Intervention de Marc-Antoine Eyl-Mazzega

Commission des affaires économiques — Réunion du 13 octobre 2022 à 9h00
L'énergie : des enjeux stratégiques pour l'union européenne — Audition de Mm. Marc-Antoine Eyl-mazzega directeur du centre énergie et climat de l'institut français des relations internationales ifri thomas pellerin-carlin directeur du programme europe de l'institut de l'économie pour le climat i4ce mmes maría eugenia sanin maître de conférences en sciences économiques à université d'évry-val d'essonne et tatiana marquez uriarte membre du cabinet de la commissaire européenne à l'énergie

Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie-climat de l'Institut français des relations internationales :

Mon sentiment, c'est que Vladimir Poutine a déclaré la guerre à l'Europe, non pas depuis le 24 février 2022, mais en fait depuis 2014, voire bien avant. Les pays baltes et la Pologne s'en sont rendu compte les premiers.

Dans cette histoire, l'arme gazière a été fondamentale depuis le début. Les 5 années de prix bas, grosso modo de 2015 à 2020, nous ont totalement anesthésiés et nous ont conduits à renforcer notre dépendance aux combustibles fossiles, et au gaz russe en particulier. L'UE s'est doté d'objectifs de décarbonation particulièrement ambitieux dans un moment où il n'y avait pas de risques dans l'approvisionnement. Conséquence : nous n'avons pas pris la mesure du sous-investissement généralisé dans les énergies renouvelables (EnR) et l'efficacité énergétique, mais également dans les mines, les infrastructures de gaz et d'électricité, le nucléaire...

On en paie le prix actuellement. On est en pleine crise, et elle n'est pas près de se terminer.

On sort aussi d'une période où on s'est payé le luxe d'avoir des débats idéologiques sur le nucléaire, l'éolien, etc. On en est encore là ! Pour prendre une métaphore guerrière, nous sommes en situation de guerre, mais nous sommes nous-mêmes dans une posture de Drôle de guerre. Cela concerne aussi les mesures d'efficacité énergétique. Nous ne sommes qu'au début de la crise. Notre principal instrument, ce sont les mesures d'économies. Mais il faut faire des économies ultra-efficaces et ultra-intelligentes. Réduire de 37 centimes le prix de l'essence à la pompe pour tous est absolument inefficace, de même que n'augmenter que de 4 % le prix de l'électricité cette année et de 15 % l'an prochain. À cet égard, le bouclier tarifaire est inefficace car il annule tout signal-prix ; cela ne signifie pas qu'il ne faut pas redistribuer, mais il faut cibler les plus vulnérables.

Après l'Ukraine, l'Europe est l'immense perdante de la situation actuelle. Pour le dire de façon imagée, c'est un comme peu comme si 500 missiles russes s'étaient abattus pour détruire 10 % de notre industrie énergo-intensive. Chaque mois qui passe augmente d'un point ce pourcentage de destruction. Je n'ai pas l'impression que l'Europe soit vraiment en situation de mobilisation. Or il importe d'éviter de fermer définitivement un certain nombre d'industries. Mais il faut aussi être conscient qu'une partie de ce capital industriel disparaîtra. Par exemple, l'industrie ammoniaque en Europe ne pourra jamais repartir, ce qui n'est pas sans conséquence sur notre production d'hydrogène.

Quelles sont les solutions ? Vous évoquiez l'énergie nucléaire. Nous ne pouvons pas compter dessus pour sortir de la crise. Au contraire, les problèmes sur le parc nucléaire français ont aggravé notre situation énérgétique. Le nucléaire peut être une solution pour le long terme, mais non pour les trois à quatre prochaines années. De ce point de vue, l'opposition de l'Autriche et du Luxembourg notamment a contribué à saborder notre effort général et complique la sortie de crise, et surtout l'atteinte des objectifs climatiques pour 2030 et 2050.

Nous traversons une crise structurelle. Les infrastructures énergétiques, notamment le parc nucléaire français actuel, devront être renouvelées d'ici 2050. C'est le cas dans la quasi totalité des pays européens. C'est considérable. Il est nécessaire de prévoir un stockage de long terme, ce qui implique de disposer de nouvelles capacités flexibles qui devront être thermiques. Il n'y a pas d'autres solutions. Nos surcapacités sont en cours d'effacement alors que l'électrification progresse.

Concernant le fonctionnement des marchés, il existe un problème manifeste concernant le prix de l'électricité mais il n'est pas possible d'attendre trois ans. La Commission européenne a enfin pris en compte le sujet du market design. L'urgence est là.

La bonne nouvelle, c'est que l'euro se déprécie très fortement. Cela renforce, certes, le coût de l'énergie à l'importation, mais cela peut constituer une bonne opportunité pour attirer les investisseurs étrangers. Néanmoins, ils ont besoin de visibilité à moyen terme sur le prix de l'électricité, sinon ils préféreront investir aux États-Unis.

Les États-Unis entreprennent de soutenir à hauteur de 300 milliards de dollars les technologies bas carbone. C'est une déclaration de guerre économique de leur part. Leur objectif est surtout de créer de l'emploi et des chaînes de valeur résilientes aux États-Unis. Pendant ce temps, nous en sommes à disserter sur des objectifs de neutralité carbone complètement irréalistes. La logique est totalement différente.

S'agissant des métaux, nous ne serons jamais autonomes. Les mines en Europe, c'est une illusion car elles sont trop petites et leur exploitation insuffisamment rentable. Il faut donc renforcer notre présence à l'étranger par une action diplomatique et politique volontaire, mais aussi par des alliances industrielles. C'est en cours de constitution à Bruxelles. Malheureusement, en la matière, nous avons dix ans de retard sur le Japon et cinq sur les Américains.

Je reviens sur le problème des infrastructures. On ne peut pas faire de l'hydrogène bas carbone avec le système électrique que l'on a actuellement, et surtout si on se focalise sur l'hydrogène vert. Dans ce cas, soit l'Europe se tourne vers l'étranger, soit il faut attendre la décarbonation du système électrique. Je pense qu'il ne faut pas écarter la position des Allemands sur les importations.

Le risque majeur est bien la survie de nos industries électro-intensives, avec des millions d'emplois à la clé. Comment faire pour sauver ce secteur ? Pour l'instant, les Allemands ont mis 100 milliards d'euros sur la table, mais tout le monde doit mettre la main à la poche, sinon l'Europe va se fragmenter.

La crise est terrible et, de toute façon, il va falloir se résoudre à accepter l'idée qu'une partie de l'industrie européenne n'y survivra pas.

J'insiste, l'urgence, c'est quand même de dégager des volumes de gaz suffisants pour sauver ce qui peut l'être.

En Autriche, en Espagne et en France, de grands projets hydro-EnR sont prêts, mais les procédures administratives traînent en longueur, parce qu'il manque je ne sais quelle signature, alors que, je le répète, l'urgence est là. C'est une mobilisation pour une économie de guerre.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion