Intervention de Cécile Cukierman

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 octobre 2022 à 9h30
Proposition de loi encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman, rapporteure :

Ce texte, ambitieux et profondément novateur, découle directement des travaux de la commission d'enquête sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, dont elle reprend dix-sept des dix-neuf recommandations. Il a été cosigné par la quasi-intégralité des membres de la commission d'enquête et est le fruit d'un travail transpartisan. J'ai tenu à conserver cet équilibre, en tâchant d'y apporter clarifications et modifications lorsque cela était nécessaire et possible.

Permettez-moi au préalable de dire quelques mots sur les dix-neuf articles de ce texte, que certains d'entre vous connaissent déjà très bien en tant que membres de la commission d'enquête et co-signataires de la proposition de loi.

Après un premier chapitre visant à définir son champ d'application, le coeur de la proposition de loi est structuré en quatre chapitres qui tendent à répondre aux quatre enjeux soulevés par le recours par l'administration aux cabinets de conseil privés, tels qu'ils ont été identifiés par la commission d'enquête.

Afin de mettre un terme à l'opacité des prestations de conseil, le chapitre II renforce les obligations de transparence à l'égard des prestataires de conseil. En particulier, les consultants n'auront plus le droit d'utiliser les signes distinctifs de l'administration, pour éviter toute confusion entre le service public et les consultants. Est également prévue la création d'une annexe au projet de loi de finances recensant le recours aux prestations de conseil par les administrations entrant dans le périmètre de la proposition de loi.

Le chapitre III a pour objet de mieux encadrer le recours par l'administration aux consultants et l'exécution des prestations fournies. Le texte prévoit ainsi d'instaurer une évaluation systématique, formalisée et publique des prestations de conseil, afin de mesurer leur valeur ajoutée pour les missions de l'administration. En outre, il interdit les prestations de conseil réalisées à titre gratuit au bénéfice de l'administration, afin de contrer la stratégie dite du « pied dans la porte », mise au jour par la commission d'enquête.

Le chapitre IV comprend les dispositions probablement les plus importantes et innovantes de cette proposition de loi. Il prévoit ainsi d'imposer un cadre déontologique unifié aux cabinets de conseil intervenant pour l'administration, qui permettrait de mieux détecter et prévenir les conflits d'intérêts et de contrôler plus systématiquement les allers-retours entre l'administration et ces cabinets. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) se verrait ainsi confier une nouvelle mission de contrôle, doublée d'un pouvoir de sanction en cas de manquement aux obligations déontologiques. De plus, la Haute Autorité serait systématiquement saisie lorsqu'un agent public rejoindrait un cabinet de conseil, et réciproquement lorsqu'un consultant rejoindrait l'administration.

Enfin, le chapitre V vise à mieux protéger les données de l'administration confiées aux cabinets de conseil, en prévoyant la suppression des données collectées dans un délai d'un mois à l'issue de la prestation sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et en obligeant les cabinets de conseil à faire auditer leurs systèmes d'information selon un référentiel de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

Deux principes généraux ont guidé ma réflexion en tant que rapporteure. D'une part, il convenait de respecter l'esprit de ce texte et son équilibre, qui sont le fruit à la fois d'accords et de compromis entre l'ensemble des groupes politiques du Sénat. D'autre part, il s'agissait de renforcer la portée et l'effectivité de ses dispositions en rendant certaines d'entre elles plus opérationnelles.

À l'article 1er, je vous proposerai de préciser le périmètre de la proposition de loi, en remplaçant la catégorie d'« opérateurs de l'État », qui est une notion budgétaire susceptible d'évoluer d'une année sur l'autre, par celle d'« établissements publics de l'État ». Il s'agit d'une rédaction plus précise juridiquement, qui permettrait de conserver dans le champ d'application de la loi la grande majorité des organismes listés comme opérateurs en 2023. Elle en ajouterait d'autres, comme la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ou l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM).

Je ne vous cache pas que la question de la détermination du périmètre s'agissant des administrations bénéficiaires est délicate. J'ai tendance à penser que tous les établissements publics ne sont pas égaux face au recours aux cabinets de conseil, et que la question de l'influence des cabinets de conseil ne se pose pas exactement dans les mêmes termes selon que l'on considère un ministère régalien ou l'hôpital local de Saint-Bonnet-le-Château, dans la Loire. C'est pourquoi je me suis interrogée notamment sur la possibilité d'instaurer un seuil - il aurait été, par exemple, fixé au regard des dépenses de fonctionnement de l'établissement - qui aurait permis de ne retenir que les établissements présentant une certaine taille critique, qui semblent davantage susceptibles de recourir aux cabinets de conseil de manière significative. Cependant, je ne dispose pas des informations permettant d'établir la liste précise des établissements publics de l'État concernés par tel ou tel seuil : je me suis donc abstenue de toute proposition en la matière.

