Voici arrivé le moment de vous restituer, avec Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard, notre travail d'évaluation de la politique de la ville et, plus spécifiquement, d'application de la loi Lamy du 21 février 2014, à l'issue de 30 auditions et quatre visites de terrain, à Val-de-Reuil, dans l'Eure, à Allonnes, dans la Sarthe, et, naturellement, à Valenciennes et Nice.
Beaucoup de rapports ont été écrits sur la politique de la ville ; vous pourriez vous dire : « Un de plus ! ». Nous avons voulu nous distinguer par notre méthode et notre objectif.
Tout d'abord, ce rapport suit de cinq ans celui que Valérie Létard et Annie Guillemot avaient rendu en 2017. Notre commission et la Haute Assemblée ont de la suite dans les idées. Ce n'est pas si fréquent !
Ensuite, notre travail intervient à un moment où se prépare une nouvelle génération de contrats de ville. Le Gouvernement a lancé une commission à laquelle Valérie Létard et moi-même avons participé. L'objectif est de conclure de nouveaux contrats d'ici à 2024, alors que les précédents sont prolongés depuis dix ans, posant une vraie question d'application de la loi : il était prévu de les corréler aux mandats municipaux... Il s'agit, en quelque sorte, de la face émergée de l'iceberg de l'application défaillante de la loi Lamy. Se pose aujourd'hui la question d'une révision de cette loi : nous voulons la préparer, voire l'anticiper.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des motivations ayant innervé notre travail, nous voulions redonner une perspective à cette politique. Le quinquennat précédent a été celui du stop & go entre les quartiers et le Gouvernement : le plan Borloo ? Des espoirs, puis un classement sans suite. De même, dans le plan de relance consécutif à une crise sanitaire dramatique, les quartiers ont été oubliés... avant de le voir se déployer, sous la surveillance directe du Premier ministre Jean Castex, et d'un comité de suivi qui s'est réuni tous les deux mois.
Les coups de frein et d'accélérateur se sont succédé sans constance et sans boussole. Désormais, quelle orientation, quelle priorité doit-on impulser à cette politique qui a plus de quarante ans et qui fait l'objet de nombreuses critiques ?
Pour répondre à ces questions, nous avons voulu jeter un nouveau regard sur la politique de la ville : nous proposons de compléter les objectifs et d'ajuster les outils. Dans ce cadre, nous nous sommes intéressées plus particulièrement à l'entrepreneuriat, comme exemple de trajectoires ascendantes des habitants de ces quartiers.
Nous souhaitons mettre en valeur la dimension de tremplin de la politique de la ville pour les habitants.
Ces quartiers sont confrontés à de multiples difficultés, en matière de sécurité, d'éducation, d'intégration, de santé ou de chômage. C'est un fait : nous ne le négligeons pas. Nous n'avons pas chaussé nos lunettes vertes, comme au pays d'Oz : soyez rassurés ! Cependant, à regarder la photo et non le film, à voir les difficultés des quartiers et non l'histoire des habitants, une partie de la réalité échappe à l'analyse. En effet, depuis une vingtaine d'années, la politique de la ville a pour principal objectif de réduire les écarts entre, d'un côté, des territoires où se concentre la pauvreté, et, d'un autre, le reste du pays. L'objectif est de normaliser ces territoires en leur faisant rejoindre la moyenne statistique.
La politique de la ville est conçue comme une politique de discrimination positive territoriale. Nous le savons : dans les quartiers transformés par l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), ce n'est pas sans résultat, bien au contraire. Pourtant, comme l'a souligné la Cour des comptes, avec constance, dans ses rapports de 2002, de 2012 et de 2020, la situation des quartiers ne s'améliore pas fondamentalement. La politique de la ville connaîtrait une forme d'échec récurrent, malgré les milliards engloutis. Ce constat nourrit son procès en légitimité, d'autant que, depuis le mouvement des « gilets jaunes », les problèmes de la France périphérique et de la ruralité peuvent apparaître plus urgents. Opposer ville et campagne est un piège : nous le savons bien.
Sans nier ces constats ni rester sourd aux demandes, il nous faut déconstruire certaines idées reçues. Dans les quartiers prioritaires, l'insuffisance du droit commun est encore et toujours une réalité. Les rapports Borloo, Cornut-Gentille et Kokouendo, et de l'Institut Montaigne l'ont largement démontré. Pour ne donner qu'un seul chiffre, pour 100 000 habitants, on compte moins de personnels de la fonction publique hospitalière en Seine-Saint-Denis non seulement par rapport au reste de la France, mais aussi par rapport aux départements de la diagonale du vide.
Pour autant, la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, se révèle être le huitième contributeur net à la protection sociale, et celui où la masse salariale a le plus augmenté dans la décennie qui a précédé la crise de la covid 19. La contribution à l'économie nationale n'est donc pas négative.
Il faut également envisager la politique de la ville dans le temps long des quartiers. Beaucoup ont été créés après-guerre dans le contexte de la reconstruction, de l'exode rural et de l'accueil des rapatriés d'Algérie. Les défauts rédhibitoires de certains grands ensembles sont apparus très tôt. Ainsi, la « sarcellite », expression décrivant les difficultés à vivre des habitants de ces quartiers, date de 1962, avant même tout problème d'immigration ou de ghettoïsation. À Val-de-Reuil, à Saint-Dizier ou à Grigny, les opérations dites de couture urbaine, visant à réparer les erreurs de conception, sont toujours en cours. Par conséquent, il ne faut pas avoir une vision court-termiste. Améliorer la vie des habitants demeure un enjeu.
Enfin, à bien des égards, ces quartiers sont des sas et la politique de la ville un tremplin. Certains ont pu dire que la Seine-Saint-Denis était un « Ellis Island français », dans le sens où, dans les métropoles, les quartiers populaires ont des fonctions d'accueil et de rebond. Bien qu'on manque d'études de cohortes pour confirmer les témoignages et les analyses sociologiques, plusieurs travaux nous montrent qu'il y a une réelle mobilité résidentielle et de revenu dans ces quartiers. On y déménage autant ou plus qu'ailleurs, par exemple pour devenir propriétaire, notamment à proximité, pour ne pas perdre les liens de solidarité ; mais les nouveaux entrants, qui les remplacent, ont en moyenne un niveau de revenu inférieur. Par ailleurs, des études récentes de l'Insee et de France Stratégie montrent que la mobilité intergénérationnelle des revenus est plus importante en France qu'aux États-Unis, sous réserve d'accéder à l'enseignement supérieur et d'être mobile géographiquement.
Nous plaidons donc pour adopter une vision dynamique de la politique de la ville. Dans une lecture statique, de dix ans en dix ans, et sans qu'il faille s'en satisfaire, un quartier pauvre va être, le plus souvent, confronté aux mêmes difficultés ; à l'inverse, dans une lecture dynamique, si l'on regarde qui sont les habitants, on verra qu'ils ont changé : en dix ans, environ 50 % auront déménagé.