Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, a remis en cause un certain nombre d'équilibres, que nous croyions acquis depuis longtemps, et engagé une recomposition stratégique qui dépasse largement l'Europe orientale.
Les réactions observées dans l'espace méditerranéen depuis le début de l'année sont, à cet égard, révélatrices des mutations souterraines, qui sont en train de modifier en profondeur notre environnement immédiat, sans que nous en prenions toujours pleinement la mesure.
Le recul de notre influence dans les pays du pourtour méditerranéen est en passe de se réaliser. Nous devons prendre collectivement conscience du sentiment d'éloignement entre les deux rives de la Méditerranée et le combattre, car il y va des intérêts et de la sécurité de notre pays.
La position ambiguë de la Turquie depuis le début de la guerre exprime la complexité de la recomposition en cours dans le bassin méditerranéen. En refusant d'appliquer les sanctions économiques européennes contre la Russie, en monnayant son soutien à l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'Otan, la Turquie a démontré une nouvelle fois sa volonté d'émancipation vis-à-vis du bloc occidental. Dans le même temps, l'habileté de sa diplomatie lui a permis de jouer un rôle de médiateur et de favoriser la conclusion de l'accord de juillet dernier entre les deux belligérants sur l'exportation des céréales ukrainiennes par voie maritime. La Turquie se veut un État pivot au sein de l'Alliance atlantique, un pays charnière en mesure de monnayer sa participation à l'Alliance.
Ce succès diplomatique a sans doute joué un rôle dans le récent raidissement turc. Il y a quelques semaines, le président turc a publiquement menacé la Grèce d'envahir certaines îles en mer Égée. Nous étions alors présentes en Grèce et y avons ressenti la forte inquiétude de la population. Cette escalade verbale nous concerne directement. Rappelons que la France est liée, depuis septembre dernier, à la Grèce par une clause d'assistance mutuelle, en vertu de laquelle toute militarisation du conflit en Méditerranée orientale aurait des conséquences directes pour nos armées.
Cet exemple turc, les revirements successifs et le niveau de tension qu'ils engendrent sont révélateurs d'une zone en pleine recomposition. Afin d'éclaircir la nature et la portée de ces évolutions, Isabelle Raimond-Pavero et moi-même avons auditionné des chercheurs en géopolitique et en économie du développement, des responsables militaires de chaque état-major, des diplomates spécialisés dans l'étude de cette région, ainsi que des agents en poste dans les institutions de l'Union européenne.
Nous avons, par ailleurs, été reçues en déplacement, il y a quelques semaines, en Grèce puis à Chypre, où nous avons pu à la fois échanger directement avec les responsables civils et militaires de ces deux partenaires, prendre la mesure sur le terrain d'un état de tension dont peu de Français soupçonnent l'existence, à seulement quelques heures de vol de Paris. Je voudrais souligner que l'initiative de la commission des affaires étrangères du Sénat s'agissant de ce rapport d'information a été partout particulièrement saluée.
Dans le nord de Chypre, la Turquie se sert de l'île comme d'un porte-avions insubmersible au service de ses intérêts dans le bassin levantin : 35 000 militaires turcs et 350 chars sont stationnés dans un périmètre de moins de 4 000 km2 en contact direct avec le territoire de l'Union européenne. Un sacré levier d'influence, pour ne pas dire un moyen de pression ! L'installation de drones Bayraktar TB2, désormais bien connus après les guerres d'Azerbaïdjan et d'Ukraine, nourrit le risque d'escalade dans cette zone de vives tensions.