Effectivement, nous avons effectué un travail intense et accéléré.
Grâce à la proposition de résolution européenne déposée il y a un mois par notre collègue Vanina Paoli-Gagin, nous avons l'occasion, ce matin, d'aborder de nouveau l'importance du patrimoine européen, et particulièrement de ses métiers d'art.
Voilà quatre mois, avec Louis-Jean de Nicolaÿ, nous présentions devant notre commission notre rapport d'information proposant une stratégie européenne ambitieuse pour le patrimoine. Nous recommandions d'assumer ce qui, selon nous, doit devenir une véritable priorité pour l'Union européenne. Le patrimoine, bien commun des Européens, est aussi un puissant facteur d'identité, de reconnaissance, de rayonnement pour l'Europe, et un levier d'attractivité, de développement durable et de cohésion pour nos territoires.
Il semble que nos espoirs puissent aboutir sous présidence tchèque, puisque c'est à la fin de l'année, à l'issue de celui de la période 2019-2022, que devrait être élaboré le nouveau programme d'action quadriennal européen en matière de culture, pour la période 2023-2026, qui pourrait prendre la forme d'une résolution du Conseil. Nous formons le voeu que le patrimoine en soit un axe fort, voire structurant.
Nous évoquions, à l'appui de notre conviction en faveur du patrimoine, l'Europe des cathédrales, des monastères, des pèlerinages, l'Europe des châteaux, des monuments, unie dans sa diversité pluriséculaire, mobilisée pour la conservation de ce précieux héritage, et sans cesse tournée vers la création, le renouveau des savoirs et des arts ainsi mis en oeuvre.
Or voici que cette Europe du patrimoine, des arts et des savoir-faire ancestraux et toujours renouvelés est menacée, presque inopinément ! Non pas par quelque force venue de l'extérieur, mais en son sein même, par une tentative, vertueuse dans son principe, de réglementation de l'usage des produits chimiques. Nous sommes là dans le domaine de REACH, acronyme anglais du règlement européen concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques. Ce règlement date du 18 décembre 2006 et sa gestion est confiée à l'Agence chimique européenne, désignée elle aussi sous son acronyme anglais ECHA. Ce règlement fleuve fait plusieurs centaines de pages, sans compter les annexes, tout aussi volumineuses. Ainsi l'annexe XIV, qui nous occupe ici, compte 331 pages. Quant au site internet de l'ECHA, presque intégralement en anglais, il est sans doute l'un des plus touffus et complexes qui soient. Il contient plusieurs milliers voire dizaines de milliers de pages et mériterait un moteur de recherche à lui tout seul !
C'est dire qu'il n'a pas été simple de se repérer dans ce maquis, dans le délai d'un mois que le règlement du Sénat laisse à notre commission pour examiner la proposition de résolution européenne (PPRE), à compter de son dépôt. Nous tenons à remercier tout d'abord les professionnels, maîtres verriers et la Chambre syndicale nationale du vitrail, qui nous ont tôt alertés, ainsi que notre collègue auteure de la proposition de résolution, qui a pris l'heureuse initiative de saisir ainsi le Sénat de ce sujet.
Pourquoi cette mobilisation précoce ? L'ECHA a lancé au printemps une consultation sur l'inclusion du plomb à l'annexe XIV du règlement REACH, concernant les substances dites « particulièrement préoccupantes ».
Or la procédure d'autorisation que cela implique, et qui cédera la place à une interdiction pure et simple au terme de quelques années, représenterait un coût prohibitif pour les utilisateurs : plusieurs mois de montage de dossier d'expertise, exigeant le recours à un cabinet ou une structure d'appui spécialisé et le versement d'une redevance à l'ECHA, de l'ordre de 27 000 euros à 200 000 euros, selon la taille de l'entreprise concernée. Les TPE et PME françaises du secteur du patrimoine culturel ne pourront pas mettre en oeuvre cette procédure très lourde. Leur survie même serait mise en cause à court terme.
Avant d'examiner le vaste champ patrimonial concerné, au-delà du seul secteur du vitrail, il convient de revenir au calendrier de révision du règlement REACH et à la procédure qui s'y applique, que nous détaillons dans notre rapport écrit.
Toute modification des annexes de ce règlement XIV, listant les substances soumises à autorisation, avec interdiction à terme, ou XVII, listant celles qui sont soumises à une simple déclaration qui peut comporter des exceptions, relève de la procédure de réglementation avec contrôle, qui date d'avant le Traité de Lisbonne. La Commission européenne doit consulter le comité des États membres de l'ECHA, dit comité REACH, composé de représentants de chacun des États membres, et ne peut pas adopter la modification si l'opinion du comité est négative, c'est-à-dire si la proposition de modification ne reçoit pas une majorité qualifiée en sa faveur. Les parlements nationaux peuvent ici jouer un rôle précieux de « lanceurs d'alerte » législatifs auprès de leur gouvernement, qui est représenté dans le comité d'experts, mais aussi directement auprès de la Commission européenne dans le cadre du dialogue politique.
