Intervention de Agnès Canayer

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 octobre 2022 à 9h30
Proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Agnès CanayerAgnès Canayer, rapporteur :

Avant tout, je voudrais réaffirmer ici que nous sommes, toutes et tous, attachés aux lois portées par Simone Veil et Lucien Neuwirth, qui ont introduit dans notre droit positif le droit à l'avortement et à la contraception. Ces lois font aujourd'hui partie intégrante de notre patrimoine juridique fondamental et le Sénat s'est toujours montré fortement attaché à ces libertés de la femme.

Sur ces fondements juridiques, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et la contraception sont pleinement protégées.

L'IVG est inscrite dans le droit positif à l'article L. 2212-1 du code de la santé publique qui dispose : « La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l'interruption de sa grossesse. » Depuis la loi du 17 janvier 1975, portée avec courage par Simone Veil, la liberté d'interrompre sa grossesse n'a jamais cessé d'être confortée, avec encore récemment un allongement de douze à quatorze semaines du délai dans lequel elle peut être pratiquée. De plus, le Conseil constitutionnel l'a toujours jugée conforme à la Constitution, les quatre fois où il s'est prononcé sur le sujet en 1975, 2001, 2014 et 2016. La liberté d'interrompre sa grossesse est considérée par le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 27 juin 2001, comme une composante de la liberté de la femme découlant de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qu'il concilie avec le principe de « sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation ».

Preuve de la solidité de ce fondement, dans une décision de 2017 portant sur le délit d'entrave à l'IVG, le Conseil constitutionnel a jugé que l'objet des dispositions contestées était de « garantir la liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration de 1789 ». Telle était d'ailleurs la position exprimée par le Gouvernement lors de la dernière législature. Agnès Buzyn et Nicole Belloubet ont ainsi justifié devant le Parlement leur opposition à la constitutionnalisation alors proposée.

Il est en outre fortement probable que, si le Conseil constitutionnel était saisi d'une loi interdisant ou restreignant fortement l'IVG, il ne pourrait que la juger non conforme à la Constitution, dès lors qu'elle priverait de garanties légales cette « liberté de la femme ». En effet, si le Conseil constitutionnel affirme avec constance que le législateur dispose de larges marges de manoeuvre pour définir les conditions d'exercice d'un droit ou d'une liberté, il ne peut remettre en cause son effectivité.

Quant à la contraception, consacrée par la loi du 28 décembre 1967, elle est aujourd'hui régie par l'article L. 5134-1 du code de la santé publique, selon lequel : « Toute personne a le droit d'être informée sur l'ensemble des méthodes contraceptives et d'en choisir une librement. » Comme pour l'IVG, le droit à la contraception n'a cessé d'être étendu au fil des années, notamment pour les mineurs. Il s'agit plutôt d'un sujet médical, qui ne soulève aujourd'hui aucune difficulté juridique.

La constitutionnalisation proposée n'est donc pas, à mon avis, une voie pertinente.

Il n'y a pas lieu d'importer, en France, un débat lié à la nature fédérale des et à la répartition des compétences entre l'État fédéral et les États fédérés. La question tranchée par la Cour suprême dans son arrêt Dobbs v. Jackson du 24 juin 2022 concerne en effet moins l'avortement que le fédéralisme. La situation n'est pas la même en France : la République est une et indivisible, le législateur national dispose d'une plénitude de compétence.

Les auteurs de la proposition de loi justifient leur démarche par la volonté d'éviter qu'une majorité politique puisse un jour facilement revenir sur ces droits. Aucun parti politique n'a pourtant, à ma connaissance, remis en question le principe de l'IVG et encore moins celui de la contraception.

Par ailleurs, l'inscription de ces dispositions dans la Constitution n'en garantirait pas l'immuabilité, puisqu'elle a déjà été révisée de nombreuses fois.

En outre, la Constitution du 4 octobre 1958 n'a pas été conçue pour qu'y soient intégrées toutes les déclinaisons des droits et libertés énoncés de manière générale dans son Préambule. Nous risquerions d'ouvrir une boîte de Pandore conduisant à dénaturer l'esprit même de notre loi fondamentale.

À cet égard, j'entends rester fidèle aux conclusions rendues en décembre 2008 par le comité présidé par Simone Veil, qui n'avait pas recommandé de modifier le Préambule ni d'intégrer à la Constitution des droits et libertés liés à la bioéthique, parmi lesquels l'IVG, et qui refusait aussi clairement d'y « inscrire des dispositions de portée purement symbolique ».

La constitutionnalisation ne permettrait pas, non plus, de résoudre la question essentielle de l'effectivité de l'accès à l'IVG.

Nous avons pleinement conscience de ces difficultés, documentées par la commission des affaires sociales et la délégation aux droits des femmes du Sénat, mais elles relèvent avant tout de l'organisation du système de soins et de mesures concrètes de la compétence du pouvoir réglementaire. À l'évidence, ces enjeux dépassent largement la portée de la proposition de révision constitutionnelle soumise à notre commission.

Au demeurant, la formulation proposée soulèverait des difficultés importantes, de même que son emplacement au sein du texte constitutionnel.

L'intégration de tels droits au sein du titre consacré à l'autorité judiciaire, juste après l'abolition de la peine de mort, a de quoi surprendre et pourrait faire naître des interrogations quant à une possible interférence du juge dans le droit des femmes à avorter, ce qui n'a pas lieu d'être.

De surcroît, la rédaction selon laquelle « nul ne peut porter atteinte » à ces droits et prévoyant que la loi « garantit » à toute personne un « accès libre et effectif » à l'IVG et à la contraception laisse entendre que cet accès serait inconditionnel. Or le législateur doit pouvoir en fixer les conditions, comme pour toutes les libertés publiques.

Enfin, toutes les personnalités auditionnées nous ont mis en garde sur la procédure retenue, car il existe un risque que cette initiative se retourne contre le droit qu'elle est censée protéger. En effet, pour aboutir, conformément à l'article 89 de la Constitution, une révision constitutionnelle issue d'une initiative parlementaire doit être adoptée dans les mêmes termes par les deux assemblées, puis être soumise au référendum par le Président de la République. Ce faisant, on mettrait au coeur de l'actualité un sujet sur lequel il n'y a aujourd'hui pas de risque de remise en cause, au risque de fracturer notre société.

Pour toutes ces raisons, je vous propose de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion