Intervention de Patrice Joly

Réunion du 3 août 2022 à 14h30
Projet de programme de stabilité pour 2022-2027 — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Patrice JolyPatrice Joly :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de programme de stabilité nous est présenté avec plusieurs mois de retard, cela a été dit, et nous est transmis dans un délai qui frise l’irrespect du Parlement. Même si rien ne vous oblige, quel mauvais signal en ce début de mandature !

Nous y étions habitués sous le précédent quinquennat, mais nous avions un peu d’espoir, puisque nous pensions avoir compris que le Gouvernement voulait favoriser le dialogue avec les parlementaires. M. le ministre nous disait il y a encore une semaine combien il était important de laisser le Parlement travailler en amont sur les textes. Visiblement, cela reste pour l’instant un vœu pieux !

Sur le fond, ce document soulève des interrogations en raison notamment de l’insuffisance des informations fournies. Ainsi, on comprend que la stratégie gouvernementale se fonde sur une réduction de la dette à compter de 2026 et sur un passage sous la barre des 3 % du déficit en 2027. Or l’OFCE met en doute ces prévisions. Selon vous, ce résultat serait atteint grâce à une maîtrise de l’augmentation de la dépense publique de 0, 6 % par an.

Au regard du contexte économique et social, d’une part, et de la dynamique naturelle de la dépense publique, d’autre part, comment allez-vous vous y prendre ?

Nous sommes en droit de partager l’analyse du Haut Conseil des finances publiques, qui parle d’une trajectoire de finances publiques qui s’appuie sur une prévision de croissance un peu trop optimiste, sur des réductions de dépenses à ce stade non documentées par une description précise des réformes et des mesures en dépenses.

J’évoquerai tout d’abord vos prévisions de croissance trop optimistes. À contre-courant des prévisions de la direction générale du Trésor, du Fonds monétaire international (FMI), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de la Banque de France, vous annoncez une croissance de 1, 8 % en 2027, en sous-entendant qu’elle découlera de la baisse des impôts de production, des réformes des retraites, du marché du travail, de la formation, du chômage, du RSA, mais aussi de la poursuite des dépenses des plans France Relance et France 2030.

Mais la réalité sera tout autre, monsieur le ministre ! La cure d’austérité que vous allez imposer aux Français du fait de la baisse continue des dépenses publiques en valeur réelle, notamment pour le financement des services publics, et de l’insuffisance des revalorisations des dispositifs sociaux, ne pourra générer qu’une croissance molle. En outre, elle créera une insécurité pour nos concitoyens, dont le pouvoir d’achat sera altéré.

Permettez-nous, dès lors, d’avoir de sérieux doutes sur vos capacités à atteindre le plein emploi et des interrogations sur l’accélération, pourtant nécessaire, de la transition écologique.

J’évoquerai à présent la réduction des dépenses. Il est très clair que nous manquons cruellement de précisions. Pourtant, nous savons qu’une hausse des dépenses en volume est prévue pour financer le Ségur de la santé, le plan d’urgence pour l’hôpital public et le plan urgences. Pourquoi ne disposons-nous pas de chiffres précis ? Quid du financement du cinquième risque, qui a aujourd’hui totalement disparu des radars et dont on connaît pourtant l’impact budgétaire ?

J’en viens aux collectivités, lesquelles, vous n’êtes pas sans le savoir, ont une obligation de gestion équilibrée de leur budget. J’attire votre attention sur le fait qu’elles sont, d’une part, des pourvoyeuses de services publics, souvent pour compenser le retrait de l’État dans les territoires, et, d’autre part, qu’elles réalisent 70 % des investissements publics. Vous prévoyez qu’elles seront de nouveau associées à l’effort de maîtrise de la dépense publique. Attention à ne rien briser !

Vous vantez dans ce document les bons résultats obtenus en matière de baisse du chômage. Vous avez un art certain d’enjoliver la réalité ! Il faut mettre cette baisse en relation avec une augmentation des dispositifs conduisant à une sortie du chômage, notamment les contrats en alternance et les contrats d’apprentissage.

