Intervention de Éric Dupond-Moretti

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 5 octobre 2022 à 9h30
Les « revenantes » du djihad — Audition de M. éric duPond-moretti garde des sceaux ministre de la justice

Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

Ce sujet complexe justifie la pleine mobilisation du Gouvernement et du Parlement. Il pose question quant à nos valeurs, notre humanité, mais concerne aussi notre sécurité.

Pendant presque cinq ans, Daech a étendu son emprise en Irak et en Syrie sur un territoire aussi grand que la Grande-Bretagne. Nous avons tous été témoins des horreurs commises par cette organisaion : décapitations, exécutions massives, rapts, viols en masse, destruction de sites historiques, etc.

Porté par une propagande terrifiante, spécialement conçue pour s'adresser à la jeunesse occidentale, Daech a attiré de nombreux combattants terroristes, femmes et hommes. Le nombre de Français parmi eux est estimé à 1 500, dont beaucoup ont suivi une instruction militaire et un endoctrinement islamiste. Notre pays a subi ce terrorisme dans sa chair et fait toujours partie de ses cibles.

Nombre d'entre eux ont été tués lors des combats, d'autres arrêtés et condamnés en Irak, d'autres sont retenus dans le Nord-Est syrien sous contrôle kurde, d'autres enfin sont rentrés volontairement ou ont été expulsés par les autorités turques dans le cadre de ce que nous avons appelé le « protocole Cazeneuve ». Ceux qui sont rentrés ont fait l'objet de poursuites pénales systématiques.

La capacité de projection opérationnelle de Daech s'est considérablement réduite, mais la menace demeure. Les combattants restés sur place et les revenants incarcérés ou remis en liberté font l'objet d'un suivi systématique. Dès que le parquet national antiterroriste (Pnat) prend connaissance du départ ou du maintien sur zone de ressortissants français postérieurement aux attentats de janvier 2015, il ouvre systématiquement une procédure du chef d'association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste.

Sauf à démontrer un élément de contrainte, les femmes sont traitées comme les hommes, compte tenu de leur niveau d'endoctrinement et de la place qui leur était souvent conférée au sein de Daech. C'est ce qui s'est passé lors du retour de 16 femmes en juillet dernier.

Quel est le suivi en détention ?

Fin septembre, 129 revenants dont 51 femmes étaient incarcérés. Tous ont vocation à entrer dans le processus de prise en charge de la radicalisation dans des quartiers spécialisés par des équipes spécialement formées, notamment si un risque de prosélytisme, voire de passage à l'acte violent est identifié. La situation de chaque détenu fait l'objet d'un réexamen régulier, notamment pour adapter les mesures de sécurité. Le renseignement pénitentiaire est naturellement mobilisé.

Pour leur sortie, la loi du 30 juillet 2021 a comblé un vide en permettant de poursuivre le suivi et la prise en charge en sus des mesures administratives.

La situation est différente pour les enfants. Contrairement à leurs parents, ceux-ci n'ont pas fait le choix de rejoindre Daech. Notre responsabilité est de concilier humanité d'une part et prudence et pragmatisme d'autre part, car, considérés comme les « lionceaux du califat », ils ont été endoctrinés et ont tous vécu des expériences traumatisantes. Leurs récits, qui ne se libèrent parfois que quelques années après leur retour, font froid dans le dos.

Quelques chiffres : la France accueille 225 mineurs ayant séjourné dans une zone d'opération des groupes terroristes. Parmi eux, 217 ont séjourné en zone irako-syrienne, et huit dans d'autres zones de conflits (Afghanistan, Libye, Yémen, par exemple). La plupart d'entre eux sont rentrés avec leurs parents, soit parce que ceux-ci ont été expulsés, notamment de Turquie, soit parce qu'ils sont rentrés spontanément sur le territoire national. Par ailleurs, 77 mineurs ont été rapatriés par les autorités françaises, dont 71 depuis les camps du Rojava en sept opérations successives, entre le 15 mars 2019 et le 4 octobre 2022 et six autres depuis l'Irak.

Le 5 juillet 2022, la sixième opération de rapatriement menée par la France a permis le retour de 35 mineurs accompagnés - pour la première fois - de seize mères. Hier, un enfant de six ans en situation médicale critique, son frère de huit ans et sa mère ont fait l'objet d'une opération ponctuelle, la mère étant placée en détention provisoire.

Comment ces mineurs sont-ils suivis ?

Sur les 225 mineurs de retour de zone, 218 font ou ont fait l'objet d'une procédure en assistance éducative. Actuellement, 188 mesures sont en cours. Onze d'entre eux font l'objet de poursuites pénales, ils sont aujourd'hui majeurs.

C'est avec une extrême attention que le Gouvernement traite ce sujet difficile.

