En tant que rapporteur spécial de la mission « Santé », j'ai choisi de consacrer un contrôle budgétaire au dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine, dispositif qui a été créé par la loi de finances pour 2017, à la suite de ce que l'on a appelé « l'affaire de la Dépakine ».
Il me semble pertinent de faire un bref retour sur cette affaire, afin que nous puissions bien comprendre les enjeux de ce dispositif.
La Dépakine est le nom d'un médicament contenant du valproate de sodium, qui est utilisé pour lutter contre l'épilepsie. Produit par Sanofi, il s'agit du médicament le plus utilisé dans le monde contre l'épilepsie.
Or on sait depuis les années 1980 que la prise de ce médicament par les femmes enceintes provoque des malformations congénitales graves. De plus, il a été établi dans les années 2000 que sa prise durant la grossesse est également à l'origine de troubles du neurodéveloppement, comme l'autisme par exemple.
Le nombre des victimes est élevé : on estime qu'entre 2 150 et 4 100 enfants seraient touchés par des malformations, et qu'entre 16 600 et 30 400 enfants souffriraient de troubles du développement consécutifs à l'exposition au valproate de sodium.
En 2011, la lanceuse d'alerte Marine Martin a médiatisé l'affaire. Elle a également fondé l'association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anticonvulsivant, mieux connue sous son acronyme d'Apesac, qui est la principale association des familles victimes de la Dépakine.
Depuis lors, de nombreux contentieux ont été portés devant les tribunaux.
Tout cela a mené à la création d'un dispositif d'indemnisation pour les victimes de la Dépakine, adossé à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam), qui se veut une procédure d'indemnisation amiable permettant d'éviter aux familles de passer par la voie contentieuse.
Prévu au départ pour une durée de six ans, ce dispositif devrait perdurer neuf ans de plus, soit quinze ans au total.
En raison des dysfonctionnements de son organisation initiale, celui-ci a fait l'objet d'une réforme d'ampleur en 2019.
J'en présente brièvement le fonctionnement actuel.
Chaque victime peut déposer un dossier à l'Oniam, qu'un collège d'experts se charge ensuite d'instruire avant de rendre un avis dans lequel il se prononce sur l'imputabilité des dommages liés à la prescription du valproate de sodium, ainsi que sur la nature et l'étendue des dommages. Le collège d'experts se prononce également sur les personnes responsables.
Ensuite, il y a deux possibilités : soit l'État est reconnu responsable ou personne n'a été identifié comme responsable et dans ce cas l'Oniam formule directement une offre, soit une personne a été désignée comme responsable - pour l'essentiel, il s'agit de Sanofi - et celle-ci doit alors présenter une offre dans un délai d'un mois. Si elle ne présente pas d'offre ou une offre manifestement insuffisante, l'Oniam présente alors une offre de substitution et se tourne vers la personne désignée responsable pour recouvrer les fonds.
La personne désignée responsable a bien entendu la possibilité de contester la décision de recouvrement de l'Oniam devant les juridictions. Jusqu'à présent, les personnes désignées responsables ont contesté tous les titres émis par l'Oniam.
À ce stade, il me semble pertinent de se demander si ce dispositif d'indemnisation fonctionne correctement.
La première constatation que met en avant le contrôle est l'importance du non-recours au dispositif. Environ 850 dossiers ont été déposés à l'Oniam, alors que les estimations initiales, qui se fondaient pourtant sur des prévisions épidémiologiques plus optimistes que celles que nous avons actuellement, prévoyaient le dépôt de 8 000 à 10 000 dossiers en six ans.
Ce non-recours se traduit donc par une sous-exécution budgétaire continue et importante du dispositif depuis sa création. Ainsi, jusqu'au 30 juin 2022, seuls 46,6 millions d'euros ont été engagés et 38 millions d'euros de crédits de paiement ont été consommés. L'exécution des crédits a atteint 16,8 millions d'euros, ce qui est presque cinq fois inférieur aux prévisions initiales pour une année.
Les explications à ce non-recours sont multiples.
La première est que l'indemnisation accordée aux familles est en moyenne inférieure de 30 à 50 % à l'indemnisation accordée par les juridictions civiles. La procédure amiable est ainsi moins intéressante pour les victimes à mesure que les préjudices sont importants.
En contrepartie de cette indemnisation moindre, le dispositif amiable était censé être plus simple et plus rapide que la voie contentieuse. Or le dispositif d'indemnisation ne tient malheureusement pas ses promesses sur ces deux points. Il est obligatoire pour les familles de constituer des dossiers qui font, en règle générale, des centaines de pages, sachant que certains documents sont particulièrement difficiles à retrouver - je pense à des pièces médicales datant de plusieurs décennies.
Il faut également rappeler que les femmes qui font ces démarches sont fragiles : elles souffrent d'épilepsie, maladie chronique fortement handicapante.
