Intervention de Jean-Pierre Farandou

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 14 septembre 2022 à 9h00
Audition de M. Jean-Pierre Farandou président-directeur général de la sncf

Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF :

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir ce matin. Il est précieux et indispensable de pouvoir échanger au moins une fois par an avec la représentation nationale et avec les représentants des territoires que vous êtes.

Au-delà de SNCF Réseau, de SNCF Voyageurs et de Fret SNCF, qui oeuvrent dans leurs domaines respectifs, je suis, en tant que président de l'ensemble, garant, devant les Français et leurs représentants, du bon fonctionnement du système ferroviaire français aujourd'hui et demain, en intégrant à la fois l'ambition politique que portent les pouvoirs publics pour le réseau ferroviaire français et le facteur coût, qui doit être le plus raisonnable.

L'actualité a été riche au cours de ces trois années passées à la tête de la SNCF. Nous avons vécu plusieurs crises : une crise sociale au moment de la réforme des retraites - je ne ferai pas de parallèle avec ce qui pourrait se passer dans les prochains mois -, une crise sanitaire, le transport ferroviaire ayant été très affecté par les phases successives de confinement et de déconfinement et par la nécessité de protéger la santé de nos voyageurs et de nos personnels, une crise économique naissante consécutive à la guerre en Ukraine - inflation, hausse du prix de l'énergie et des matières premières, difficultés d'approvisionnement en certains matériaux nécessaires notamment pour nos travaux ou notre matériel roulant. De cette nouvelle crise, on ne connaît ni la dynamique, ni l'intensité, ni la durée.

Cette période coïncide avec la mise en oeuvre de la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire créant ce nouvel ensemble constitué de sociétés anonymes et plus d'établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC), ce qui n'est pas complètement neutre au regard des demandes qui nous sont faites, puisque nous sommes désormais des mandataires sociaux, responsables en particulier de notre dette.

Nous nous réjouissons que l'État ait repris 35 milliards d'euros de dette, mais la contrepartie a été un retour à l'équilibre auquel nous sommes en train de parvenir, malgré les difficultés rencontrées.

Cette période a aussi été marquée par la fin du recrutement sous statut, ce qui n'est pas complètement neutre, et par une clarification des règles d'ouverture à la concurrence, à la fois dans les régions et en Île-de-France, avec Île-de-France Mobilités, mais aussi dans les services librement organisés.

Ces transformations importantes ne nous ont pas empêchés de maintenir un dialogue social correct, ce qui est en soi un progrès par rapport à la période précédente. D'ailleurs, à part la grève survenue au moment de la réforme des retraites, qui n'était pas spécifique à la SNCF, aucun mouvement d'ampleur n'a eu lieu depuis presque trois ans. Le dialogue social progresse, même si tout reste fragile.

De la SNCF, on connaît bien l'activité ferroviaire ; on sait moins que le groupe réalise la moitié de son chiffre d'affaires grâce à Geodis, opérateur de fret entièrement public et l'un des grands champions mondiaux de la logistique, et à Keolis, grande entreprise de transport urbain - métro, tramway, bus, car -, qui réalise elle aussi la moitié de son chiffre d'affaires à l'international - citons Doha, Dubaï, Melbourne et Boston.

Le chiffre d'affaires annuel du groupe SNCF est de 40 milliards d'euros, soit l'équivalent de celui d'un groupe qui serait formé par la fusion de Veolia et de Suez ; ce sont 220 000 collaborateurs, dont 150 000 cheminots.

La loi nous fait obligation de parvenir à un équilibre économique global en 2022. Ce sera le cas, sauf catastrophe - nous sommes même en avance.

Quand on devient président d'une entreprise, il faut rapidement fixer un cap. C'est une prise de risque, surtout dans un monde aussi mouvant. Pour ma part, j'ai souhaité orienter mon action autour de quatre axes forts.

Premier axe : que la SNCF se tourne davantage vers les territoires et apprenne à mieux travailler avec les collectivités locales - régions, départements, métropoles, villes.

Deuxième axe : l'environnement. Voilà déjà trois ans, il me paraissait évident que la SNCF devait se positionner comme un acteur majeur de la transition écologique dans notre pays.

Troisième axe : l'humain. J'y tiens d'abord à titre personnel : 150 000 cheminots qu'il faut accompagner dans un contexte d'ouverture à la concurrence, ce qui peut constituer un choc pour eux. Sans compter les problèmes liés aux conditions de travail, de pouvoir d'achat, etc. Il en est de même pour les clients : nous devons veiller à notre politique tarifaire, à la qualité du service rendu, etc.

Quatrième axe : l'innovation. La SNCF est une entreprise innovante, qui croit au progrès technique, aux apports de la technologie pour améliorer les services et penser le ferroviaire de demain.

