Intervention de Patrick de Cambourg

Délégation aux entreprises — Réunion du 17 février 2022 à 9h00
Responsabilité sociétale des entreprises — Audition de M. Patrick de Cambourg président de l'autorité des normes comptables président de la commission climat et finance durable de l'autorité de contrôle prudentiel et de résolution acpr

Patrick de Cambourg, président de l'Autorité des normes comptables, président de la commission Climat et finance durable de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) :

Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur les rapporteurs, bonjour merci. Effectivement, je suis déjà venu il y a un an vous parler de l'avancement du projet européen en matière de normalisation extra-financière que l'on appelle aujourd'hui information de durabilité. Je ne reprendrai peut-être pas tous les épisodes antérieurs et si vous le souhaitez, on pourra y revenir, mais ce qui est important, c'est de noter les étapes qui viennent d'être franchies et qui l'ont été depuis cette dernière audition. Si je remonte un tout petit peu en arrière, la Commission a publié son projet de directive le 21 avril 2021. Ce projet de directive est effectivement un pas relativement important, je dirais plus que symbolique parce qu'au fond, il y a des traits particuliers de cette proposition qui crée un véritable environnement de reporting sérieux et de qualité dans l'Union européenne.

Ce pas est très important, il avait été précédé -mais je crois que je vous en avais parlé- par un travail préparatoire que l'EFRAG avait conduit à la demande de la Commission. Je dirais pour simplifier, qu'il y a convergence assez forte entre les recommandations que nous avions pu faire au niveau de la task force qui avaient été constituée à l'EFRAG et ce projet de directive. Quels sont les points principaux de cette directive ? La directive organise un régime obligatoire de reporting extra-financier dans l'Union pour toutes les entreprises dites « grandes entreprises ». Les critères, comme vous le savez sans doute, pour qualifier une entreprise de « grande entreprise », si j'en retiens un, ce sont les entreprises de plus de 250 salariés. Ce sont 50 000 entreprises européennes qui vont être visées. Ce qui représente une part très importante du PNB européen. On peut se poser immédiatement la question de savoir ce qu'il en est pour les PME. Si une PME est cotée, ce qui n'est pas la majorité des cas, elle sera également conduite à faire un reporting obligatoire. Mais un reporting obligatoire selon des modalités simplifiées. Quant aux autres PME, elles auront la possibilité d'adopter ce modèle simplifié pour participer de façon volontaire au mouvement de reporting financier, tant il est vrai que les PME se trouvent inscrites dans la chaîne de valeur et aussi dans le système de financement durable, donc à plus d'un titre, elles sont inscrites dans le besoin d'information que peuvent avoir soit les donneurs d'ordre plus grands en amont ou en aval, soit évidemment les institutions financières.

C'est le premier trait ; le deuxième trait c'est que le champ couvert par le reporting de durabilité est large. Il couvre à la fois les sujets environnementaux ; les sujets sociaux et sociétaux ; et les sujets de gouvernance. C'est effectivement ESG ou RSE dans son acception large.

Troisième élément, au-delà de la directive, il y a un niveau de normes. C'est-à-dire que la directive fixe des principes, mais que le détail de la préparation du reporting est délégué au niveau normatif. On dirait en France à un niveau réglementaire, qui organise immédiatement l'harmonie dans l'Union européenne puisque l'élaboration serait du fait de l'EFRAG qui ferait une proposition à la Commission. La Commission procèderait elle-même à un processus de consultation d'un certain nombre d'autorités publiques et d'États membres avant de prendre la disposition par voie d'acte délégué. Je rappelle que l'acte délégué n'implique pas de transposition ce qui permet immédiatement, dans l'Union, de créer une unité de reporting.

Quatrième trait fondamental de cette directive, les informations sont auditées. La qualité devra être vérifiée par un tiers certificateur. C'est un aspect technique mais pendant quelques années d'acclimatation, c'est une assurance de niveau qu'on appelle modéré. Ensuite on passe à l'assurance raisonnable qui est le niveau d'assurance que l'on a sur les comptes financiers. On évolue progressivement.

Cinquième trait, il faut bien évidemment que ce soit interopérable internationalement. C'est-à-dire que la directive suggère que l'on prenne en compte les initiatives internationales sans d'ailleurs être aligné par principe mais qu'on ait en tout cas une volonté qui est très conforme à l'Europe de participer au mouvement de normalisation internationale. Cette fois-ci plutôt à la fois en émetteur et en récepteur, c'est-à-dire pas seulement comme cela a été le cas pour les normes financières en récepteurs une fois la norme écrite. Le calendrier est serré, celui qui est prévu dans la directive est une application en 2024 sur les comptes de 2023.

