Intervention de Patrick Lingibé

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 29 juin 2022 : 1ère réunion
Table ronde : « les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la constitution »

Patrick Lingibé, avocat au barreau de la Guyane et spécialiste en droit public, vice-président de la Conférence des bâtonniers de France et président de sa délégation outre-mer :

Ne nous voilons pas la face : il est urgent d'agir, non seulement en Nouvelle-Calédonie, mais dans tous les outre-mer.

En tant que praticien du droit, j'observe l'état de la société dans chacune des collectivités d'outre-mer au sens large. Mes échanges avec les différents bâtonniers d'outre-mer me permettent notamment d'évaluer, de manière pragmatique, la confiance dans les institutions.

Quelle que soit la virtuosité des systèmes juridiques, le droit n'a de pertinence que s'il répond aux doléances et aux appétences des corps sociétaux auxquels il doit s'appliquer. Pour les populations ultramarines, le statut n'est pas la question principale : ce n'est qu'un outil permettant de répondre à un certain nombre de revendications, qui sont par ailleurs exprimées devant les élus.

Le Conseil national des barreaux (CNB) a cherché à mesurer le sentiment de confiance en outre-mer pour la première fois en 2021, en particulier à l'égard de l'institution judiciaire. Le sondage confié au cabinet Odoxa révèle ainsi que plus de 58 % des ultramarins jugent qu'il est difficile de faire valoir leurs droits. Le chiffre atteint même 80 % dans certains territoires.

En 2017, le taux de pauvreté en France s'élevait, en moyenne, à 14 %. Mais, outre-mer, il est trois à huit fois supérieur. L'indicateur d'inégalités était de 0,29 dans l'Hexagone et de 0,39 à Mayotte par exemple. À l'évidence, il existe une distorsion entre la réalité vue par le prisme républicain et la réalité vécue outre-mer. Il s'agit même d'une discordance totale, qui crée une crise de confiance majeure. Les résultats des dernières élections en témoignent.

Un facteur aggravant s'est ajouté au cours des vingt-quatre derniers mois, à savoir la crise sanitaire liée à la gestion du covid. Les restrictions infligées à la liberté de circulation ont été très mal vécues outre-mer. Elles ont aggravé ainsi la radicalité latente dans laquelle ces territoires ont basculé depuis au moins cinq ans, faute d'avoir apporté des réponses idoines à des problématiques récurrentes qui se sont aggravées.

À mon sens, la différence entre les articles 73 et 74 est bel et bien artificielle. Toutes les spécificités des collectivités relevant de l'article 73 ne sont pas révélées constitutionnellement, mais elles n'en sont pas moins réelles, notamment en matière pénale où il existe certaines règles particulières et dérogatoires.

Personnellement, je suis un farouche partisan de la révision de ces deux articles. Dans l'inconscient collectif, l'article 73 est vécu comme un bienfait égalitaire hérité de la départementalisation de 1946, alors que c'est totalement faux. Quant à l'article 74, beaucoup de populations d'outre-mer l'assimilent à l'aventure de l'autonomie, ce qui est également faux, ne serait-ce que parce que l'autonomie juridique et institutionnelle au sens où nous l'entendons n'est pas l'indépendance.

À ce titre, nous devons corriger une erreur conceptuelle.

L'article 73 mentionne des « caractéristiques et contraintes particulières ». Peut-on conserver ces termes, tels que le Conseil constitutionnel les a interprétés dans sa décision, par ailleurs très malheureuse, du 2 décembre 1982, alors qu'outre-mer les bassins de vie et les modèles sociétaux sont radicalement différents de ceux de l'Hexagone ?

L'article 74 repose quant à lui sur la notion d'intérêts propres, qui me paraît beaucoup plus prégnante outre-mer et conforme aux réalités ultramarines. Je pense singulièrement aux cinq DROM.

Un nouvel article unique de la Constitution pour l'outre-mer prenant en compte la notion d'intérêts propre de chaque collectivité ultramarine, avec une nouvelle loi organique instaurant ainsi une différenciation outre-mer, territoire par territoire, seraient une solution de bon sens. C'est précisément ce que préconisait le président Magras. J'ajoute que ce serait une réponse à la crise de confiance qui s'est s'aggravée aujourd'hui.

En moyenne, dans les cinq DROM, l'abstention atteint des niveaux vertigineux. J'y vois la marque du déficit explicatif dont souffre l'environnement institutionnel.

Un reproche peut être souvent fait aux élus de se parler à eux-mêmes. Il faut relier cette réforme institutionnelle aux difficultés du quotidien, comme la sécurité ou l'énergie : il s'agit là de problèmes basiques, comme l'accès à l'électricité ou à l'eau potable dont les populations de certaines collectivités d'outre-mer sont privées. C'est le seul moyen de convaincre les populations locales. On ne peut pas se contenter d'une simple consultation au sens de l'actuel article 72-4 selon moi. Il faut aller beaucoup plus loin dans l'explication et le détail, ce d'autant plus face à la crise actuelle de confiance et à l'heure où un changement de génération vient bousculer la classe politique.

Je sais que le Sénat s'est saisi de cette question. Michel Magras le soulignait déjà dans son rapport, il y va de la confiance dans la République.

André Gide écrivait : « Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu'on ne les a pas tentées. » Aujourd'hui, nous sommes face à ce défi : changer de paradigme ultramarin est une nécessité impérieuse.

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