On pourrait ajouter un dernier point : la question énergétique, qui a fait irruption dans le débat public. On sait désormais que l'énergie est rare et chère, et l'on se demande même si l'on pourra se chauffer suffisamment cet hiver ! Cela change en profondeur les perspectives économiques. En particulier, quelles seront les conséquences sur les comptes de l'entreprise et sur les tarifs appliqués aux usagers ? J'y reviendrai.

En dépit de ces menaces qui pèsent sur nous, nous n'avons pas le choix : il ne faut surtout pas renoncer au monde de demain. Et l'enjeu principal de demain, c'est la transition écologique : que fait-on pour laisser à nos enfants et à nos petits-enfants une planète vivable ? Les dangers sont réels : inondations, sécheresse, fortes chaleurs, incendies, etc. Le réchauffement climatique modifie les conditions de vie sur notre planète. Ne pas agir maintenant, même si les effets de nos actions ne sont pas immédiats, c'est prendre une lourde responsabilité vis-à-vis des générations futures.

En tant qu'entreprise ferroviaire, notre objectif à cet égard est le « fois deux » : deux fois plus de marchandises sur les rails et deux fois plus de voyageurs dans les trains, au détriment de la route, qui assure 85 % des déplacements de voyageurs et à peu près autant du transport de marchandises. Notre ambition, c'est de prendre dix points à la route en plus des dix points que nous avons déjà pris. Pour autant, il faudra s'attaquer au « verdissement » de la route, mais ce n'est pas mon sujet... Pour les voitures, c'est en cours, mais pour les camions, c'est très compliqué.

Comment parvenir à cet objectif du « fois deux » ? À ce jour, le réseau n'est pas en capacité d'absorber une telle hausse du trafic. D'ailleurs, si l'on ne fait rien, il va même dépérir. C'est là un héritage du passé : en résumé, le TGV a absorbé une grande part de la substance économique de la SNCF, qui, par conséquent, n'a pas assez investi sur le réseau ferroviaire classique. Certains, qui le savaient, ont feint de l'ignorer, avant que nous ne soyons rattrapés par la réalité.

Nous sommes ravis de l'existence du contrat de performance, mais, à l'évidence, les 2,8 milliards d'euros qui sont prévus pour une rénovation et une modernisation substantielle du réseau - sur les fonds propres de SNCF Réseau - ne suffiront pas. Sachez que notre réseau est bien plus ancien qu'en Suisse et qu'en Allemagne ! Le contrat de performance ne permettra pas de pallier cette situation. Il faut donc débloquer plus de moyens financiers non seulement pour contenir le vieillissement du réseau, mais encore pour en revenir à un état satisfaisant.

C'est essentiel pour la fiabilité des infrastructures et pour éviter les pannes. Pourquoi a-t-on dû réduire cet été la vitesse des trains circulant vers Pau ? Sur les nouvelles lignes, la tension est de 25 000 volts, contre 1 500 volts sur les lignes plus anciennes, dont les caténaires, qui ont parfois plus de soixante ans, chauffent beaucoup. De fait, si l'on ne réduisait pas la vitesse des trains, elles casseraient. C'est pourquoi nous préférons allonger les temps de parcours plutôt que de risquer un incident qui interromprait totalement le trafic. D'ailleurs, aucune caténaire n'a connu d'incident majeur cet été dans le Sud-Ouest. Cela illustre la vétusté du réseau : avec des caténaires neuves, il ne serait pas nécessaire de réduire la vitesse de circulation des trains.

Par ailleurs, un réseau trop vétuste peut, à la longue, ne pas présenter toutes les garanties en termes de sécurité, même si nous prenons toutes les précautions, quitte à supprimer des trains.

Il y a un autre domaine dans lequel nous prenons du retard par rapport à nos voisins européens : le digital. La Belgique et la Suisse en sont équipées, l'Allemagne et l'Italie sont en passe de s'équiper. Jusqu'à présent, nous étions en première division et disposions de l'un des meilleurs réseaux d'Europe et du monde ; si nous ne faisons pas les sauts technologiques nécessaires, nous risquons de passer en seconde !

Le rêve de tout ingénieur, c'est la maintenance prédictive, qui consiste à placer des capteurs sur le matériel roulant, sur les voies, etc. pour repérer les anomalies et intervenir avant que ne survienne la panne. Le « zéro panne » est donc possible, mais à condition de digitaliser l'ensemble du réseau. Si tel était le cas, la régularité des trains passerait de 92 % - taux actuel - à 95 %, 96 % ou 97 %. Il n'y a pas de mystère : seule la technologie permettra ces progrès. Mon homologue suisse - le réseau de ce pays est très bien équipé - a dit publiquement qu'il était admiratif du niveau de performance du réseau français au regard de son niveau d'équipement !