Je dis tout de suite que la plupart des discussions au niveau du Conseil et au niveau du Parlement européens considèrent que c'est un peu trop court. Il y aura probablement un différé partiel de cette mise en oeuvre qui me paraît assez réaliste.

Voilà la proposition, c'est le premier point que je voulais évoquer. La Commission s'est dit : « on a un calendrier serré, donc il faut commencer l'élaboration des normes très vite ». L'EFRAG a été sollicité et a choisi de réactiver la task Force qui avait été constituée pour effectuer le travail préparatoire. Depuis juin dernier, j'ai repris du service et les membres de la task force aussi. La plupart d'entre eux ont répondu présents. Je rappelle que cette task force, c'est trente-cinq experts issus de treize pays de l'Union européenne, représentant la diversité des parties prenantes que nous connaissons bien. Elle a repris du service à partir de début juin et établi des projets de normes que nous entendons livrer d'ici la fin du mois d'avril. Ce qui est d'ailleurs un véritable défi parce que même si nous travaillons beaucoup à partir de choses qui ont déjà été proposées par tel ou tel organisme, c'est un travail de mise en cohérence, c'est un travail d'approfondissement, c'est un travail de transformation en texte, je dirais de niveau réglementaire qui est lourd et se fait dans des conditions selon ce que les spécialistes appellent en mode projet c'est-à-dire pas sous la forme d'une équipe permanente.

A compter de juin j'ai non seulement appelé tous les membres de la task force pour leur demander s'ils étaient prêts à recontribuer, réponse favorable à 95 %. J'ai aussi constitué un secrétariat à partir de contributions en nature d'une grande variété d'organismes, soit d'ONG, soit des préparateurs, soit des normalisateurs nationaux qui ont mis des personnes à disposition. De gros efforts collectifs pour avancer.

Troisième élément d'information dans le même temps, l'EFRAG conduit la réforme de sa gouvernance. Il s'agit de créer un deuxième pilier. Il y a le pilier qui travaillait sur les avis d'homologation à la Commission pour les normes financières. Il faut créer un deuxième pilier qui aura pour fonction d'élaborer et d'approuver les projets de normes qui sont transmis à la Commission. Ceci est très avancé, sous la houlette du président de l'EFRAG, Jean-Paul Gauzes, ancien parlementaire européen. Il va y avoir ce qu'on appelle un conseil qui devrait être opérationnel à partir du 1er mars. Et ensuite un organe subordonné mais qui examine les questions techniques et qui fait la proposition au Conseil, un groupe d'experts, celui-ci devait être opérationnel à compter du 1er avril.

Les appels à candidatures ont été lancés, tout ceci se passe dans un cadre où la Commission joue un rôle relativement clé puisqu'elle finance assez largement, même si on peut toujours discuter du caractère satisfaisant du budget qui est alloué. Elle a, par ailleurs, la haute main sur la désignation du président du conseil technique qui a donc la responsabilité avec ses collègues d'arrêter les projets de normes qui sont transmis à la Commission.

L'organisation ancienne a été révisée pour créer une sorte de conseil administratif qui gère l'infrastructure, mais qui n'a pas de rôle technique et qui coordonne le pilier financier et le pilier extra-financier sous l'angle organisationnel, les questions techniques étant du ressort exclusif du Conseil et préalablement du conseil technique, le dernier mot appartenant au Conseil. Tous les appels à candidatures ont été lancés, les entretiens de sélection sont en cours ; c'est une composition qui a été élargie au niveau de l'EFRAG, notamment l'EFRAG qui traditionnellement avaient les préparateurs, les auditeurs et les normalisateurs nationaux et les utilisateurs mais plutôt financiers, a créé un nouveau chapitre qui est celui de la société civile pour qu'il y ait bien la représentation que l'on souhaite dans le domaine du Sustainability reporting. C'est le troisième élément, élément fondamental.

Quatrième point : où en est-on de l'élaboration de ces normes ? Les projets de normes commencent à être publiés par la task force que j'ai l'honneur de présider. Nous avons déjà publié mi-janvier ce que l'on a appelé les normes transversales et une norme climat qui correspond d'ailleurs à la suite d'une publication que nous avions fait en septembre sur le climat.

Nous allons rendre publiques cette semaine trois autres normes sur les autres sujets environnementaux c'est-à-dire l'eau, la pollution et l'économie circulaire. Dans les quatre semaines qui viennent, le reste des sujets va être couvert, c'est-à-dire la gouvernance, mais aussi le côté social, sociétal. Ce sont des documents que nous rendons publics, ils ont été préparés par des groupes de travail ; ensuite ça se passe en task force collective, ce qu'on appelle une discussion de consensus, on essaie de corriger le tir si le groupe de travail a été trop dans un sens ou pas assez. Dans le même temps, on soumet cela à des groupes d'experts qui ont été constitués en fin d'année dernière et on raffine le texte pour en faire ce qu'on appelle un exposé-sondage qui sera livré aux organes définitifs de l'EFRAG, que j'ai évoqués, à savoir le conseil constitué à partir du 1er mars et le conseil technique à partir du 1er avril, avec pour objet de lancer selon les normes de l'EFRAG, une consultation publique européenne mais aussi internationale à partir du 1er mai. Consultation de trois mois à la suite de laquelle, bien évidemment, il faudra prendre en compte les leçons tirées de cette consultation et modifier les projets de normes, les exposé-sondages pour en faire des projets définitifs que nous livrerons à l'EFRAG avant la fin de l'année.

C'est un travail très important, évidemment, il nous restera un travail important dans le cadre de la consultation, à la fois en parallèle et dans le cadre de la consultation, afin de déterminer les priorités parce que, quand on demande à des groupes de travail d'élaborer des normes, généralement ils font un travail approfondi et nous pourrions avoir une accumulation un peu lourde. Il faudra peut-être considérer les priorités possibles pour la première application.

Point suivant, dans le même temps, le Conseil et le Parlement européen travaillent. On s'attend à avoir ce qu'on appelle le trilogue dans le courant du mois d'avril avec pour objectif une adoption avant la fin de la présidence française le 30 juin.

Pour l'instant, j'étais au Parlement européen la semaine dernière, pour une audition devant le comité qui en est chargé, c'est le comité jury. Il y a des points qui sont discutés mais il n'y a pas de remise en cause fondamentale de la dynamique d'après ce que j'entends du côté du Conseil et du Parlement. Il y a des réglages de détails comme vous le faites souvent vous-même.

Point suivant, qu'en est-il des dates parce que, comme je l'évoquais tout à l'heure, la date de 2024 par référence à l'exercice 2023 -ce qui impliquerait un point de départ le premier janvier 2023, soit dans moins d'un an- est apparu un peu trop ambitieux. Il est possible que les co-législateurs décident d'un report de l'ordre d'une année. Ça ne change rien à la dynamique, à mon avis, alors ça aurait été bien évidemment mieux de respecter un délai, mais je crois qu'il faut aussi être pragmatique parce que c'est un changement d'une assez grande ampleur que celui qui est considéré par ce texte. On innove vraiment profondément dans l'Union, puisque plus de 50 % du PNB va devoir faire un reporting assez large en incorporant à la fois des éléments rétrospectifs et prospectifs, et aussi l'amont et l'aval de l'entreprise elle-même sur sa chaîne de valeur. C'est un changement de paradigme relativement important. Évidemment ça fait peur à certains, et je dirais que classiquement le normalisateur, qui est subordonné aux institutions politiques, prend une voie médiane entre ceux qui en voudraient moins et ceux qui en voudrait beaucoup plus. On essaie de tenir un cap.

Dernier point : dans le même temps. et probablement stimulés assez largement par ce qui se passe en Europe, les normalisateurs internationaux se mobilisent. Lorsque je parle de normalisateurs, il faut faire une distinction entre les normalisateurs liés à la puissance publique et les normalisateurs privés.

Si l'Europe a dit clairement qu'elle crée un système obligatoire, fondé sur la directive et des normes, les autres juridictions, les autres grandes zones économiques sont restées pour l'instant relativement prudentes sur ce qu'elles vont faire. En revanche, certaines d'entre elles, sont favorables au fait d'avoir un élément de référence globale. Donc aujourd'hui, on note deux acteurs qui ont une vision potentiellement globale. Premièrement, le Global Reporting Initiative (GRI), qui est un organisme avec lequel l'EFRAG a signé un accord de coopération. Ce dernier travaille comme nous sur la double-matérialité, c'est-à-dire à la fois l'impact de l'entreprise sur son environnement au sens naturel et son environnement au sens social, et sur la matérialité financière, c'est-à-dire les risques sur la profitabilité de l'entreprise et aussi les opportunités.

