– Il y a 20 ans, l’élu chargé du tourisme était en général un monsieur un peu âgé qui présentait bien dans les cocktails. Petit à petit, on s’est rendu compte que le tourisme était un véritable secteur économique, aux enjeux importants et spécifiques, mais il est vrai qu’il demeure un secteur de valorisation de l’image des élus, parce qu’il les projette dans les médias. Logiquement, il faudrait raisonner par destination touristique. Les touristes qui vont en Provence savent-ils qu’Arles, Aix-en-Provence et Marseille sont tout proches ? Aujourd’hui, ces destinations sont considérées comme différentes : quand va-t-on les « vendre » en même temps ?
Ce qui est compliqué, c’est que nos découpages administratifs historiques ne correspondent pas à la France du tourisme, qui est structurée par des destinations : la Côte d’Azur, la Provence, etc. Et tout dépend du marché auquel on s’adresse. Pour le marché local, les choses se passent d’ailleurs plutôt bien, avec des offices du tourisme qui cumulent efficacement deux fonctions, l’accueil des visiteurs mais aussi le fait de faire partir les locaux.
Le marché international travaille schématiquement sur trois destinations : Paris, la Savoie et la Côte d’Azur. Le touriste étranger a besoin de trouver des objets à la taille de sa vision du monde, de trouver un office « Savoie » parce qu’il sait ce que c’est. C’est pareil pour la Côte d’Azur : parler des Alpes-Maritimes ou du Var à un touriste étranger ne sert à rien. Fondamentalement, il faut dessiner une France des imaginaires touristiques pour s’adresser aux gens et aller les chercher.
Il y a donc trop de découpages locaux. Je comprends que les communes aient des offices, mais peut-être que les départements pourraient arrêter de s’occuper de tourisme. Cela ne serait pas dramatique, parce qu’on ne va pas dans un département, on va en Bretagne et on ne sait pas où est la limite entre le Morbihan et Finistère.
Mme Cécile Cukierman. – Vous pointez l’importance sociale du tourisme et l’altruisme qu’il permet de développer, et donc la nécessité de transformer et réinventer les politiques publiques pour mieux répondre à la demande du touriste, mais aussi pour bénéficier de ses retombées. Le tourisme représente un peu plus de 10 % du PIB de la France et pour autant, vous évoquez une absence totale de politique en la matière, y compris de ministère de plein exercice.
Vous souhaitez le développement de la France des imaginaires touristiques, mais comment ne pas tomber dans un modèle unique qui empêcherait la découverte d’autres lieux ? Comment ne pas être conditionné par cet imaginaire touristique ou ces grands flux historiques liés au milieu social ou au lieu d’habitation ? Comment les politiques publiques, sans casser cet imaginaire qui demeure un attrait, peuvent-elles agir en ce sens ? Vous citiez notamment la ville de Barcelone. Quelle politique publique locale serait efficace pour diversifier l’offre et les profils accueillis au sein d’une même destination ?
– Chacun d’entre nous a des idées très précises sur ce que devrait être le tourisme, mais on n’organise pas le tourisme pour nous. Par exemple, j’adore aller sur l’Aubrac, mais je sais très bien que ce n’est pas là où veulent aller la majorité des Français. Ma première remarque est donc qu’il faut partir du désir des touristes et non pas de la représentation qu’on peut avoir en tant qu’élu.
Ma deuxième remarque, c’est qu’il faut différencier le voyage de ce que j’appelle la transhumance. Le voyage, c’est lorsque vous voulez par exemple découvrir une ville, New-York, Istanbul, Marseille ; vous le faites généralement avant les enfants et après les enfants. Dans ces deux périodes de la vie, vous n’avez pas les mêmes clientèles, les mêmes âges, et il faut en tenir compte. Entre ces deux périodes, il y a les familles et leur transhumance annuelle, familles dont la préoccupation majeure – il ne faut jamais l’oublier – est la sécurité des enfants. C’est ce qui fait le succès de VVF, du Club Med ou de Center Parcs, même si cela n’est jamais dit clairement, car ce sont des endroits clos. Le jour où un enfant s’est noyé dans une piscine du Club Med, cela a été terrible parce qu’au fond, ce que garantissait le Club Med, c’était une sécurité à 100 %. À cet égard, il est vrai que les Club Med du Maghreb, au Maroc, etc., n’étaient pas ouverts sur la société extérieure.
Par ailleurs, tout cela ne dit pas comment atteindre l’objectif de 80 % des Français qui partent en vacances. Aujourd’hui, qui sont ceux qui ne partent pas ? Il y a bien sûr une partie du milieu ouvrier, mais pas ceux de Paris, car on part beaucoup plus dans les grandes villes que dans les petites.
Un groupe social très défavorisé est celui des femmes seules, notamment avec enfants. Elles sont environ 1,7 million, avec à peu près 2 millions d’enfants, ce qui représente un groupe social très important. À l’époque où je conseillais Edmond Maire, lorsqu’il a pris la tête de VVF, puis du Club Med, on ne prenait pas les femmes seules, parce que – j’ajoute les guillemets par courtoisie – « ça fout le bordel ». Cela ne vient pas d’elles, mais des hommes qui se demandent « pourquoi elle est là, toute seule ? ». Cette pression masculine faisait qu’on ne les prenait pas, parce que cela mettait du désordre – et je vous parle des années 1980, pas du Moyen Âge. Depuis, les règles ont un peu évolué au Club Med ; il existe une surtaxe puisqu’elles occupent un grand lit pour deux. Mais le défi reste entier parce que c’est une population importante, c’est le groupe social qui part le moins en vacances, en partie indépendamment de son niveau de revenu.
Ceci étant dit, les vacances sont aussi bien souvent des vacances de bande, de famille, et très souvent, vous voyez des femmes seules qui partent avec des frères, des cousins, des amis, au sein d’un groupe. Au Club Med, les systèmes de réservation ont été modifiés, et vous pouvez désormais demander trois chambres à côté, parce qu’on a compris que les gens se déplacent en tribu.
Un autre enjeu est que le territoire à la mode change : prenez Marseille, grande destination touristique actuelle. J’ai été vice-président de la communauté urbaine à une époque où c’était beaucoup plus difficile, où l’on essayait péniblement de développer les croisières, mais où l’on n’avait pas pensé à équiper le port en prises électriques. Quand les croisières ont commencé à démarrer, elles ont pollué tout le centre-ville en brûlant du mazout. En ce moment, il y a des conflits, la mairie voudrait qu’il n’y ait plus de croisières alors qu’elles amènent tout de même 2 millions de passagers par an, et qu’on est en train d’équiper le port.
Marseille est à la mode, mais pendant longtemps quand on « vendait » la Provence, on vendait Aix et Arles et on excluait Marseille, qui faisait peur. Aujourd’hui, la ville est très attractive, pour les raisons mêmes qui suscitaient hier son rejet : elle échappe à la normalisation de nos sociétés actuelles, on se gare encore sur le trottoir, en un mot « c’est le bordel », et c’est cela que les gens viennent chercher. Des milliers de gens viennent aussi habiter à Marseille de Paris pour créer des start-up, et la ville est en train de venir un laboratoire extraordinaire des nouvelles technologies. Marseille est à la mode, oui, mais Cannes est en train de contre-attaquer parce qu’elle s’est rendu compte qu’elle s’était un peu endormie.
