Comme la commission des affaires économiques, la commission des affaires européennes est fermement attachée à l'application d'une préférence européenne pour les lanceurs. Une telle préférence paraît évidente pour les satellites destinés aux services gouvernementaux, et a fortiori militaires. Toutefois, elle devrait l'être aussi pour la plupart des lancements commerciaux, pour d'évidentes raisons liées à la souveraineté technologique. Comme nous l'a dit l'un des entrepreneurs que nous avons auditionnés : à l'heure où l'on parle pour l'Europe de souveraineté économique, il n'est pas raisonnable de laisser un satellite trois semaines en attente de lancement sur le sol des États-Unis. Il est concrètement impossible d'en assurer la surveillance 24 heures sur 24. Sans vouloir prêter de mauvaises intentions à nos amis américains, cela revient à se jeter dans la gueule du loup !
Je rappelle d'ailleurs que le droit européen de la commande publique n'interdit pas les restrictions d'accès aux marchés publics européens, pour peu qu'elles soient suffisamment justifiées, notamment pour des motifs de sécurité.
Il est tout à fait légitime d'utiliser pleinement cette latitude laissée aux donneurs d'ordre et nous devrons, pour notre part, être particulièrement attentifs à la manière dont la Commission libellera les marchés.
Selon la proposition de la Commission, les lancements devraient se faire « si possible » à partir du territoire des États membres. Cette expression est ambiguë, et elle a été interprétée de manière divergente par nos partenaires européens. Certains estiment en effet qu'une moindre compétitivité des bases de lancement européennes serait un motif suffisant pour se tourner vers des fournisseurs de services de lancement étrangers. Dans le même article de la proposition de règlement, la mention explicite d'un objectif de promotion de « l'autonomie stratégique » de l'Union semble limiter la possibilité d'une telle interprétation, qui n'est évidemment pas celle de la France. Néanmoins, afin d'éviter tout malentendu ultérieur, nous souhaiterions que ce point soit clarifié. De telles dérogations à la préférence européenne ne devraient intervenir que dans des cas très limités d'incapacité constatée des lanceurs européens à remplir cette mission, et seulement si un retard de déploiement était susceptible de causer des dommages importants au système.
Sur ce point, la présidence française du Conseil de l'Union européenne ne nous a peut-être pas beaucoup aidés, car, comme vous le savez, au titre de la présidence, les représentants français se sont abstenus de faire prévaloir leur point de vue lors des discussions au Conseil. Nos partenaires italiens, avec lesquels nous sommes très en phase à ce sujet et qui y sont très intéressés à travers leur lanceur Vega-C, n'ont pas réussi à obtenir de garanties supplémentaires.
Si nous souhaitons tous que les satellites de la constellation soient déployés par des lanceurs européens, l'applicabilité de restrictions de lancement pour des acteurs non européens dépendra, concrètement, de la capacité d'Ariane 6 - le cas échéant suppléée par Vega-C - à déployer ces satellites.
Si le vol inaugural de Vega-C a bien eu lieu la semaine dernière, le lancement d'Ariane 6 ne cesse d'être retardé. Il est actuellement prévu pour l'année 2023, et devra en outre, dans ses premières années de fonctionnement, assurer le déploiement de la constellation Kuiper d'Amazon, qui a réservé dix-huit lancements échelonnés entre 2024 et 2027. Même si une montée en cadence des lancements n'est pas à exclure, l'hypothèse selon laquelle les services de lancement européens seraient insuffisants pour assurer le déploiement de la constellation européenne demeure malheureusement plausible. Afin de se prémunir contre ce risque, il serait souhaitable que la Commission européenne assure plus fermement son rôle de client d'ancrage pour les services de lancement européens - comme l'a d'ailleurs fait l'Agence spatiale européenne.
Dans le contexte de montée en puissance de l'Union européenne dans le domaine spatial, le nouveau projet de constellation illustre d'ailleurs à nouveau les difficultés d'articuler la coexistence, en Europe, de l'Union européenne spatiale et de l'ESA. Ce n'est pas un problème nouveau, mais, au vu de l'importance des enjeux de sécurité en présence, la répartition des rôles doit être ici strictement définie. Pour la constellation, il est prévu que l'ESA se cantonne à un rôle de soutien technique, notamment dans l'analyse des offres des partenaires privés.
Par ailleurs, les marchés concernant les services gouvernementaux ne devraient pas être ouverts aux pays de l'ESA non membres de l'Union européenne. La même question se pose pour les bases de lancement : faut-il autoriser, comme le souhaitent certains grands pays partenaires, des lancements depuis la Norvège ? Nous n'y sommes pas favorables, car les priorités de l'ESA et de l'Union peuvent être divergentes.
Le Royaume-Uni, qui est un acteur spatial de premier plan, a quitté l'Union européenne, mais demeure membre de l'ESA, ce qui met encore davantage en relief cette césure. Même si les conditions de production et d'accès aux informations classifiées de l'Union par l'ESA seront renforcées, et même si le Royaume-Uni ne pourra participer, dans le cadre de l'Agence, qu'à la fourniture de services commerciaux pour la constellation, peut-on garantir que les entreprises britanniques ne tireront pas un bénéfice excessif des informations auxquelles elles pourraient avoir accès à l'occasion de ces collaborations ?