Le périmètre de la proposition de loi, s'agissant cette fois-ci des prestations visées, suscite également de nombreuses réactions, en particulier à propos du conseil en informatique. La numérisation de nos services publics conduit l'administration à mener de nombreux projets informatiques avec l'appui de prestataires extérieurs ; pour autant, tous ces projets ne sont pas forcément structurants ou stratégiques, même si, il est vrai, la manière de concevoir un outil informatique peut l'être. C'est pourquoi je vous proposerai d'exclure expressément certaines prestations purement techniques et d'exécution. Je ne crois pas trahir ici les auteurs qui ont eux-mêmes souhaité exclure « les prestations informatiques » dans leur présentation du texte.

Par ailleurs, dans la mesure où les professionnels du droit sont déjà soumis à des obligations déontologiques sous le contrôle de leurs ordres professionnels respectifs, il me semble justifié d'exclure du champ de la proposition de loi les prestations de conseil juridique réalisées par l'ensemble de ces professionnels, sans se limiter à celles qui sont accomplies par les avocats dans leur activité plaidante. La logique doit être la même que pour les commissaires aux comptes ou les experts-comptables, déjà exclus du texte. Cela permettrait d'éviter tout risque de contrôle et de sanction en doublon, par les conseils de discipline et la HATVP.

Comme vous le voyez, l'équilibre à trouver entre la portée générale de la loi, d'une part, et son caractère réaliste et effectif, d'autre part, est tout sauf évident, mais nous pourrons en reparler.

J'en viens maintenant aux dispositions du texte à proprement parler.

Tout d'abord, il m'a semblé nécessaire de renforcer les mesures visant à mieux identifier les apports des consultants dans les travaux réalisés pour l'administration et de clarifier les responsabilités de cette dernière.

Concernant le document budgétaire prévu à l'article 3, notre souhait est bien de créer un véritable « jaune budgétaire », c'est-à-dire une annexe générale au projet de loi de finances, que le Gouvernement aurait obligation de produire chaque année. Néanmoins, la récente réforme de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) impose que cette création ait pour véhicule une loi de finances. C'est pourquoi je vous proposerai de transformer provisoirement ce « jaune budgétaire » en rapport annuel, et de veiller qu'une disposition ad hoc soit votée au cours de la discussion du projet de loi de finances pour 2023. Nous devons être particulièrement vigilants sur le contenu de cette annexe, au risque de créer un 31e « jaune » pour rien !

L'actualité l'illustre bien : avec une certaine précipitation, le Gouvernement vient de publier lundi dernier ce que nous pourrions appeler un « faux » jaune budgétaire, consacré aux recours aux conseils extérieurs par les ministères. Ce rapport, annexé au projet de loi de finances, reprend l'esthétique des jaunes budgétaires sans en avoir ni la nature ni la base légale. Au-delà de ces éléments techniques, ce faux jaune, bien qu'il représente un premier pas vers davantage de transparence, me paraît insuffisant : son domaine est plus restreint que ce que prévoit la proposition de loi et, surtout, il ne comporte pas de liste détaillée des prestations de conseil. Enfin, pour l'heure, rien n'en garantit la récurrence annuelle.

S'agissant de la lutte contre les conflits d'intérêts des consultants, je vous proposerai d'approuver le système centré sur la HATVP mis en place. La Haute Autorité y est favorable, même si elle a souligné que cela devrait logiquement s'accompagner d'un renforcement de ses moyens humains. S'agissant des vérifications sur place qu'elle pourrait mener, il me semble souhaitable d'étendre le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD) dans tous les cas, y compris lorsqu'elles sont menées dans un local professionnel, afin de renforcer les garanties des personnes concernées.

En outre, je vous propose d'augmenter le plafond de l'amende administrative prévue dans le cas d'une personne morale. Un montant de 15 000 euros pour un cabinet de conseil réalisant plus de 300 millions d'euros de chiffre d'affaires à l'échelle du seul territoire national apparaîtrait en effet assez dérisoire, et donc dépourvu de réel effet dissuasif. Un pourcentage du chiffre d'affaires me semble plus adapté.

Il conviendrait également de compléter le dispositif d'exclusion des procédures de passation des marchés publics en prévoyant un mécanisme de régularisation, conformément aux directives européennes qui encadrent le droit de la commande publique.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur le fait que le Gouvernement, par la voix de Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques, semble très allant sur cette initiative sénatoriale, la présentant comme s'inscrivant dans « un continuum d'actions déjà en cours de développement ». Il est vrai que les propositions de la commission d'enquête ont déjà été reprises pour partie, dès l'été dernier, au niveau réglementaire ou contractuel. Je pense en particulier à l'accord-cadre en cours de renouvellement de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Toutefois, lorsque l'on se penche de près sur ces initiatives, on voit bien que le degré d'exigence et de détail n'est pas celui qui est souhaité. La publication du « faux » jaune budgétaire me semble en être l'illustration.

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