Bref, la carte n’est pas toujours la même, et il faut l’observer. Regardez le développement du tourisme sur la façade Atlantique dans les années 1980-1990 : ceux qui ont mené cette politique l’ont fait avec beaucoup d’intelligence, ils ont débauché des responsables du tourisme méditerranéen, notamment la directrice du tourisme de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui a amené son savoir-faire, et ils ont tout misé sur l’image d’une France authentique – sous-entendu, la Méditerranée est le « bronze-cul » de l’Europe. On casse le marché du voisin, il ne faut pas oublier qu’on est en concurrence les uns avec les autres. L’exemple du voyage à Nantes est fascinant d’intelligence : on a mis l’art dans l’espace public et on fait visiter la ville à travers l’art. L’art n’est plus enfermé dans des musées, sur le modèle du XIXe siècle, il occupe l’espace public, avec des œuvres d’art vivant, des spectacles, etc. Nantes est une ville qui s’est relookée grâce au tourisme, et qui aujourd’hui en est à se poser la question du surtourisme ! Même si je pense qu’ils ont encore de la marge.
Par ailleurs, il faut prendre en compte les flux de retraités, qui eux aussi ont changé de nature : après-guerre, l’espérance de vie après la retraite était de deux ou trois ans, aujourd’hui, une dame qui prend sa retraite a 29 ans de vie devant elle, de quoi bâtir un nouveau projet de vie. À une époque, les retraités aisés allaient à Cannes, aujourd’hui ils vont plutôt à Montpellier parce qu’il y a un excellent hôpital, une vie culturelle et un tramway qui mène à la mer. Là aussi, vous avez un déplacement des lieux attractifs.
Pour répondre à votre question, donc, il faut d’abord observer en permanence ces évolutions et être capable de déplacer les curseurs, soit pour ralentir, par exemple à Marseille ou à Nantes, soit pour développer les territoires où il y a beaucoup plus de place. Le Massif central est notamment en pleine croissance touristique, avec des particularités : fermes « retapées », cuisines locales, etc. Il faut voir la concentration de centaines et de centaines de camping-cars le jour du départ de la transhumance du massif de l’Aubrac !
Tous ces phénomènes sont vivants, et deux règles coexistent : la première est qu’on va toujours au même endroit, la deuxième est qu’il y a des choses qui changent. Ce sont celles-là qu’il convient d’observer.
M. Jean-Claude Anglars. – Monsieur Viard, je suis le sénateur de l’Aubrac, que vous avez cité cinq ou six fois !
Je m’interroge sur le tourisme durable et sur cette nouvelle conscience écologique que l’on voit dans de nouvelles pratiques et de nouvelles envies d’espace, qui font que certains sites et certaines destinations sont l’objet d’un engouement nouveau. Un exemple de l’Aubrac est celui des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, notamment la Voie du Puy-en-Velay qui traverse le nord de l’Aveyron, du Puy jusqu’à Conques, et qui connaît un succès extraordinaire : le GR65 accueille plus de 30 000 marcheurs par an, et durant les années Covid, le chemin a été pris d’assaut par de nouveaux profils de randonneurs, ignorant les règles des pratiques de la grande randonnée, inexpérimentés et sans connaissance réelle des contraintes des espaces. Or le tourisme vert dans un espace rural n’est durable que si l’on adapte ses pratiques aux sites dans lesquels on se trouve.
Comment accompagner les clientèles touristiques dans des pratiques durables et protéger les espaces sensibles et naturels de la surfréquentation ? En l’occurrence, les chemins de Saint-Jacques, inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco, peuvent-ils selon vous devenir un modèle de tourisme durable et en accord avec la valeur universelle exceptionnelle qui leur est propre ?
– Vous avez raison, c’est une vraie question. Pendant la pandémie, on a eu affaire à des touristes un peu inadaptés à ce territoire, venus là dans une logique de proximité plutôt que par une véritable volonté de faire les chemins de Saint-Jacques – mais cela reste un épisode un peu particulier. On a vu aussi pendant cette période se modifier les pratiques des personnels du tourisme et des hôteliers, qui ménagent davantage leur vie privée. Chaque territoire a sa propre capacité d’absorption : à la calanque de Sugiton, les responsables du parc national ont décidé que ce serait 400 personnes, mais l’Aubrac peut évidemment en accueillir davantage !