Coordonné par le Pnat, le dispositif national de suivi est articulé avec des mesures individuelles pour chacun des mineurs rapatriés par la France. L'instruction interministérielle du 21 avril 2022 précise le circuit de prise en charge des mineurs à travers une répartition déconcentrée sur l'ensemble du territoire suivant les liens familiaux de ces enfants. Dans les jours à venir, je signerai une circulaire de mise en oeuvre spécifique de cette instruction dans le domaine judiciaire mais les dispositions de suivi renforcé préconisées par l'instruction ont d'ores et déjà été mises en oeuvre à l'occasion des retours de juillet dernier.

Dans chaque département, un suivi doit s'organiser au sein de cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF), qui se réunissent pour l'occasion en formation restreinte sous la double responsabilité des procureurs de la République et des préfets. Ces réunions font l'objet de remontées systématiques au Pnat. Un comité interministériel de suivi se réunit régulièrement, comme il l'a fait aujourd'hui même.

Sur le plan individuel, tous les mineurs font l'objet dès leur descente d'avion d'une prise en charge systématique cumulant un placement à l'aide sociale à l'enfance (ASE) et des mesures éducatives en milieu ouvert, une interdiction de sortie du territoire étant systématiquement requise. Après une première évaluation, notamment médicale, ils sont placés sur décision du procureur de la République dans des familles ou des structures d'accueil adaptées et rapidement rapprochés des lieux dans lesquels ils ont des liens familiaux. Ce sont alors les parquets locaux qui s'en saisissent.

Lorsque les mères sont incarcérées, des parloirs médiatisés sont organisés afin d'assurer le maintien des liens familiaux entre les enfants et leurs mères. Il s'agit en effet souvent d'enfants très jeunes : les deux tiers ont moins de dix ans et 22 sont orphelins ; 77 d'entre eux, nés sur zone et n'ayant jamais connu la France, arrivent sans état civil ni lien de filiation établi. Le suivi de ces enfants est un travail au long cours, qui, lorsque c'est possible, associe également les familles, dont souvent les grands-parents. Il mobilise tous les acteurs qui entourent ces enfants : éducateurs, magistrats, soignants, enseignants...

Il nous faut permettre à ces enfants de retrouver une enfance aussi normale que possible, sans toutefois relâcher notre vigilance.

L'attitude de la France concernant la situation des ressortissants retenus dans le Nord-Est syrien a souvent été fustigée devant différentes instances internationales, telles que le Comité des droits de l'enfant ou le comité des Nations unies contre la torture. La position de la France est pourtant parfaitement équilibrée. Elle tient compte du nombre de Français concernés - la France ayant fourni le plus grand nombre de combattants étrangers à Daech. Elle concilie humanité et sécurité.

L'arrêt de la CEDH ne remet pas en cause cet équilibre. Comme le soutenait le Gouvernement, la Cour considère que la France ne peut être tenue pour responsable des conditions de vie dans les camps puisqu'elle n'y exerce pas sa juridiction. Elle confirme que les engagements internationaux de la France ne lui imposent pas de rapatrier les personnes retenues dans le Nord-Est Syrien. Certes, la France est condamnée, mais seulement pour ne pas avoir formalisé et objectivé le processus décisionnel conduisant au non-rapatriement. Le Gouvernement examine la manière dont il peut donner suite à cet arrêt et s'y conformer mais, comme je l'ai déjà dit, nous ne l'avons pas attendu pour agir - 77 enfants sont déjà rentrés et ont été pris en charge.

J'entends tellement de faux experts qui débitent le fameux « y'a qu'à, faut qu'on » ! Les choses sont difficiles : en cause, la sécurité des différents intervenants, dont, bien sûr, nos soldats, mais aussi des déchirements internes, la femme qui accepte le retour de son enfant étant considérée par les autres comme une collabo ! Entre les rodomontades que l'on peut lire dans certaines gazettes et la réalité de terrain, il y a une distance qui ne vous échappera pas.

Des évasions ont déjà eu lieu. Daech pourrait essayer de récupérer des combattants, d'autant que la région est particulièrement instable et que l'autorité des forces kurdes qui tiennent les camps s'inscrit dans un cadre géopolitique d'une grande complexité.

Il est au demeurant très compliqué d'organiser des opérations de retour. Nous sommes toujours dans le cas par cas. À chaque fois, la France doit assurer une réponse de fermeté pour les adultes, dans le respect du droit - c'est ce qui nous différencie de la barbarie de Daech.

Je salue à cet égard le bon résultat du procès des attentats du 13 novembre, dont témoigne le fait que personne n'ait interjeté appel. Je remercie tous les acteurs ayant permis que ce procès fasse pleinement honneur à notre État de droit. J'ai également une pensée pour les victimes de l'attentat de Nice.

La France doit réintégrer ces enfants avec vigilance et humanité. C'est l'honneur de notre République et de mon ministère que d'assurer cette mission difficile.

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