– Je vous remercie, d’être attentifs à ces questions complexes. Ce sujet est difficile, car personne n’a d’expérience personnelle de la fin de vie et les expériences liées à un proche sont forcément douloureuses. C’est pourquoi il est difficile de débattre et c’est pourquoi nous avons tâché, pendant un an, de prendre de la distance par rapport à nos propres expériences.
Je veux insister sur les spécificités de notre autosaisine. Je précise que je suis médecin, professeur de médecine palliative et engagé sur le sujet depuis longtemps.
Nous ne devons pas ignorer le changement important de paradigme qui a lieu dans le champ médical sur ces questions. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des situations impensées de fin de vie, engendrées par le progrès médical : nous sommes confrontés à des personnes souffrant de maladies chronicisées, incurables. C’est comme si l’on avait allongé le temps de la fin de l’existence et repoussé la question de la propre finitude de l’homme. Ainsi, certains cancers sont transformés en maladies chroniques, on augmente l’espérance de vie de certaines maladies neurodégénératives. Ces situations impensées sont liées au vieillissement, conséquence de ces avancées techniques : de plus en plus de personnes atteignent un âge très avancé et souffrent alors d’une polypathologie, de plusieurs maladies synchrones.
Dans ce contexte, nous sommes confrontés à trois types de questions.
D’abord, comment faire pour que la médecine ne fabrique pas de situations insensées ? Elle peut faire beaucoup de choses, mais ce n’est pas parce que l’on peut faire que l’on doit faire, quand faire conduit à de la souffrance.
Ensuite, les différents plans de développement des soins palliatifs suffisent-ils ? Nous insistons sur la nécessité d’intégrer une culture palliative à la pratique professionnelle de tous les professionnels de santé. Il faut, pour cela, actionner deux leviers, la formation et la recherche, insuffisamment mobilisés aujourd’hui. On ne forme pas assez à la réflexion sur la finitude de l’homme – les humanités médicales ont presque disparu – et à la réflexion éthique, interprofessionnelle et exigeant de savoir débattre, de savoir ne pas être trop sûr de soi.
Au-delà de ces deux questions, nous sommes et serons confrontés à des situations, rares, de personnes dont l’existence, avant la toute fin de leur vie, avant le champ d’application de la loi Claeys-Leonetti, n’est plus que souffrance. Ces personnes, qui doivent avoir bénéficié de soins palliatifs – on imagine mal que ce soit optionnel –, demandent une aide active à mourir. Nous avons réfléchi à la notion d’aide active à mourir.
Il faut distinguer, dans ce domaine, l’assistance au suicide de l’euthanasie. La première consiste à permettre à une personne d’accéder à un produit létal, qu’elle se délivre elle-même. Il faut savoir que, dans l’Oregon par exemple, un nombre important de personnes qui ont demandé l’aide active à mourir ne vont pas chercher le produit létal et que, parmi celles qui vont le chercher, plusieurs ne l’absorbent pas ; ainsi, ce n’est pas parce que l’on fait une demande que l’on va au bout de celle-ci. Par opposition, l’euthanasie – l’administration d’un produit létal par un tiers – est sans recours. Cette nuance est fondamentale. Nous essayons de travailler sur le respect de l’autonomie de la personne autant que sur notre devoir de solidarité à l’égard des personnes en grande souffrance. Nous insistons également sur le fait que, à la lumière de quelques travaux de recherche, une demande ne signifie pas forcément une volonté ; elle peut exprimer, par exemple, un épuisement de vivre. Aussi, avant d’être l’expression d’une volonté, toute demande doit être analysée. On imagine mal que l’on accède, par simple demande, à l’assistance au suicide ; la demande doit être finement analysée et confirmée par un collectif, réitérée, ferme. Nous insistons sur cette distinction entre l’assistance au suicide et l’euthanasie.
L’assistance au suicide est le segment sur lequel il pourrait être, selon nous, éthique de faire évoluer le droit, afin de répondre, par solidarité, par respect pour l’autonomie de la personne, à certaines demandes. Ces situations sont, d’après mon expérience, très rares, mais cela ne doit pas nous empêcher d’y réfléchir.
Il nous faut donc tout à la fois concevoir une politique d’accompagnement de la vulnérabilité – vieillissement et soins palliatifs – qui soit à la hauteur des besoins, lesquels ne sont pas couverts aujourd’hui, et mener une réflexion sur l’assistance au suicide. Même s’il ne faut pas conditionner la seconde à la première, il nous semble indispensable de mener les deux de front ; on n’imagine pas de faire évoluer le droit relatif à l’assistance au suicide sans avoir une politique volontaire d’accompagnement des situations de vulnérabilité.