Il faut se demander comment on utilise les parcs comme outils de régulation, parce que presque 30 % du territoire français est constitué de parcs ou de réserves. Les outils existent, mais nous avons trop pensé les parcs comme des objets de protection, or si ça ne se discute pas pour les parcs nationaux, les parcs régionaux sont plus complexes. J’ai grandi dans le Luberon et assisté à la création et l’évolution du parc : tout ceci a fini par segmenter les publics, et on n’y voit plus guère qu’un type de touriste, un marcheur ou un chasseur âgé de 16 à 50 ans, c’est-à-dire en âge de monter dans la montagne. Quand j’étais enfant, on emmenait la grand-mère avec les courses dans la 2 CV et les jeunes montaient à pied : ce n’est plus possible. On n’a pas mis en place de parking surveillé, ni de navette électrique vers le sommet du Mont Ventoux, etc. Tout ce travail de détail, qui créerait des emplois et augmenterait la satisfaction, n’a pas été fait. Pourquoi n’y-a-t-il pas au sommet des montagnes des restaurants éphémères comme sur les plages ?
Toute cette réflexion sur la densification, l’éphémère, l’utilisation des outils de régulation est effectivement devant nous. De même que la question de l’ambivalence des populations locales, qui sont contentes des retombées économiques mais n’aiment pas se sentir envahies. Or, parmi les touristes, certains vont rester : dans le vignoble, par exemple, 45 % des vignerons ne sont pas des paysans de longue lignée. Il reste toujours quelque chose de touristique dans la population permanente, dirais-je. Il faut donc inclure tout cela dans la réflexion, voir comment cela créé de l’emploi, s’il est qualifiant, etc. Bien sûr, on peut réguler les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je plaide pour une France numérique du tourisme : peut-être qu’un jour on s’inscrira sur Internet pour faire les chemins, qu’on vous dira de revenir l’année d’après ou quinze jours plus tard, et cela n’aura rien de dramatique.
Je dirai même une chose : si on ne règle pas les questions par le numérique, on les règlera par le prix, car ce sont les deux seuls modes de régulation efficaces. Regardez le Bhoutan : chaque nuitée est facturée 190 euros au touriste via une taxe. On peut se diriger vers un modèle de ce type, ou aller vers une régulation numérique des flux, mais en se posant à chaque fois les bonnes questions : comment densifier l’activité et l’emploi, comment les gens du pays peuvent y gagner quelque chose, etc. Sur l’Aubrac, des épiceries se sont ouvertes avec la pandémie, c’est frappant. J’ai en tête l’exemple d’une épicerie en face d’une église, récemment rouverte par une parisienne ravie de connaître tout le monde, chose évidemment impossible à Paris.
En ce moment, il y a aussi des endroits où l’on refuse les nouveaux arrivants : regardez ce qui s’est passé à Saint-Malo ou au Pays basque. Il faut faire attention à cette espèce de chauvinisme local, qui peut vite virer au nationalisme.
Voilà tous les processus qu’il faut maîtriser : ici réguler un flux, là favoriser la création d’emplois par une observation fine des évolutions. Il y a un véritable travail à faire. Bien sûr, il y a aussi des endroits où ce travail est fait, mais on ne le fait pas de manière systématique.
M. François Bonneau. – La France dispose d’un patrimoine bâti remarquable qui souffre, semble-t-il, d’un double handicap : d’une part, les visites « classiques » ne fonctionnent plus, d’autre part, le réchauffement climatique fait que les touristes sont moins attirés par certains sites, compte tenu des conditions de visite. Quelles sont vos préconisations pour ce sujet important, qui contribue grandement à l’image de notre pays ?