Nous sommes en train de devenir le mauvais élève de l'Europe. L'Europe du ferroviaire se construit avec un système de signalisation unique, l'ERTMS (European Rail Traffic Management System), pour permettre facilement la circulation des trains d'un pays à l'autre. Faute de moyens, nous prenons beaucoup de retard. La consultation d'une carte m'a récemment beaucoup marqué : l'état d'équipement en ERTMS du réseau européen en 2040. Deux points blancs apparaissent : la Lituanie et la France. Cela signifie que nous sommes en train de devenir le mauvais élève de l'Europe. Imaginez qu'un train arrivant des Pays-Bas ou de Belgique et à destination de l'Espagne ou de l'Italie ne puisse pas traverser la France ! Ce serait quand même dommage, à l'heure où l'on parle de développement du ferroviaire à l'échelle européenne !

J'en viens à la question du service. Pour que les voyageurs et les clients fret viennent au train, il faut leur offrir du service. Cela passe par trois voies.

Premièrement, les réseaux express métropolitains, pour éviter la congestion des villes par les voitures, qui explique d'ailleurs en partie le phénomène des « gilets jaunes », ces gens étant obligés de prendre leur voiture chaque matin pour rejoindre leur travail, affrontant les bouchons et la fatigue, sans parler de l'argent que cela leur coûte, des zones à faibles émissions et des difficultés à se garer. Ils n'ont pas d'autre choix. L'alternative, c'est donc le réseau express métropolitain : si l'on fait circuler environ toutes les quinze minutes un train entre les villes situées dans un rayon de vingt à quarante kilomètres d'une métropole régionale et celle-ci, je suis convaincu que les gens prendront le train pour la rejoindre, quitte à garer leur véhicule sur le parking de la gare de départ. Ils y gagneront en temps et en argent - d'autant que les salariés bénéficient de la participation de leur employeur. C'est une mesure de pouvoir d'achat, c'est une mesure d'aménagement du territoire, c'est une mesure écologique, c'est une mesure énergétique.

Chaque projet coûte environ 1 milliard d'euros, et je suis convaincu que les régions et les métropoles seront intéressées à la chose.

S'agissant du fret, il y a ceux qui y croient, comme moi, et ceux qui n'y croient plus, et je puis les comprendre, tant l'histoire du fret est complexe. Il n'est pas possible que le transport de marchandises soit assuré par la route seule, d'autant qu'il ne faut pas croire aux sirènes du camion à l'hydrogène. Le chemin est encore long.

Transporter par train une tonne de marchandises émet environ dix fois moins de CO2 que la transporter par camion et nécessite six fois moins d'énergie, grâce à l'absence de frottement.

Pourquoi cela va-t-il marcher alors que cela ne marche pas depuis trente ans ? L'année dernière, nous avons repris 3 points de parts de marché pour la première fois depuis trente voire quarante ans. Pourquoi ? Parce que les entreprises veulent satisfaire à leur obligation de réduire leurs émissions Scope 3. Pour « verdir » leurs approvisionnements, elles pensent tout naturellement au train. Le problème, c'est que nous sommes bridés par les infrastructures. Cela implique d'investir au minimum 2 à 3 milliards d'euros sur les triages, les infrastructures d'évitement ou d'accès aux ports. Il est incroyable que, en 2022, les ports du Havre ou de Marseille ne soient pas desservis de manière satisfaisante par voie ferrée. Car ce n'est pas tout d'accueillir les containers ; encore faut-il les évacuer.

Mais cela ne suffit pas encore... En effet, comme on le voit avec le relèvement à 46 tonnes du poids total roulant autorisé (PTRA), le transport routier n'en finit pas de présenter des avantages compétitifs par rapport au train. Il faut donc opérer un rééquilibrage de la situation concurrentielle, soit en appliquant le principe du pollueur-payeur, soit en soutenant le train, soit en associant ces deux actions. Il est nécessaire d'accompagner l'effort d'infrastructure d'un rééquilibrage équitable entre les modes de transport : dans les pays qui l'ont fait, cela marche ! Là encore, faisons du benchmark européen : en Europe, les bons élèves - Autriche, Suisse, Allemagne, Pays-Bas - ont une part de ferroviaire de 25 % à plus de 30 %, quand la nôtre est à 9 %. Tout est donc possible, à condition de faire ce qu'il faut.

Troisième sujet : les lignes à grande vitesse (LGV). Je suis conscient que de tels projets sont coûteux, mais ils sont aussi de formidables accélérateurs de produit intérieur brut (PIB). Dans tous les territoires qui en ont bénéficié - Alsace, Bretagne, Nord -, la dynamique économique a explosé ; c'est une loi générale. Lille, qui était en plein déclin, a été sauvée grâce au train à grande vitesse. L'effet TGV est évident, et c'est pourquoi les territoires le veulent. Il ne faut donc pas renoncer à compléter l'équipement de notre pays en LGV.

J'ai fait un petit calcul : la plus-value foncière de l'agglomération de Marseille s'élève à environ 30 %, ce qui équivaut à la moitié du coût d'investissement de la ligne nouvelle Lyon-Marseille. C'est considérable, même si cela ne bénéficie pas au transport : on n'a pas encore trouvé le système fiscal qui permettrait d'en capter une part, sauf dans la métropole du Grand Paris...

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