Tandis que le mouvement anglo-saxon prend une approche tournée vers les besoins de l'investisseur financier. Tandis que, l'Europe -comme je vous l'ai dit- a une vision beaucoup plus large du rôle de l'entreprise par rapport à son environnement, d'où la notion d'impact. L'Algérie est très proche de la démarche européenne et, en vous quittant tout à l'heure, je vais assister à une réunion de prise de contact. Nous avons des contacts approfondis mais j'ai suscité des discussions avec la Commission elle-même parce que ce sont des gens qui ont une volonté de contribuer à ce que l'Europe réussisse dans ce domaine, et je pense que dans la durée ce sont de véritables alliés.

L'autre normalisateur, qui est relativement récent d'un point de vue de la tradition historique, c'est la Fondation IFRS. Ils ont incontestablement fait du bon travail dans le domaine de la normalisation financière. On peut discuter de certains aspects, mais il est vrai que cela a créé un langage commun, en tout cas en Europe, qui manquait cruellement depuis près de 20 ans. Le revers de la médaille, c'est qu'on a délégué, ce qui n'était pas une très bonne chose, mais du coup, on a mis en place un langage commun, qui comporte des défauts. Justement le fait que l'Europe garde la main sur son langage extra-financier, qui est à mon avis l'un des éléments clés du défaut de ce langage, est un très bon rééquilibrage de la situation. La Fondation IFRS a fait plusieurs choses : d'une part, ils ont avancé sur le plan institutionnel, c'est-à-dire qu'ils ont annoncé la création d'un conseil appelé ISSB (International Sustainability Standards Board), et ont désigné les dirigeants, dont le président est français, en la personne d'Emmanuel Faber, ancien dirigeant de Danone, et dont la vice-présidente est une néozélandaise qui s'appelle Sue Lloyd, une grande professionnelle qui était la vice-présidente du board financier. La suite du board est en train d'être constituée. Un peu plus tard, il y a eu, du côté européen, un groupe de travail préparatoire qui s'appelle le TRWG (Technical Readiness Working Group). Ila publié deux projets de normes, l'un sur le climat et l'autre sur une norme générale. Ces travaux ont été rendus publics début novembre dans le cadre de la COP 26.

Je crois que l'Europe a une claire détermination d'avancer : elle a tendu et elle continue de tendre la main aux autres initiatives (GRI ou la Fondations IFRS) pour essayer de co-construire dans le panorama international.

Les Américains sont relativement peu présents au niveau de la puissance publique aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il y a eu des déclarations de la part du président de la SEC (Securities and Exchange Commission). On sait qu'il y a des travaux, mais ça ne progresse pas très vite et, par ailleurs, il faudra l'accord du Congrès probablement pour aller jusqu'au bout et on ne sait pas très bien ce que donneront les élections mid-terms qui approchent à grands pas. Or on sait que si la majorité devait évoluer au Congrès, elle n'irait pas dans un sens nécessairement favorable au développement de l'extra-financier. Ceci étant, il y a des acteurs privés très actifs et très présents : la Chine, le Japon, l'Inde disent qu'ils sont très intéressés, qu'ils regardent de près, mais on n'a pas encore une direction très claire. Les Britanniques ont dit qu'ils allaient se placer plutôt dans l'orbite de la Fondation IFR, ce qui n'est pas franchement étonnant. La fondation IFRS sortira probablement son projet de normes climat assez rapidement, mais pour le reste, on ne sait pas quelles sont les autres normes qui seront proposées. Alors que nous, Européens, nous sortirons probablement entre 15 et 20 normes ; je dirais, pour l'instant, que la fondation IFRS envisage de sortir dans l'année une ou deux normes peut-être. Il est vrai qu'une fois sorties, qui appliquent ces normes ? Sont-elles adoptées à titre individuel par des entreprises ou est-ce qu'elles sont adoptées par des États qui les reconnaissent comme étant obligatoires ? C'est un développement qui reste à faire.

Voilà ce que je voulais vous dire, Monsieur le président, Mesdames, Messieurs, en introduction peut-être un petit peu plus longue que prévu, je m'en excuse.

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