Toutes ces nuances nous paraissent essentielles. Nous avons la fâcheuse tendance de vouloir simplifier ce qui est complexe, mais, en l’occurrence, il ne faut pas y céder. D’où l’importance du débat public, car cette complexité doit être exposée et assumée. Il nous paraît fondamental de garder des nuances essentielles ; ensuite, sur ce fondement, on peut imaginer une évolution du droit.
Mme Corinne Imbert. – Six ans seulement se sont écoulés depuis la dernière intervention du législateur. La situation a-t-elle à ce point changé que le CCNE, qui jugeait en 2013 qu’il n’était pas souhaitable de légaliser l’assistance au suicide, estime maintenant nécessaire de le faire, en identifiant dans son avis une voie pour une application éthique d’une « aide active à mourir » ? Pour le justifier, cet avis fait référence à des éléments objectifs – des situations limites, l’allongement de la fin de vie en raison de la médicalisation – et des éléments subjectifs, comme l’extension de situations de solitude ou une demande croissante d’autonomie psychique. Pourrait-on circonscrire plus précisément les situations objectives ? Au fond, la voie qu’identifie l’avis ne revêt-elle pas une dimension plus subjective qu’objective, en prenant en compte les personnes qui veulent mourir plus que celles qui vont mourir, le suicide plus que la fin de vie ?
Un argument en faveur de la législation sur l’aide active à mourir consiste à affirmer que cela correspond à une demande claire de la société. Mais, d’une part, encore faudrait-il connaître l’état exact de l’opinion sur le sujet ; selon certains sondages, une partie importante de nos concitoyens préfère les soins palliatifs à l’aide active à mourir. D’autre part, la volonté peut changer : nombre de personnes arrivant dans une structure de soins palliatifs avec la volonté de mourir finissent, après quelque temps passé dans cette structure, par souhaiter vivre un peu plus longtemps. Or, une fois la loi votée, elle s’applique à tous.
Par ailleurs, la modification de la loi pour autoriser l’aide active à mourir ne pourrait-elle servir de prétexte à ne pas développer les soins palliatifs, qui sont, tout le monde en convient, insuffisants sur notre territoire ?
Enfin, que pensez-vous de l’évolution de l’expression « mourir dans la dignité », transformée par certains en « mourir dans la liberté » ?
M. Bernard Jomier. – Vos explications orales m’ont parfois semblé plus convaincantes que ce qui est écrit dans le rapport, ce qui renvoie à la difficulté de parler du sujet.
Le principe d’autonomie n’a cessé de prendre de l’importance au fil des lois de bioéthique, de sorte qu’il nous faut désormais nous interroger sur ses limites : est-ce que ma mort m’appartient ? Il est très difficile d’apporter une réponse à cette question.
Si cette évolution correspond à une demande de la société, il ne faut pas pour autant négliger le principe de l’intérêt général. Le législateur ne pourra pas trancher la question de la nécessité d’une nouvelle loi sans apporter une réponse à celle des limites du principe d’autonomie.
Vous tracez des lignes rouges, et la principale porte sur le réel accès des Français aux soins palliatifs. Mais qui peut croire que d’ici trois à cinq ans tous les Français auront accès à ces soins ? Je n’en suis vraiment pas convaincu, car la situation évolue à un rythme bien trop lent. On entend dire, dans le débat public, que le CCNE « ouvre la porte à une législation sur l’aide active à mourir » : j’en conclus que ce n’est pas pour demain.
On ne légifère pas à partir de l’expérience personnelle. C’est la raison pour laquelle je me suis abstenu lors du vote sur le texte de Marie-Pierre de La Gontrie, car le débat avait été trop empirique. En revanche, il a permis de poser la question fondamentale du suicide assisté par opposition à l’euthanasie. Jusqu’où accepte-t-on que les soignants interviennent ? Peuvent-ils participer directement au processus qui consiste à donner la mort ? Toute société fonctionne sur une répartition des rôles qui doit être compréhensible pour chacun.
Peut-on au nom du principe d’autonomie permettre qu’un citoyen accède au suicide assisté ? Et doit-on donner aux soignants la possibilité de participer au processus ? Telles sont les deux questions que la loi doit prendre en compte de manière bien distincte si l’on veut qu’elle soit applicable.