En outre, je rappelle que le gouvernement britannique est l'un des actionnaires principaux de la constellation OneWeb, dont la nouvelle constellation européenne sera une concurrente directe dans plusieurs domaines. Peut-on, dans ces conditions, laisser librement les entreprises britanniques candidater aux appels d'offres relatifs à la constellation européenne ? Des garde-fous devront être posés. Cela relèvera des négociations entre l'ESA et la Commission, qui semble avoir pris la mesure du problème.
Pour finir, il faut évoquer le financement du projet. Son coût total, pour la période 2023-2027, est estimé par la Commission à 6 milliards d'euros, parmi lesquels 1,6 milliard d'euros serait financé par l'Union et 2 milliards d'euros par le secteur privé, le reste devant être assuré par les États membres et des États tiers participant au programme, ainsi que par l'ESA.
Sur ce point, deux remarques s'imposent. Premièrement, le montant exact du projet n'est pas connu a priori, puisque l'architecture de la constellation et le nombre de satellites nécessaires à la fourniture du portefeuille de services, qui sera défini par la Commission, seront laissés au libre choix des prestataires. Néanmoins, au vu des budgets consacrés par les acteurs privés au déploiement de leurs constellations, le montant total annoncé apparaît particulièrement faible : on parle ainsi de 10 à 15 milliards d'euros pour le déploiement de Kuiper.
Il est donc indispensable de consolider le modèle de financement du projet. En ce qui concerne les fonds européens mobilisés, pour l'instant, la somme de 1,6 milliard d'euros prévue par l'Union est redéployée depuis d'autres programmes, notamment le programme spatial européen et Horizon Europe. On peut le regretter, mais lorsqu'on connaît la difficulté des négociations budgétaires européennes, cela est sans doute plus sage que de rouvrir le cadre financier pluriannuel - dont les dernières négociations ont duré près de quatre ans.
En revanche, il faut, dès à présent, anticiper l'intégration de ce nouveau programme dans le prochain cadre financier pluriannuel, bien au-delà des 442 millions d'euros initialement prévus, pour GovSatCom et la surveillance de l'espace durant la période 2021-2027. Le développement de l'espace comme secteur stratégique, au-delà des programmes historiques Galileo et Copernicus, nécessitera une augmentation considérable des budgets européens associés. Je rappelle d'ailleurs que le budget consacré à la politique spatiale dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 était déjà en nette augmentation, par rapport à la période précédente, signe de sa montée en puissance.
Afin de sécuriser le financement privé de la constellation et d'assurer la viabilité de son business plan, il serait souhaitable que les premiers services commerciaux soient lancés dès le déploiement de l'infrastructure gouvernementale. Il conviendrait alors de privilégier dans un premier temps, dans les critères d'attribution, la maturité de l'offre de service et l'existence d'un marché. Nous ne pourrons en effet nous passer des acteurs privés pour le financement du programme. Il nous semble par ailleurs très important, vu les implications financières et les incertitudes concernant la viabilité financière du projet, que le Parlement européen, mais aussi les parlements nationaux soient régulièrement informés par la Commission européenne des évolutions survenues dans la mise en oeuvre du partenariat public-privé envisagé, afin de pouvoir réagir à toute difficulté qui se présenterait à ce sujet.
La Commission européenne envisage un calendrier de déploiement de la constellation très ambitieux, impliquant le lancement des premiers satellites et de premiers services accessibles dès 2024. La présidence française du Conseil de l'Union européenne a obtenu un accord sur le projet au Conseil, le 29 juin, après seulement quatre mois de négociations. Le double objectif de la proposition a permis un relatif consensus au sein des États membres, certains, comme la France, étant plus sensibles aux usages souverains et militaires, et d'autres plus sensibles à la réduction des zones blanches et au développement de services commerciaux.
Le Parlement européen devrait se prononcer en octobre, et la présidence tchèque de l'Union européenne a fait de ce dossier une priorité. Elle espère obtenir un accord en trilogue au plus tard au tout début de l'année 2023. Ainsi, le calendrier envisagé par la Commission pourrait être tenu, de premiers appels d'offres pouvant être lancés dès l'année prochaine. Des consultations avec les industriels du secteur spatial sont d'ores et déjà prévues durant cet été, en parallèle des négociations sur la proposition de règlement, afin de pouvoir lancer rapidement les premiers appels d'offres dès son adoption.
Il nous paraît urgent de lancer la constellation, qui assurera les conditions de la souveraineté européenne et d'une croissance tirant bénéfice des nouveaux usages du numérique. Toutefois, nous appelons à une grande vigilance quant aux conditions de sécurité et de participation des acteurs extraeuropéens à ce projet, et quant à ses modalités de financement. C'est l'objet de la proposition de résolution européenne que nous avons déposée conjointement, et que nous vous proposons d'adopter aujourd'hui.