– Je vous répondrai deux choses. La première est que la France est l’un des pays au monde où l’on a le plus investi dans le patrimoine historique. Depuis 50 ans, un travail considérable a été fait, en restaurant jusqu’au dernier lavoir du dernier village. Mieux encore : nous sommes sans doute l’un des rares pays au monde où il y a des touristes partout. Pourquoi ? Parce que si le tourisme s’est évidemment développé dans l’ensemble des pays après la révolution industrielle, l’originalité de la France est que les populations du sud, « montées » pour construire la France bureaucratique et industrielle du début du XXe siècle, sont « redescendues » dans la seconde moitié du XXe siècle, sur la Côte d’Azur, dans les Cévennes, etc. En d’autres termes, la France est l’un des rares pays où ce qui avait été vidé par la révolution industrielle a été réutilisé par le tourisme. Prenez l’Angleterre au nord de Londres, ou l’Italie au sud de Rome : il n’y a quasiment pas de tourisme. La France a une immense chance car elle a des pratiques sociales de tourisme partout, comme l’illustre bien la « toile » du TGV. C’est un immense atout pour le patrimoine.
Ma deuxième remarque sera familière au sénateur de la Charente que vous êtes. Je m’y rends tous les ans pendant trois jours pour visiter les petites églises charentaises dont je ne me lasse jamais, et à chaque fois, j’ai la même colère : lorsque je vais de l’autre côté des Pyrénées, en Espagne, j’achète un seul ticket qui me permet de visiter toutes les églises du nord du pays, et dans chacune, il y a quelqu’un qui peut me donner des explications sur le bâtiment, qui s’occupe de la sécurité, de garder le lieu, etc. A-t-on mis au point une telle économie de la gestion des églises en Charente ? Non. On les trouve ouvertes ou fermées, cela dépend un peu de l’humeur des gens et du fait qu’on leur a ou pas volé quelque chose, mais il n’y a pas de tourisme ! Or, il est clair que les églises de Charente sont une des merveilles du patrimoine français, mais elles le sont en tant que groupe, pas celle-ci plutôt que celle-là, et je me demande quand est-ce qu’on va en faire une « destination », où les gens viendraient pour admirer cette densité de petites églises de village très simples et absolument magnifiques. La destination n’est pas construite : il y a un patrimoine mais il n’y a pas de projet, donc effectivement, ça ne marche pas. D’ailleurs, bien souvent, quand on se pose ces questions, c’est parce qu’il n’y a pas de projet. Or le tourisme, c’est un projet pour le territoire, et la mise en tourisme d’un territoire, c’est sa mise en désir. Depuis la guerre, les territoires où il y a du tourisme sont ceux qui font rêver, parce qu’il y a une communication, un film, etc. Le tourisme est une machine à mettre en désir des lieux. Et le jour où Brigitte Bardot disparaîtra, sa tombe pourrait devenir un objet touristique, comme celle de Camus à Lourmarin, ou de Giono à Manosque.
Ainsi, le tourisme se construit, et à cet égard, on a énormément de choses à faire. Par exemple, je parlais tout à l’heure de monter en voiture électrique au sommet du Luberon, pour faire une place aux personnes âgées et aux familles, cela me semble essentiel. Les églises de Charente sont un autre exemple, parmi tant d’autres, où l’on n’a pas cherché à avoir une politique qui rende le pays plus désirable. Regardez Cognac et Saintes, qui sont des petites villes en difficulté – heureusement que le Cognac rapporte énormément en ce moment. Ces territoires-là pourraient se développer bien davantage si l’on se préoccupait de leur mise en désir touristique. Souvenez-vous que le sud de la France n’était pas aimé, relisez Victor Hugo qui évoquait des hôtels sales et du vent ! D’ailleurs, les premiers touristes n’allaient pas en Méditerranée, les grandes stations se trouvaient dans le nord de la Bretagne, sur la côte belge ou sur la façade Atlantique.
La mise en désir d’un territoire est un projet qui intègre le tourisme dans des activités locales traditionnelles, qui revalide les savoir-faire qu’on peut mettre en scène grâce au tourisme, mais qui innove aussi dans de nouveaux métiers et une nouvelle pensée du territoire. Ainsi, la France se restructure par ses métropoles et autour des métropoles : à deux heures des métropoles, il se passe plein de choses, et avec cela vous couvrez quasiment tout le territoire. C’est cette vision-là qu’il faut adopter, en étoile, en araignée.
