline Jacques et repris par les sénateurs de différents groupes, notamment Victorin Lurel. Il s'agissait de décliner la différenciation territoriale dans la Constitution.

Dans ce cadre, les articles 73 et 74 étaient conservés, du moins dans un premier temps. Ils étaient appelés à s'éteindre à mesure que les collectivités territoriales auraient choisi le nouveau statut de pays d'outre-mer régi par les articles nouveaux 72-5 et 72-6. Le processus d'accession à ce statut spécifique garantissait évidemment l'adhésion des électeurs et l'accord des assemblées locales. Il s'agissait en résumé d'un statut très largement contractualisé, permettant toutes sortes d'adaptations en fonction des volontés locales. L'exercice consistait donc à refondre et à refonder le droit constitutionnel de l'outre-mer.

L'affaire calédonienne nous offre la possibilité de traiter en un même exercice constituant le statut de la Nouvelle-Calédonie et ces propositions, d'autant que la Nouvelle-Calédonie pourrait pleinement s'inscrire dans ce cadre, indépendamment des questions qui lui sont spécifiques.

J'ai été la plume de la révision de 2003. De plus, au sein du Haut Conseil de la Polynésie française et, surtout, au ministère des outre-mer, j'ai eu à écrire un certain nombre de projets de loi organique et à appliquer un certain nombre de textes. Or j'ai pu constater à quel point il pouvait être difficile de mettre en oeuvre des textes lacunaires, imprécis ou contradictoires, en raison de leurs modalités d'application.

Ce constat a déjà été rappelé : le schéma de 1946 est, finalement, toujours en vigueur. En 1958, peu de choses ont changé à cet égard, si ce n'est la création de la Communauté. Ce fut certes un échec politique, mais la Constitution de la Ve République n'en contenait pas moins, à l'origine, le mot « autonomie ». En outre, à l'article 85, figurait une procédure de révision constitutionnelle tout à fait spécifique dont on pourrait s'inspirer aujourd'hui. Au-delà, sur le plan juridique, la Communauté dite « franco-africaine » pourrait à bien des égards inspirer les futures démarches, notamment le statut de la Nouvelle-Calédonie.

On se souvient de l'amendement « Léontieff », dont les dispositions pouvaient partir d'un bon sentiment. Il s'agissait de sanctuariser le statut des territoires d'outre-mer. Mais elles se sont révélées d'une grande complexité. En réalité, elles ont conduit à confier au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État le soin de fixer les limites de la réforme.

À l'inverse de la Communauté, si l'accord de Nouméa a été une réussite politique, force est de constater que, juridiquement, l'on est souvent resté dans une forme d'impressionnisme dont il a parfois été difficile de sortir.

Si la révision de 2003 a pu apporter certains progrès et résoudre certains problèmes, elle a été adoptée dans des conditions assez désagréables, en tout cas pour ses auteurs. Le cabinet du Premier ministre était hostile à la réforme. Le secrétariat général du Gouvernement (SGG) de l'époque trouvait tout à fait incongru que l'on mît en oeuvre les engagements du Président de la République et, de son côté, le Conseil d'État a bâclé l'examen de ce texte. Je le soutiendrai le cas échéant devant les membres de la Haute Assemblée. Enfin, la discussion au Parlement a été largement compromise par le rattachement de cette réforme au droit commun national de la décentralisation.

Pour ce qui concerne l'outre-mer, il a fallu naviguer entre l'écueil polynésien - le président de la Polynésie française était, à l'époque, très influent au sein de cette assemblée - et l'écueil réunionnais. On se souvient du psychodrame qui a conduit à la solution que l'on sait, la majorité parlementaire expliquant au Gouvernement que le dispositif conduirait La Réunion à l'indépendance, par l'organisation de référendums à peu près tous les six mois.

Quels que soient ses apports, la révision de 2003 est donc, d'une certaine manière, un contre-exemple pour la refondation du droit constitutionnel de l'outre-mer.

Toutefois, les circonstances politiques présentes sont ce qu'elles sont. Une forme d'arrogance majoritaire structurelle a disparu - je ne vise personne en particulier - et le Parlement est sans doute appelé à redevenir un lieu de discussions plus approfondies qu'auparavant. Or, pour ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, l'obligation de réussir la révision constitutionnelle nous offre une fenêtre pour donner, une fois pour toutes, un statut à l'outre-mer.