Le plomb figurait déjà, depuis 2018, sur la liste des substances dites « candidates » à l'inscription à l'annexe XIV. Il a donc fait l'objet, dans ce cadre, d'une consultation publique, ouverte le 2 février 2022 et close depuis le 2 mai 2022.
Le comité REACH doit maintenant se prononcer pour prioriser les substances à inclure dans cette annexe XIV. Il se prononce sur le tonnage, la dangerosité et le caractère dispersif, et examine l'impact des règles envisagées sur l'industrie. Ainsi, 84 % du tonnage de plomb utilisé concerne les batteries. Au comité, siège pour la France un représentant de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) avec l'appui d'un représentant du ministère de la transition écologique.
Interviendra ensuite l'instruction par la Commission européenne de la recommandation de l'ECHA et des informations recueillies lors de la consultation publique.
À ce stade, le résultat de la consultation n'est pas encore accessible sur le site de l'ECHA, qui, de fait, n'a pas encore adopté sa recommandation.
Une fois la recommandation adoptée, ce qui devrait intervenir au plus tard d'ici à la fin de l'année 2022, la Commission européenne proposera, en général sous douze mois, un projet de règlement, qui devrait donc intervenir d'ici à la fin de l'année 2023. C'est alors seulement que les autorités françaises auront officiellement connaissance des intentions de la Commission quant à l'inscription ou non du plomb à l'annexe XIV du règlement REACH.
Selon les services de la Commission européenne que nous avons interrogés, quelque 1 500 contributions auraient été reçues par l'ECHA au sujet du plomb. Selon le ministère français de la culture, auraient participé à la consultation de l'ECHA les ministères de la culture ou autorités en charge du patrimoine et des monuments historiques des pays et collectivités suivants : Autriche, Allemagne fédérale, Land de Saxe, Italie, République tchèque, Pays-Bas. Cela peut indiquer un début de mobilisation politique sur l'enjeu patrimonial de l'inscription du plomb en annexe XIV.
Les maîtres verriers qui nous ont saisis demeurent légitimement inquiets, car la fabrication et la conservation du vitrail sont indissociables de l'usage du plomb. Les baguettes formant la matrice soutenant le verre coloré et peint sont en plomb. Ces baguettes présentent longitudinalement des rainures opposées, dos à dos, en forme de H, où sont serties les plaques de verre, jusqu'à 170 par mètre carré. L'espace compris entre les rainures au milieu du plomb s'appelle « l'âme » ; les côtés qui recouvrent le verre sont les « ailes ».
Les propriétés intrinsèques de malléabilité, de durabilité et de solidité du plomb expliquent que le réseau arachnéen formé par ces baguettes soit irremplaçable.
Or la France concentre plus de 60 % du patrimoine des vitraux européens et abrite la plus grande surface de vitraux au monde. Nul besoin d'insister sur la valeur exceptionnelle de ce patrimoine, dont les plus beaux joyaux sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, mais qui s'étend aussi dans tous nos territoires. Je renvoie à ce sujet à l'excellent rapport d'information sur l'état du patrimoine religieux dans notre pays, publié voilà deux semaines par nos collègues Pierre Ouzoulias et Anne Ventalon, au nom de la commission de la culture.
Mais les maîtres verriers ne sont pas les seuls à s'inquiéter, loin de là. Le champ des métiers concernés est beaucoup plus vaste, d'où les amendements que nous proposons à la PPRE initiale, afin de couvrir l'ensemble du champ du patrimoine, après avoir précisé et circonscrit le cadre procédural que nous venons d'indiquer.
Les facteurs d'orgues sont eux aussi concernés au premier chef, ainsi que les organistes et tous les amateurs de ce prodigieux instrument, en partie constitué de plomb. Malgré de nombreux essais de substitution depuis le XIXe siècle, il apparaît que sa sonorité est indissociable de la part de plomb qui forme l'alliage de ses tuyaux, dans une proportion variant de 10 % à 95 % environ.
C'est pourquoi nous avons entendu l'association Orgue en France, présidée par M. Philippe Lefebvre, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris, ainsi que le groupement professionnel des facteurs d'orgues, rattaché à l'Union nationale des industries de l'ameublement français. Sur près de 10 000 orgues recensées en France, près de 1 600 sont classées au titre des monuments historiques. Les manufactures d'orgues représentent environ 65 entreprises en France, dont une trentaine a un effectif moyen compris entre trois et cinq personnes. Environ 200 à 250 personnes travaillent, dans notre pays, chez les tuyautiers et dans les manufactures d'orgues. On estime entre 200 kilos et une tonne la quantité de plomb pur mise en oeuvre annuellement par une entreprise.
L'interdiction du recours au plomb ou la lourde procédure d'autorisation de l'annexe XIV de Reach entraînerait le risque majeur de la perte de cet immense patrimoine pluridisciplinaire : orgues à tuyaux, facteurs d'orgues, organistes, compositeurs de musique d'orgue et, à terme, la musique d'orgue elle-même, dans sa diversité, qu'elle soit profane ou sacrée.
Au-delà du vitrail et de l'orgue, la présence du plomb dans de nombreux éléments des bâtiments anciens et des monuments historiques implique d'autres filières du patrimoine culturel, qui pourraient être gravement affectées.