Par ailleurs, le délai réglementaire de six mois prévu pour que le collège remette son avis est loin d'être respecté. Actuellement, le délai moyen de la procédure tourne autour de trente-deux mois. Ce délai résulte certes de l'accumulation du stock de dossiers à la suite des défaillances de l'organisation initiale du dispositif, de la complexité médicale et juridique des dossiers, de ralentissements liés à l'épidémie de la covid-19, mais il n'en est pas moins inacceptable pour les victimes. De tels délais viennent remettre en cause l'un des intérêts du dispositif amiable qui était de proposer une procédure plus rapide que la justice.
Toutes ces difficultés étaient prévisibles et auraient dû être mieux anticipées.
Aujourd'hui, le rythme de traitement des dossiers est satisfaisant. En 2021, le collège d'experts s'est réuni 130 fois, ce qui correspond à environ trois séances par semaine. Il est difficile d'exiger davantage de praticiens en exercice. Pour cette raison, une nouvelle réforme du dispositif ne serait pas pertinente. Par contre, celui-ci pourrait être renforcé.
Néanmoins, le recrutement de ce collège présente des fragilités. Tous les membres du collège d'experts n'ont pas un nombre de suppléants correspondant à ce qui est prévu par les textes. Une revalorisation de leur indemnité devrait être envisagée : pour mémoire une séance est actuellement indemnisée à hauteur de 230 euros par demi-journée, montant qui est inférieur aux indemnités prévues devant les juridictions civiles.
La contestation systématique par Sanofi des titres de recette émis par l'Oniam a donné lieu à un contentieux important. En mars 2022, ce sont 240 procédures qui ont été enregistrées par l'Oniam. Cet afflux de contentieux est un risque pour le bon fonctionnement du dispositif. Il convient donc de s'assurer que l'Office dispose d'un nombre de juristes suffisant pour le traiter.
La relation avec les familles est l'un des points faibles du dispositif actuel. Bien qu'il ait été prévu, il n'existe toujours pas de baromètre de satisfaction des personnes ayant eu recours au dispositif d'indemnisation. Plus généralement, d'après les témoignages que nous avons eus, les familles témoignent d'une forte incompréhension vis-à-vis de la procédure.
Pour ces raisons, il est essentiel que le personnel support de l'Oniam soit en mesure d'accompagner convenablement les familles ayant saisi le dispositif d'indemnisation et d'énoncer des règles claires quant aux documents pouvant être communiqués au collège d'experts.
Ces recommandations, rapides à mettre en oeuvre, devraient être accompagnées d'une réflexion sur un temps plus long.
Aujourd'hui, l'hypothèse de la transmission intergénérationnelle des dommages causés par la Dépakine est sérieusement envisagée. Il reste des études à mener sur la question, mais l'INSERM l'identifie comme un axe prioritaire de recherches. Toujours est-il qu'elle pourrait avoir des conséquences importantes sur l'indemnisation des victimes, puisqu'une nouvelle génération aurait à être indemnisée, et que les victimes actuelles connaîtraient un préjudice d'anxiété. Des scénarios d'adaptation du dispositif doivent donc être envisagés.
Depuis la mise en place du dispositif amiable, aucune somme n'a été recouvrée auprès de personnes désignées comme responsables - autres que l'État. Le laboratoire conteste systématiquement devant les tribunaux les titres de recette émis par l'Oniam. Les sommes avancées par l'Office lorsqu'il indemnise en substitution représentent 91 % des montants alloués, soit plus de 34 millions d'euros. Au rythme où vont les procédures judiciaires, de nombreuses années pourraient encore s'écouler avant que Sanofi ne soit obligé de participer au dispositif d'indemnisation.
Enfin, il est à noter que le mécanisme d'indemnisation des victimes est souvent appelé « fonds d'indemnisation » des victimes de la Dépakine dans les médias, comme s'il était implicitement admis que l'État paierait l'ensemble des victimes.
La situation est délicate : les victimes doivent évidemment être indemnisées, mais la présomption d'innocence doit aussi être respectée. En effet, aucune décision de justice définitive condamnant Sanofi n'a été rendue jusqu'à présent. Mais pour autant, l'État a-t-il vocation à assumer le risque lié aux accidents dus aux médicaments ? Il serait souhaitable d'engager une réflexion plus globale pour faire face à ce risque.
En outre, le médicament relève du régime de responsabilité du fait des produits défectueux. Ce régime est celui de l'article 1245-15 du code civil, aux termes duquel « sauf faute du producteur, la responsabilité de celui-ci est éteinte dix ans après la mise en circulation du produit même qui a causé le dommage ». Or ce délai de dix ans est particulièrement contraignant dans le secteur des médicaments.
Si la position du laboratoire précité devait faire école à l'échelle de l'ensemble des autres laboratoires, le risque lié aux médicaments finirait par être supporté essentiellement par la collectivité et non par les laboratoires. C'est pourquoi il serait intéressant de lancer une réflexion sur l'implication des exploitants de médicaments dans la couverture du risque lié à ces médicaments, et de profiter de la réécriture de la directive sur les produits défectueux par la Commission européenne pour envisager la sortie des médicaments de ce régime.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, vous aurez compris que ce dispositif est perfectible. L'Oniam souffre qu'à chaque scandale sanitaire une mission nouvelle lui soit à nouveau confiée. Je propose donc une réflexion plus large, afin que l'État ne soit pas dans la réaction, mais dans l'anticipation.