Cet argument n’a aucun sens puisque, par définition, on se protège d’un risque avant qu’il n’advienne.
En outre, chacun sait parfaitement que le jour où il y aura un risque concret en France, c’est-à-dire un nombre important d’élus tentés de remettre en cause le droit à l’IVG, la possibilité d’une protection constitutionnelle sera hors de portée, car il faut pour changer la Constitution une majorité supérieure à celle nécessaire pour changer la loi. Telle est bien la raison pour laquelle nous voulons inscrire ce droit dans la Constitution.
Par conséquent, c’est bien parce qu’une écrasante majorité de Français se prononce par les urnes, dans la rue et au sein des institutions en faveur du droit à l’avortement que l’on peut et que l’on doit le protéger dès à présent.
Deuxièmement, ce texte ne sert à rien, parce qu’il ne constitue pas une protection absolue et que l’on peut toujours modifier la Constitution. Autrement dit, le conducteur refuserait de mettre sa ceinture de sécurité au prétexte qu’il pourrait y avoir un tsunami. Certes, on n’est jamais à l’abri d’un putsch, d’une révolution ou d’un astéroïde qui percuterait la France…
Mais alors, je ne suis pas certaine que l’on puisse justifier l’utilité de la Constitution ou même le fait que des élus se lèvent le matin pour aller légiférer. Quoi que l’on fasse, il y aura toujours des gens pour violer les lois et des élus pour les changer en permanence.
Par conséquent, l’argument se résume à dire que le texte ne sert à rien tantôt parce qu’il n’y a pas de risque, tantôt parce que le risque est trop grand.
Troisièmement, cette proposition de loi ne sert à rien parce que le droit à l’IVG est déjà protégé par la Constitution. Autrement dit, le conducteur ne devrait pas mettre sa ceinture parce qu’il l’a déjà mise. Si je récapitule, il ne doit surtout pas la mettre parce qu’il n’y a pas de risque, parce que le risque est trop grand et, finalement, mesdames, messieurs, parce que – heureusement – il l’a déjà mise. C’est épatant, mais là encore c’est faux.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel n’a jamais dégagé de manière positive un droit à l’interruption volontaire de grossesse, absolument jamais. Elle s’est contentée d’affirmer que les différentes lois qui encadrent de droit à l’IVG ne violaient pas la Constitution.
Or les fins juristes que vous êtes perçoivent bien la différence. Si, demain – toutes les personnes qui nous écoutent doivent en prendre conscience –, une loi régressive qui viserait à réduire les délais légaux, à dérembourser l’acte, à ajouter des conditions pour accéder à l’avortement ou bien à imposer une ordonnance pour accéder à la pilule du lendemain venait à être présentée devant le Conseil constitutionnel, ce dernier n’aurait absolument aucun élément pour statuer sur son inconstitutionnalité. C’est là ce que nous voulons corriger.
Autre argument, ce texte ne changera rien, parce que l’important est ailleurs – comme toujours – : l’enjeu, ce n’est pas le droit, mais l’accès au droit. Pourtant, laissez-moi vous dire que l’on ne peut pas avoir accès à un droit qui n’existe plus. En outre, quel est le rapport ? Cette loi favorisera non seulement un meilleur accès au droit, partout en France, mais surtout, elle ne vous empêchera pas – jamais et bien au contraire, je vous l’assure –, de voter l’augmentation des crédits pour les associations et les centres de soins.
Argument suivant, la Constitution ne doit pas être un catalogue des droits et n’a pas à protéger les Français contre des changements – par exemple le recul du droit à l’avortement –, qu’ils pourraient démocratiquement choisir à l’avenir. Si c’était le cas, à quoi serviraient la Constitution et le bloc de constitutionnalité ? À quoi servirait-il de protéger le caractère laïc de la République, de rappeler notre attachement au préambule de la Constitution de 1946 ainsi qu’à l’interdiction de la peine de mort ? À rien !
Dernier argument – sans doute, je l’avoue, mon préféré –, il ne faut pas importer un débat qui vient des États-Unis. Comme s’il n’y avait qu’aux États-Unis qu’on attaquait le droit à l’IVG ! En Italie, pays voisin du nôtre, une proposition de loi vient d’être déposée par la droite – pas par l’extrême droite – pour restreindre le droit à l’avortement, mais en France on serait nationalement immunisé contre de telles dérives.
En outre, la haine que nourrit une partie de cet hémicycle contre les débats importés, en particulier des États-Unis, est très sélective. En effet, quand il s’agit d’importer un débat totalement fabriqué, portant sur un prétendu danger, causé par un prétendu concept, dont personne ne se réclame en France et que personne n’est capable de définir, c’est bien. Mais un débat prétendument importé, qui porte sur des risques bien réels et qui peut assurer des progrès non moins réels, c’est mal.
Si l’on m’exclut de la liste, il y figurera toujours Laurence Rossignol, qui défend ce sujet depuis 2012, Éliane Assassi et Laurence Cohen qui, dès 2017, soit cinq ans avant l’arrêt de la Cour suprême, avait déjà fait cette proposition, Daphné Ract-Madoux, Xavier Iacovelli, Maryse Carrère, Joël Guerriau, que je remercie une fois encore. Loin d’être importés, ils siègent dans cet hémicycle et ils posent au Sénat français une question bien française.
La France a en son cœur des femmes qui, depuis des siècles, se battent pour conquérir leurs droits et, par là même pour protéger les droits de tous.
Par conséquent, s’il fallait trouver une spécificité à la France, ce ne serait pas d’être prétendument le seul pays au monde à l’abri d’un recul des droits, mais au contraire de devenir le premier pays au monde à décider d’agir en amont plutôt que de réagir quand il est trop tard, pour s’en protéger.
En tant que coprésidente du Parti vert européen, partageant ma vie avec une féministe allemande qui se bat depuis toujours pour que, en Allemagne, l’avortement soit retiré du code pénal, je peux vous assurer que vous mesurez très mal l’importance du vote de ce texte pour l’Europe entière et la force que cela donnerait à des millions de défenseurs des droits humains. C’est un aspect que ne peut pas mépriser le pays qui se veut celui des droits universels.
J’ai passé ces dernières semaines, nuit et jour, à chercher les meilleurs arguments pour convaincre la droite sénatoriale de voter ce texte, au nom de ce que je crois être le sens profond de notre mandat. J’en ai conclu que, en réalité, il vous revenait, chers collègues, de convaincre les Françaises et les Français que le droit à l’avortement est vraiment pour vous un droit fondamental. Vous avez la majorité : une victoire aujourd’hui serait la vôtre, un échec aussi.
Pour finir, je voudrais m’adresser à toutes les personnes mobilisées sur ce sujet, qui nous écoutent et qui attendent que nous les protégions. Je veux leur dire : « Même si je ne suis pas certaine d’y parvenir aujourd’hui, je sais que nous y arriverons un jour. Et ce jour-là, tous ceux qui s’opposent pour l’instant à ce progrès l’applaudiront très fort et en seront très fiers, tandis qu’ils seront encore occupés à en freiner d’autres. Ne lâchez rien, jamais ! C’est vous qui, par votre mobilisation, depuis toujours, écrivez l’histoire, en particulier celle des combats pour les droits des femmes. »