La deuxième partie de notre rapport présente un panorama structuré des forces en présence dans la région.
Ne nous voilons pas la face, ce que nous avons trouvé est inquiétant, en raison de l'importance des investissements capacitaires consentis par plusieurs pays de la zone et du durcissement des rapports de force. C'est une véritable militarisation des relations internationales en Méditerranée qui se met en place !
Nous sentons bien tous que le monde est entré dans une période d'instabilité et de plus grande violence. Mais avons-nous conscience que le bassin méditerranéen, le coeur de notre civilisation, est une des régions où le phénomène mondial de réarmement est le plus dynamique ? Tandis que la marine française prévoit d'augmenter son tonnage de seulement 3,5 % entre 2008 et 2030, la marine turque prévoit, elle, une augmentation dix fois plus rapide, à hauteur de 33 % !
Sur la rive sud du bassin, le rythme du réarmement est encore plus marqué. Les taux de croissance sont de 120 % pour la marine algérienne et jusqu'à 170 % pour la marine égyptienne !
Je vous renvoie au corps du rapport concernant cet état des lieux très préoccupant. Je voudrais insister sur quatre acteurs particulièrement symptomatiques de la dégradation du contexte stratégique en Méditerranée.
En premier lieu, il faut souligner le recul relatif de la présence américaine dans cet espace, alors même que la Méditerranée a longtemps été considérée comme étant le « lac de l'OTAN ».
Certes, l'armée américaine continue d'être largement présente en Méditerranée avec la Sixième flotte ; elle dispose de bases militaires réparties sur l'ensemble du pourtour méditerranéen, de l'Espagne à la Turquie en passant par l'Italie et la Grèce. Mais beaucoup de nos interlocuteurs ont fait état d'un recul de la Méditerranée dans les préoccupations stratégiques américaines.
Ce recul est lié à deux facteurs : le rejet de l'opinion publique américaine à l'égard des interventions militaires à l'extérieur, notamment en Méditerranée et au Moyen-Orient ; et la volonté des États-Unis de réorienter leur politique extérieure vers de nouveaux théâtres dans le sillage du « pivot asiatique » opéré depuis le président Obama.
De ce point de vue, la décision des États-Unis de ne pas intervenir en Syrie en 2013, malgré l'usage d'armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad a été un révélateur majeur du manque de détermination de Washington à intervenir dans la région.
Nous nous trouvons donc actuellement dans une situation où malgré une présence militaire encore importante en Méditerranée, les États-Unis n'ont plus la même capacité à stabiliser la zone.
Dans ce contexte, l'Europe doit faire face à ses nouvelles responsabilités. Dès à présent, nous devons adapter la stratégie militaire européenne au désengagement progressif des États-Unis.
À l'inverse, comme par un jeu de vases communicants, on constate l'affirmation croissante dans le bassin méditerranéen de la Russie et de la Chine.
La Russie a tiré un bénéfice considérable de la réserve des États-Unis dans la guerre en Syrie. Depuis l'intervention directe de ses troupes en Syrie, elle n'a cessé de s'enhardir dans cette région. Elle s'y est réinvestie de manière accélérée sur les plans diplomatique et militaire.
Sur le plan diplomatique, la Russie a réussi à se rapprocher de la Turquie, tout en conservant des relations étroites avec plusieurs pays de la rive sud du bassin, au premier rang desquels l'Algérie. Je voudrais souligner que la marine algérienne est équipée de six sous-marins russes de classe Kilo, armés de missiles de croisière Kalibr, d'une portée de plus de 1 000 kilomètres.
Sur le plan militaire, la Russie dispose aujourd'hui en Syrie d'une base aérienne à Hmeimim et d'une base navale à Tartous, qui permettent d'asseoir sa présence militaire en Méditerranée orientale.
La présence chinoise en Méditerranée est, quant à elle, encore plutôt économique. Cependant, la Chine dispose désormais de moyens de pression considérables sur certains pays de la zone, notamment dans les Balkans. De plus, la flotte militaire chinoise a réalisé en 2015 ses premiers exercices militaires en Méditerranée et l'hypothèse de l'ouverture d'une base militaire dans cet espace n'est pas à exclure à moyen terme.
Enfin, je voudrais revenir sur le raidissement préoccupant de la politique extérieure de la Turquie dans la région : elle s'appuie sur la doctrine nationaliste de la « Patrie bleue » pour revendiquer des eaux contestées en mer Égée et remettre en cause les droits souverains de la Grèce et de Chypre.
Cette doctrine révisionniste sert de prétexte à la Turquie pour imposer la prise en compte de ses revendications en matière de répartition des ressources énergétiques, récemment découvertes dans ce bassin.
Après un relatif apaisement entre 2020 et 2022, nous connaissons aujourd'hui une période particulièrement tendue, que j'ai déjà évoquée.
Surtout, la militarisation de la politique extérieure turque ne s'arrête pas à la Méditerranée orientale. Ainsi en Libye, où son intervention militaire a été décisive en 2020 pour éviter la chute de Tripoli.