Il ne faut pas oublier que le chômage des jeunes âgés de 15 ans à 24 ans est 3, 3 fois plus élevé que celui des personnes âgées de 50 ans ou plus. Aujourd’hui, le chômage en France reste à des niveaux élevés et touche 5, 4 millions de personnes – ce n’est pas rien ! Enfin, 1, 9 million de personnes sont exclues des statistiques du chômage, car elles sont inactives, malgré leur désir de travailler.

De plus, monsieur le ministre, nombre de nos concitoyens n’ont désormais pas d’autres choix que d’occuper des emplois précaires ou au statut non sécurisé : ils sont autoentrepreneurs, ubérisés ou en contrat à durée déterminée. Nous sommes en droit de vous demander quel avenir se dessine pour eux !

D’une manière générale, vous ne pouvez pas évacuer la question de l’explosion de la paupérisation de nos concitoyens. La crise sanitaire a augmenté d’un million le nombre de pauvres dans notre pays ; ceux-ci représentent désormais 14, 6 % de la population. Cela explique, selon le rapport du Secours catholique, que 7 millions de Français aient eu recours à l’aide alimentaire en 2021.

À l’autre bout de la chaîne, au contraire, une petite élite peut s’estimer très satisfaite de votre politique, car c’est pour elle que vous gouvernez depuis maintenant cinq ans.

En cinq années, Emmanuel Macron a ainsi supprimé 80 milliards d’euros de recettes fiscales pérennes. Les commentateurs économiques insistent beaucoup sur le « quoi qu’il en coûte » des dépenses du Président. Il ne faudra pas oublier désormais d’y ajouter le « quoi qu’on en perde » des recettes !

Alors que vous réduisez l’aide personnalisée au logement (APL) pour les ménages, vous diminuez dans le même temps les prélèvements obligatoires pour les détenteurs du capital : suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, création de l’exit tax, plafonnement de l’impôt sur les revenus du capital. Au total, ce sont 4 milliards d’euros par an de cadeaux qui sont faits à ces catégories sociales.

À cela s’ajoute la suppression de la taxe d’habitation, y compris pour les 20 % de ménages les plus riches. Au total, les finances publiques auront ainsi été privées en deux ans de quelque 17 milliards d’euros, sans oublier les 10 milliards d’euros de baisse des impôts de production et la diminution de l’impôt sur les sociétés.

Cette baisse de la fiscalité est incompréhensible alors qu’il faudrait faire contribuer les plus riches, en particulier ceux qui ont profité des crises récentes, qu’elles aient été sanitaire, géopolitique ou autre.

En définitive, rien dans ce programme de stabilité ne donne l’espoir de créer un monde d’après.

Si la crise sanitaire a fait exploser les budgets et gonfler la dette, le cap demeure le même : pas de contreparties aux aides de l’État, pas de mise à contribution des très riches à l’effort national. Pis, malgré le Ségur, on continue de fermer des lits d’hôpital, car le paradigme gestionnaire à courte vue perdure.

De même, la crise sanitaire mondiale, la guerre en Ukraine, les tensions sur les prix de l’énergie, l’inflation qui croît, tout ce cocktail a révélé la nécessité d’un changement de politique de grande envergure.

Nous n’avons plus le choix : nous devons désormais nous prémunir contre les crises à venir et protéger les plus vulnérables d’entre nous. Il nous faudra atténuer, voire résoudre, les crises, qu’elles soient sociales, économiques ou écologiques, et résorber les inégalités qui fragilisent la cohésion sociale et la démocratie.

Il n’est plus tenable de faire « en même temps » des cadeaux fiscaux aux plus riches et de prétendre vouloir soutenir les plus démunis avec des primes ou des baisses éphémères de quelques centimes des prix à la pompe. Le ruissellement ne fonctionne pas et la loi du marché ne réduit pas les inégalités.