Un autre exemple : avec les destructions de la guerre et son château non restauré, Nantes était tout sauf une ville attractive, mais elle a su développer une activité qui développe son économie, renforcer ses écoles d’ingénieurs, attirer les étudiants qui sont fiers d’avoir été formés dans une ville à l’image positive. Le tourisme n’est pas un segment à part de l’économie, sa fonction est la gestion désirante des territoires, et cette gestion désirante s’adresse non seulement aux touristes, mais aussi à l’habitant, qui se trouve revalorisé, aux nouveaux arrivants, aux retraités en particulier, qui s’installent dans des lieux désirables et qui sont au cœur d’une économie en plein développement.
Bref, le tourisme s’inscrit dans un ensemble de processus ; il n’est pas un secteur à part, mais il faut le voir comme un secteur moteur ! D’ailleurs, l’image mondiale de la France est extrêmement liée au désir du monde de venir visiter le pays. Pour 100 millions de touristes accueillis, combien y en a-t-il qui rêvent de venir mais qui ne peuvent pas ? Le désir que suscite notre pays peut se vendre – voilà pourquoi des entreprises comme L’Oréal, avec tous ces objets de soin du corps et pour la beauté des femmes, rencontrent un tel succès.
M. Bernard Fialaire. – Je m’interroge sur l’inadéquation entre l’afflux de touristes et le manque d’organisation pour gérer ces flux. Sans doute la promotion de certains territoires n’est-elle pas très bonne. À l’inverse, certaines destinations s’en sortent bien pour susciter le désir, puisque vous avez employé ce mot, grâce à la littérature par exemple.
De plus, il semble qu’on aura toujours un train de retard en termes d’authenticité : les guides de voyage vous expliquent de ne pas aller à tel ou tel endroit « trop touristique » et de préférer tel endroit plus « authentique ». Mais si l’on organise l’accueil dans cet endroit considéré comme plus authentique, il devient touristique et donc à éviter ! Comment analysez-vous ce phénomène ? Regardez les films de Woody Allen, qui semblent organisés comme une publicité pour certaines destinations – lesquelles financent parfois le film d’ailleurs. Les productions artistiques peuvent attirer brutalement vers certains sites de façon totalement imprévisible.
– Bien sûr, et s’y ajoute la nécessité de rendre certaines destinations plus qualitatives. Prenez la Côte d’Azur : on pense a priori qu’il n’y a pas besoin de s’en occuper. Or, la Côte d’Azur, c’est aussi des lieux magnifiques non fléchés, la Côte d’Azur des réfugiés juifs allemands pendant la guerre, des créateurs, des romanciers, des poètes, à Marseille notamment. Aujourd’hui, il n’existe pas de parcours permettant de visiter cette Côte d’Azur. Il y a donc, au-delà des flux à gérer, un chantier qui consiste à rendre une destination plus « qualifiante ».
Par exemple, il y a 4 000 festivals l’été, qui accueillent 7 millions de Français : je pense que c’est trop, et qu’il faudrait mener une réflexion sur le sujet. Est-ce que les gros festivals sont logiques alors que d’un point de vue écologique, ils sont absurdes ? Avec des petits festivals de proximité, il y a moins de transport, ce qui plaide pour financer les festivals de taille moyenne plutôt que les très gros comme celui d’Avignon, qui est une catastrophe d’un point de vue écologique. Je ne donne pas ici un avis personnel, mais je pense qu’il faudrait en débattre.
