En première partie de notre rapport, nous dressons un état des lieux documenté des principaux enjeux stratégiques qui structurent actuellement le bassin méditerranéen. Ces enjeux s'expliquent par deux caractéristiques de la Méditerranée liées à sa position géographique stratégique à l'interface entre trois continents : l'Europe, l'Asie et l'Afrique.
Première caractéristique : la Méditerranée est un carrefour. Cette voie de circulation est vitale pour notre continent. Elle concentre les marchandises, les ressources énergétiques, les flux d'information et d'êtres humains.
La Méditerranée est d'abord un carrefour pour les marchandises, car elle concentre, à elle seule, 25 % des flux du commerce mondial, alors que sa surface représente moins de 1 % des mers et océans du globe. L'espace méditerranéen concentre également les flux de ressources énergétiques, dont les derniers mois nous ont montré qu'ils étaient d'une importance stratégique essentielle.
Deux leçons sont à retenir de la guerre d'Ukraine. La première est que l'Europe ne peut plus se permettre de dépendre d'un seul fournisseur sur le plan énergétique. La diversification engagée par l'Union européenne permet de donner une place croissante à nos fournisseurs énergétiques méditerranéens. Les circonstances actuelles nous forcent à voir notre approvisionnement énergétique avec des yeux neufs. Nous ne pouvons plus ignorer que près de 3 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel dorment en Méditerranée orientale, au large des côtes des pays alliés que sont Chypre, Israël ou l'Égypte. L'entrée de la France dans le Forum du gaz en Méditerranée orientale, en 2021, est un atout stratégique dans les circonstances actuelles pour défendre les intérêts de l'Europe face aux tentatives d'éviction des puissances extraoccidentales.
La liberté de circulation en mer n'est pas un concept abstrait. L'épisode de blocage des céréales ukrainiennes démontre l'importance de sécuriser nos canaux d'approvisionnement. La guerre d'Ukraine fait peser une menace sur la sécurité alimentaire mondiale, il y va de notre indépendance. Le canal de Suez voit, à ce titre, passer chaque année près de 50 millions de tonnes de pétrole brut, transportées du Sud vers le Nord. Toute déstabilisation du trafic maritime dans la région a des répercussions immédiates sur nos approvisionnements.
La Méditerranée est aussi un carrefour pour l'information. Les données internationales, dont nous faisons un usage quotidien au moyen des nouvelles technologies, transitent à plus de 98 % par des câbles sous-marins de communication. L'espace méditerranéen concentre une densité particulièrement élevée de câbles sous-marins de communication, notamment au large des côtes françaises. La ville de Marseille est aujourd'hui une station pivot - un hub - du réseau de câbles reliant l'Asie à l'Europe.
La Méditerranée est historiquement un carrefour pour les migrations. Malgré le reflux important constaté depuis le pic de 2015, la voie maritime demeure le principal vecteur pour les franchissements irréguliers de frontières de l'Union européenne avec 56 % des entrées irrégulières, et la situation se dégrade.
À moyen terme, plusieurs facteurs structurels augmenteront ce flux. La croissance démographique rapide des pays de la rive sud, la dégradation accélérée de l'environnement dans certaines régions ou encore la déstabilisation de régimes politiques fragiles provoquent de nouvelles crises. Nous devons, dès à présent, nous donner les moyens nécessaires pour les affronter.
Nous faisons face aux manipulations des flux migratoires à des fins géopolitiques. L'épisode du printemps dernier, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, a mis en lumière ce phénomène. La Méditerranée constitue à cet égard une façade particulièrement exposée et plusieurs épisodes de manipulation des flux migratoires y sont observés. La mer Égée constitue un point particulier d'attention à souligner. Au mois de février 2020, la Grèce a subi une tentative de déstabilisation à ses frontières, pendant laquelle les autorités turques ont laissé s'acheminer vers les frontières de l'Union européenne plus de 15 000 migrants, en exerçant une pression diplomatique. La capacité de l'Europe à répondre de manière déterminée et solidaire à ces tentatives de déstabilisation est essentielle pour la cohésion de notre Union en Méditerranée.
Nous attirons votre attention sur le fait que nos interlocuteurs grecs ont unanimement salué le travail effectué par les agents de Frontex, en soutien de leur dispositif, afin de consolider la protection des frontières de l'Union et de lutter contre les réseaux de passeurs. La montée en puissance de l'agence Frontex, dont nous avions auditionné l'an passé en commission le directeur exécutif, est nécessaire et traduit une prise de conscience de ces enjeux. Mais il reste beaucoup à faire. Alors que les réseaux de passeurs évoluent et que de nouvelles routes se créent à l'image de la route terrestre de Chypre, il est indispensable de rester mobilisés pour être efficace contre les attaques hybrides, fondées sur une instrumentalisation de vies humaines. Il nous a d'ailleurs été dit qu'on observait une augmentation très nette des inscriptions d'étudiants dans les universités du nord de Chypre dans le but de rejoindre le sud de l'île et de s'installer au sein de l'Union européenne.
Seconde caractéristique marquante de cette zone : la Méditerranée est fragile.
Premièrement, sur le plan sécuritaire. Une des causes en est l'incapacité de la communauté internationale à trouver une solution politique durable à la guerre civile en Libye qui a cours depuis plus de dix ans. Cet État failli, aux portes du continent européen, contribue au climat d'insécurité sur la rive sud de la Méditerranée. L'instabilité durable dans ce pays alimente à la fois des réseaux criminels organisés et des groupes djihadistes répartis dans plusieurs pays du pourtour méditerranéen. Un seul chiffre suffit à résumer cette dégradation : à ce jour, il y a trois fois plus d'armes en circulation que d'habitants sur le territoire libyen. Le terrorisme islamiste est une menace aiguë pour le bassin méditerranéen. L'Union européenne, comme les pays d'Afrique du Nord, constitue un front du djihad international. La France est plus que jamais une cible pour les groupes terroristes.
La Méditerranée est aussi fragile sur le plan socioéconomique. Les pays de la rive sud du bassin ont subi la crise sanitaire avec une violence particulière. Ils font face aux conséquences économiques de la guerre en Ukraine. Ces pays continuent de souffrir de la stagnation de leur économie depuis les printemps arabes et d'un taux de chômage élevé. L'augmentation des prix des céréales ne doit pas se traduire par une crispation sociale dans des sociétés rendues vulnérables par l'accumulation des crises.
Enfin, la Méditerranée est fragile sur le plan environnemental. Un tiers des habitats marins sont déjà menacés en Méditerranée. La surpêche y concerne près de 80 % des espèces recensées. Cette fragilisation représente un défi stratégique. Elle a des conséquences directes sur l'augmentation des flux migratoires à moyen terme ou la remise en cause de la sécurité alimentaire de certaines populations de la région.