Lors de son discours de politique générale, la Première ministre Élisabeth Borne a demandé de « cesser de croire que, face à chaque défi, la solution consiste à créer une taxe. » On lui rétorquera volontiers qu’il serait également bon que le Gouvernement cesse de penser que, face à chaque défi, la solution consiste à baisser les impôts !

Un État fort est un État capable d’agir, grâce à des marges budgétaires importantes issues des recettes fiscales. Nous avons besoin de ces recettes pour lancer le plan grand âge, renforcer davantage l’hôpital, financer les dépenses de retraite et de santé, répondre aux besoins de l’éducation, de la recherche, ou encore pour faire face à la transition écologique et nous adapter au changement climatique. Nous en avons également besoin pour réaliser les investissements nécessaires pour accroître notre souveraineté économique.

Sauf à tuer nos services publics et à décourager définitivement ceux qui voudraient y travailler – je pense aux soignants et aux enseignants –, il faudra bien améliorer les conditions de travail et de rémunération.

La dynamique structurelle des économies riches va historiquement dans le sens de plus grandes dépenses publiques. Que faisons-nous ?

Des recettes existent. On pourrait ainsi rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune, créer une tranche supplémentaire de l’impôt sur le revenu, supprimer la flat tax et augmenter la taxe sur les services numériques, la taxe Gafam. En outre, on pourrait lutter plus sévèrement contre la fraude fiscale : selon le syndicat Solidaires-Finances publiques, les pertes de recettes s’élèvent à près de 100 milliards d’euros par an.

D’autres solutions existent. À l’échelon européen, il nous faut déjà redéfinir un cadre budgétaire et monétaire durable et rebâtir nos politiques à la hauteur des enjeux qui sont devant nous.

À cet égard, une question devient de plus en plus prégnante, celle des ressources propres. L’adoption de la taxe de 15 % sur les multinationales est actuellement bloquée par un veto hongrois, lequel pourrait être contourné en ayant recours à la procédure de coopération renforcée : les pays volontaires pourraient mettre en place cette taxe de manière individuelle et concertée.

D’autres ressources peuvent être mobilisées : le scandale des Pandora Papers, qui a révélé que 11 300 milliards de dollars étaient placés dans des paradis fiscaux, nous rappelle l’urgence pour les États membres de coopérer entre eux afin de renforcer la transparence et, ainsi, de mettre un terme à ces pratiques fiscales dommageables.

Un système fiscal plus équitable à l’échelle européenne est un impératif pour mieux lutter contre les inégalités en matière de revenus et de richesse.

Il devient essentiel de franchir le pas vers une fiscalité commune. Il est désormais temps de mettre en place une imposition commune des bénéfices des sociétés et de conclure les négociations afin d’instaurer une taxe sur les transactions financières d’ici à 2026.

Enfin, nous devons revenir sur ces règles budgétaires européennes – un déficit public annuel inférieur à 3 % et une dette publique n’excédant pas 60 % du PIB –, qui sont incompatibles avec l’urgence à investir massivement. On se demande toujours aujourd’hui sur quoi de telles règles sont fondées ! Leur suspension pendant la période de pandémie est révélatrice de leur inadéquation face aux défis et crises que doit surmonter l’Union européenne.

C’est pourquoi le pacte de stabilité et de croissance doit être mis au service des mutations économiques et sociales nécessaires à la réussite des transitions climatique et numérique engagées.

Dans cette perspective, il est indispensable de dépasser la seule logique du PIB, qui doit être assortie de nouveaux indicateurs de croissance et de richesse, et de réviser notre approche conservatrice et libérale de l’endettement public. Ce dernier est non pas une charge, mais l’une des conditions pour réussir les transitions nécessaires qui sont devant nous.

Pour conclure, monsieur le ministre, mes chers collègues, de grands chantiers s’ouvrent devant nous, mais ils supposent au préalable que nous révisions nos outils de coordination économique, dont cet obsolète programme de stabilité.

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