Vous avez raison sur la quête de l’authenticité, c’est-à-dire qu’on veut toujours aller derrière le miroir, c’est le jeu normal du dévoilement, et on vous présente chaque fois les choses en vous disant « là, c’est plus authentique », jusqu’à ce que vous réalisiez que les « souvenirs » sont fabriqués en Chine. On essaie tous d’échapper à cette mise en scène du territoire. C’est une vieille histoire, celle de l’opposition entre le « voyageur » et le « touriste », ce dernier ayant toujours été méprisé. Au XIXe siècle et dans tous les regards, y compris la grande littérature, les voyageurs étaient des aristocrates, et les touristes étaient des nouveaux riches, et cette opposition perdure aujourd’hui avec le surtourisme qui provoque le même rejet. Quand je suis de mauvaise humeur, je résume parfois les choses ainsi : « il y en a qui n’aiment pas les immigrés arabes, et d’autres qui n’aiment pas les touristes ». Ce n’est pas du même ressort politique, bien sûr, mais il y a cette façon commune de refuser l’arrivée de l’autre. Il faut qu’on soit attentif à cela aussi.
Or, pour bien développer le tourisme dans un territoire, il faut se mettre dans l’œil de l’autre. C’est pourquoi celui qui va piloter la mise en tourisme du territoire ne doit pas être un « authentique ». Ceux qui ont une maison de famille s’en vantent bien souvent : « je suis d’ici, moi ». Peut-être, mais juste à côté, un Anglais a installé un gîte qui est plein en permanence, quand la maison de famille est vide ! Pourquoi ? Parce que l’Anglais, lui, a choisi. Il ne dit pas « je suis d’ici, donc je suis le meilleur », mais il saura expliquer pourquoi le lieu est beau, pourquoi il l’a choisi, bien mieux que son voisin qui n’a que son « authenticité » à la bouche.
Regardez les films, la littérature, les séries maintenant. La série Marseille avec Gérard Depardieu n’est clairement pas un chef-d’œuvre, mais elle a attiré du monde parce qu’on voyait la ville presque exclusivement depuis des hélicoptères, c’est-à-dire sous un prisme nouveau, donc attractif.
Les images, il faut en discuter aussi parce que les habitants n’ont pas forcément envie d’être vus dans l’œil de l’autre – tout en rappelant que 50 % des Français ne sont pas nés dans le département où ils vivent, et que seulement 10 % des Français meurent dans leur commune de naissance, ce qui relativise beaucoup ce discours sur les « locaux ». Les « locaux » ne sont pas là depuis toujours : c’est un flux, à un instant donné.
J’insiste donc sur ce point : prenez des gens de l’extérieur pour piloter vos politiques touristiques, c’est extrêmement important. Ils peuvent être associés à des gens du coin, évidemment, mais les deux regards sont essentiels.
Mme Sylvie Vermeillet. – Quel est selon vous le pays qui réussit le mieux aujourd’hui l’organisation de son tourisme ?
– Tout dépend du point de vue d’où l’on regarde. Nous sommes le premier pays en termes de quantité, en nombre de touristes, mais en termes économiques, ce n’est pas la France qui rapporte le plus. Les États-Unis ont un chiffre d’affaires supérieur : ils accueillent beaucoup moins de touristes, mais font du business avant tout, le rapport est complètement différent.
Notre objectif est de rendre la France désirable dans la mondialisation pour qu’on vienne la visiter, mais aussi pour qu’on achète des produits français – et on ne peut pas dissocier les deux. Quand Renault faisait la publicité de ses « voitures à vivre » il y a déjà 25 ans, je trouvais cela génial parce que cela correspondait à l’imaginaire de la France : la qualité de vie, la beauté des Parisiennes, la cuisine, etc. C’est cet imaginaire qui fait qu’on a envie d’acheter un produit L’Occitane ou encore L’Oréal. Dans le monde entier, ces marques explosent parce qu’en fait, on « consomme » la France. Quand en Allemagne on achète un mouton du Ventoux, quelque part, on est en vacances et on a le soleil qui rentre dans la maison.
Mais pour l’objectif financier, nous ne sommes pas bons, parce qu’on n’observe pas passer les touristes. Allez en Italie : quand il pleut, il y a tout de suite quelqu’un qui vous propose un parapluie. La souplesse et la vitalité de tous ces petits métiers est inimaginable ! En France, quand il pleut... vous êtes mouillé.
