rapporteur. – Dans le domaine végétal, nous avons étudié les cas du blé, de la pomme et de la tomate. Ces filières en sont à trois stades différents d’une même tendance au manque de compétitivité.
La France est le quatrième exportateur mondial de blé. Elle produit 35 millions de tonnes par an, dont 15 millions à 20 millions sont exportées, pour un excédent commercial de plus de 6,5 milliards d’euros. Jusqu’ici, les handicaps français, en premier lieu la taille des exploitations – quatorze fois plus grandes en Australie, neuf fois en Russie ou en Ukraine, cinq fois aux États-Unis ou au Canada – étaient compensés par la grande diffusion des céréales sur le territoire, un coût du foncier maîtrisé, de solides performances techniques, les aides de la politique agricole commune (PAC) ou encore un système logistique avantageux bénéficiant d’une forte diffusion des silos à grains.
Or la France céréalière est en train de perdre ces atouts. Sans compter les surtranspositions, les charges explosent : le coût des intrants a par exemple augmenté de 50 % depuis la fin des années 1990, alors que les quantités vendues ont chuté de 50 %. La France investit moins dans la recherche que ses concurrents, d’où, sans doute, la stagnation des rendements. Les aides PAC sont moins orientées vers les filières céréalières et, surtout, les avantages logistiques disparaissent : nos ports sont en crise, nous sommes trop dépendants du routier à l’heure où les prix du pétrole explosent et les silos français, très vieillissants et peu adaptés au changement climatique, nécessiteraient des investissements colossaux.
Les professionnels craignent que l’absence de croissance ne soit le début d’une décroissance. C’est le cas de la meunerie, qui a voulu, à la fin des années 1990, préserver son marché intérieur plus rémunérateur en montant en gamme, quitte à réduire les exportations. Les exportations de farine ont alors baissé massivement, passant de 2 millions de tonnes en 1995 à moins de 160 000 tonnes aujourd’hui, mais, en parallèle, la production a diminué de 20 % et les importations ont augmenté, notamment depuis l’Allemagne sur des farines MDD ou distribuées en hard discount ou dans les industries agroalimentaires. En matière de biscuits et pâtisseries de conservation, nous accusons un déficit de près de 500 millions d’euros, soit un doublement en vingt ans.
Le deuxième secteur ayant suscité notre intérêt est celui de la pomme française. Cette filière d’excellence tournée historiquement vers l’export, a connu trois ruptures ces dernières années : une division par deux de sa production depuis 1990, tombée à 1,3 million de tonnes de pommes de table et 200 000 tonnes de pommes à cidre, sous l’effet conjugué d’une baisse des rendements et d’un recul des facteurs de production ; une division par deux de ses volumes exportés – de 700 000 tonnes en 2013 à 340 000 tonnes en 2021 – dans un marché mondial pourtant en croissance ; une augmentation des volumes importés, surtout dans l’industrie agroalimentaire de transformation, où une pomme utilisée en entreprise sur trois est importée.
De l’aveu de tous, la filière pomme connaît depuis des années une crise de compétitivité. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le prix moyen de la pomme française est de 1,18 dollar au kilogramme, soit un coût supérieur de 15 centimes à celui des pommes italiennes et de 66 centimes à celui des pommes polonaises. La marque France ne compense pas ce surcoût.
À la source de ce déficit de compétitivité, on trouve un coût de la main-d’œuvre trop élevé par rapport à nos concurrents et qu’une bonne productivité ne parvient pas à compenser. Les professionnels ont également cité des surtranspositions trop nombreuses en matière de règles pratiques agricoles, d’attribution d’aides ou au niveau des intrants. Songeons que les agriculteurs polonais peuvent utiliser 454 substances quand les Français ne peuvent en utiliser que 309.
Pour sortir de l’ornière, l’État a encouragé les producteurs à monter en gamme, posant deux difficultés. D’une part, des problèmes d’écoulement en raison d’un marché saturé : 38 % des pommes bio sont ainsi aujourd’hui redirigées vers le marché conventionnel, à la seule charge du producteur. D’autre part, une fragilisation de l’aval industriel, habitué à valoriser des pommes ne pouvant se retrouver sur les étals des marchés. Or, avec des producteurs tirant leur valorisation d’une limitation de ces « écarts de tri », les industriels sont confrontés à des risques de pénurie et à des coûts d’approvisionnement justifiant un recours accru aux importations. C’est tout un équilibre de filière qui est menacé. Là encore, la montée en gamme s’est traduite par un recul des exportations, de la production, et par une valorisation des importations sur le marché cœur de gamme – essentiellement celui des produits transformés à base de pommes comme les compotes.
Enfin, la situation de la tomate est plus préoccupante encore. Depuis l’accord euro-méditerranéen de 1996 de l’Union européenne avec le Maroc dit « tomates contre blé », la filière est en crise : la production française de tomates fraîches se situe depuis 1990 sur un plateau à 600 000 tonnes dans un marché en explosion, tandis que la tomate d’industrie connaît un recul massif, de 370 000 tonnes en 1999 à peine 150 000 tonnes actuellement.
Cette situation a conduit à une progressive dépendance aux importations de tomates fraîches. La France est aujourd’hui le troisième importateur mondial de tomates, à hauteur de 300 000 tonnes si l’on exclut les réexportations. 36 % des tomates fraîches consommées sont importées. Concernant la tomate transformée, le taux de dépendance atteint 85 %.
Là encore, les écarts de compétitivité expliquent cette dépendance. Les professionnels notent un coût horaire de la main-d’œuvre française supérieur à celui de tous ses voisins européens et même dix-sept fois supérieur à celui du Maroc, une hausse du coût des intrants et des coûts de l’énergie et, encore et toujours, des surtranspositions, par exemple en matière de politique de l’eau, où chaque projet est d’une étonnante complexité.
Le bio offre un autre exemple de surtransposition. Les professionnels ont interdiction de commercialiser leur production en label bio, même si elle l’est effectivement, entre le 21 décembre et le 20 avril, alors que l’essentiel de la création de valeur se fait entre mars et avril. Cette décision franco-française laisse aux tomates espagnoles bio un monopole temporaire à la meilleure période.
Là encore, le comblement de ce déficit de compétitivité devait passer par une montée en gamme. Mais c’est une course perdue d’avance. C’est ce que nous avons appelé l’effet « tomate cerise ». Pour tenter de contrer la concurrence marocaine, les producteurs français, encouragés par les pouvoirs publics, se sont tournés vers la production de tomates cerises, quitte à réduire la production de tomates rondes, leur cœur de gamme. Dans le même temps, les importations marocaines de tomates cerises sont passées de 300 tonnes en 1995 à 70 000 tonnes. Les Français ont donc perdu sur les deux tableaux. Ils ciblent désormais le segment des tomates anciennes, entraînant, pour la première fois de l’histoire récente de la filière, une baisse de production en raison de la baisse du rendement. Surtout, ils se positionnent sur un segment relativement cher au kilogramme en grande surface, incitant les consommateurs les plus modestes à n’acquérir que des tomates rondes importées.