À mon sens, ce statut devrait faire preuve de la plus grande plasticité et introduire dans notre droit divers mécanismes qui, nonobstant les apports du droit comparé, ne sont finalement guère connus aujourd'hui.

La longueur des textes ne saurait être vue comme un obstacle. Comme l'a rappelé le président Magras, moins la Constitution est précise, plus le juge constitutionnel a les mains libres. Je vous invite à relire les commentaires de la décision prise par le Conseil constitutionnel au sujet de la loi organique qui a notamment doté Saint-Barthélemy et Saint-Martin d'un statut d'autonomie. Le Conseil constitutionnel s'est demandé un temps si cette disposition ne devait pas être censurée ! À l'évidence, il est grand temps d'encadrer, sur un certain nombre de points, la capacité d'action et d'interprétation du juge.

L'essentiel, c'est donc moins la longueur du texte que sa précision. D'ailleurs, pour éviter d'alourdir la Constitution, on peut très bien renvoyer à des textes annexés. La loi constitutionnelle de juillet 1998, qui a modifié le statut de la Nouvelle-Calédonie, n'était pas initialement conçue comme insérant un titre XIII dans la Constitution. C'est le Sénat qui a fait voter cette disposition. À l'origine, on envisageait une loi constitutionnelle séparée de la Constitution, qui, à bien des égards, aurait été plus simple à modifier.

J'insiste sur l'exigence de plasticité, de précision et de souplesse qui doit peser sur le Constituant. Compte tenu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je pense en particulier aux procédures spécifiques.

Rapports entre les institutions nationales et les organes territoriaux, ratification, approbation, improbation, veto, dévolution progressive des compétences sur appel des collectivités territoriales, saisine du Conseil constitutionnel, contractualisation de l'exercice du pouvoir normatif : si elles ne sont pas explicitement prévues, toutes les procédures qui dérogent à l'article 34 ou échappent aux compétences du Conseil constitutionnel seront vouées à la censure. Il en va de même des pouvoirs qui pourraient être conférés aux électeurs, par exemple pour se saisir eux-mêmes de certains textes. L'effort de précision n'en est que plus important pour ce qui concerne le texte constitutionnel, quels que soient les choix opérés sur le fond, notamment les limites retenues pour le transfert de compétences.

Au-delà des questions purement formelles, il faudra réfléchir à ressusciter l'ancien article 85. Pour ces textes constitutionnels ultramarins, ne devrait-on pas disposer d'une procédure de révision moins solennelle que celle de l'article 89 ? On pourrait par exemple prévoir une adoption par les assemblées aux trois cinquièmes et une confirmation ou une ratification par les assemblées locales.

Naturellement, il faut aussi s'inspirer du droit comparé. Les Pays-Bas, l'Espagne, le Portugal et l'Italie peuvent utilement inspirer notre réflexion. On ne saurait rejeter certaines évolutions a priori au motif qu'elles n'appartiennent pas à nos traditions juridiques. Ces dernières peuvent devenir impuissantes, à l'instar des idoles dévaluées, qui finissent par faire fuir les fidèles des temples.

Enfin, j'insiste sur les garanties démocratiques dont une telle réforme doit être assortie. Pour éviter de répéter le précédent réunionnais de 2003 et, plus largement, de compromettre la paix civile, il faut soumettre aux électeurs un certain nombre de décisions fondamentales. À ce titre, on pourrait s'inspirer de l'exemple suisse. Soit l'on impose une décision aux électeurs, pour les orientations fondamentales d'un statut, soit on leur permet de se saisir de certaines évolutions.

En résumé, il faut faire preuve d'imagination et les textes doivent présenter une certaine longueur. La constitutionnalisation est du reste une tendance assez répandue dans les démocraties contemporaines. Qu'est-ce que constitutionnaliser ? C'est simplement mettre un certain nombre de règles à l'abri des caprices du législateur ordinaire, donc de la majorité du moment, en imposant des procédures de révision plus lourdes.

Il faut s'efforcer de réfléchir sereinement et de manière assez consensuelle à ces évolutions. Le Sénat est particulièrement bien placé pour contribuer à cet effort.

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