Pour autant, je ne saurais dire quel pays réussit le mieux dans le tourisme. L’Italie a une histoire du tourisme urbain, c’est-à-dire que les Italiens adorent les villes italiennes et les visitent depuis très longtemps. L’Allemagne est dans une phase de réunification : les Allemands sont en train de découvrir les villes allemandes, et on assiste au développement d’un tourisme interurbain extrêmement important et tout à fait nouveau. Les modèles ne sont absolument pas les mêmes ! En Espagne, il y a des zones de surdensité touristique le long de la mer : à certains endroits, la situation est tout à fait catastrophique.
La France a été très dynamique quand elle a fait les plans neige et quand elle a fait celui des côtes, l’aménagement du Languedoc puis de Bordeaux notamment. Tout cela s’est fait sous De Gaulle mais a beaucoup vieilli. Depuis, on n’a pas réfléchi à l’avenir de ces stations, et pour l’instant, on ne fait rien. La mer est toujours là, mais ce qui manque le plus, c’est la culture. Certaines stations sont en train de s’intégrer à la ville, Palavas-les-Flots par exemple, grâce au tramway qui amène une population venue des quartiers urbains. Avec ces « vrais » habitants, de nouveaux usages se développent, et les vacanciers, quant à eux, peuvent aller au théâtre ou au spectacle, et aller boire une bière sur la place de Montpellier. À d’autres endroits, une telle intégration à la ville est impossible. J’avais un jour suggéré qu’on vende des stations à des pays étrangers, qu’il y ait par exemple une station anglaise où l’on roule à gauche. L’idée était de mettre du capital culturel sur une construction de béton.
Dans les Alpes, vous avez le double problème du réchauffement climatique et de l’étalement urbain. Avec le réchauffement climatique, les stations basses vont petit à petit être intégrées dans le tissu périurbain de Grenoble, Annecy, Chambéry et Gap. Les stations d’en haut seront réservées à une élite sociale, parce qu’elles auront toujours de la neige – on ira vers 3 ou 4 % de skieurs dans la population. Entre les deux, cela sera catastrophique parce qu’il n’y aura plus ni neige ni skieurs, et pour le moment, je ne vois pas de politique se mettre sérieusement en place pour répondre à cela.
Autre sujet d’importance : si l’on veut que 80 % des Français partent en vacances, il faut inclure les jeunes. Quand on est parti jeune, on part toute sa vie. On peut rencontrer des périodes difficiles, de chômage ou autre, mais on n’abandonnera pas le fait de partir, même à moindre coût. Or, les jeunes de nos quartiers ne partent pas l’été et on ne retrouve pas sur les plages la diversité de la population française et de ses 6 millions d’immigrés. D’ailleurs, dès qu’un jeune d’origine immigrée est assis sur une plage, toutes les 10 secondes, il y a un jeune d’origine européenne qui vient lui demander « t’as pas du hash ? ». Comme s’il portait un signal de pharmacie clignotant !
C’est en faisant partir les jeunes de banlieue qu’on les intégrera à la culture française. Ils se sentent tellement exclus l’été et être exclu du départ en vacances l’été, c’est être exclu de la vie érotique, de l’ensemble des pratiques d’initiation à l’amour.
Vous voyez, on peut avoir un objectif social, un objectif de chiffre d’affaires, un objectif de valorisation de nos cultures locales et de nos terroirs, en vue du développement économique. Voyez par exemple comment le rosé de Provence est devenu une marque de niveau mondial : cette année, la France a exporté davantage de rosé que de vin rouge. Les producteurs ont étudié la demande des touristes, ils ont compris que pour eux, le rosé est un vin presque blanc. Ils se sont mis à le ramasser à 6 heures du matin pour qu’il soit plus clair et aujourd’hui, ils collent parfaitement à la demande. Voilà ce qui m’intéresse ! Le tourisme qui consiste à « claquer du fric » une fois par an en mangeant des steaks-frites dégueulasses n’a aucun intérêt pour moi.