Merci de nous convier à participer à votre réflexion.
Je pense utile de prendre un peu de champ. Vos questions emportent des aspects conjoncturels, d'autres plus structurels. Je souhaiterais partir des éléments structurels.
Vous soulignez que le travail de construction du marché intérieur n'est pas achevé. Nous ne pouvons qu'être d'accord. Nous sommes frappés par le fait que l'Union européenne a été très profondément transformée et questionnée par les événements de ces dernières années. Il y a quinze ans, nous la percevions comme un espace d'intégration et de règles dans un monde de règles. Le Premier ministre Gordon Brown s'interrogeait alors sur l'opportunité de poursuivre avec l'Union européenne ou de s'intégrer à l'échelle globale.
Cette vision a depuis volé en éclat en raison, tout d'abord, de la récurrence des crises. Nous en avons vécu trois en une dizaine d'années : financière, pandémique, énergétique - et géopolitique, j'y reviendrai. Un espace dominé par les règles n'est pas adéquat pour répondre aux crises qui appellent une action discrétionnaire. C'est le premier défi auquel a été confrontée l'Union européenne. Dans la crise de la zone euro, l'Union européenne a commencé par réagir - très mal - de manière incroyablement précautionneuse, jusqu'à la conclusion de cette période douloureuse par le « Whatever it takes » de Mario Draghi. Le discrétionnaire s'affirme dans la politique monétaire.
Alors que l'Union européenne a très bien réagi à la crise pandémique en prenant tôt une initiative de réponse, la crise énergétique actuelle apparaît comme un retour en arrière, avec des réactions nationales disparates et une grande difficulté à se coordonner, notamment parce que les politiques énergétiques relèvent traditionnellement du national. Les trajectoires divergent. Le désaccord entre la France et l'Allemagne est marqué et préoccupant.
Outre la récurrence des crises, nous assistons à l'irruption de la géopolitique. Le phénomène est violent, car l'Union européenne avait pris grand soin de séparer la partie économique - qui fonctionnait avec ses propres règles et principes - de la partie géopolitique. Ce monde est fini. Le Sud global n'accepte plus les règles que nous tentions de lui imposer. Le multilatéralisme de l'OMC est complètement en jachère ; l'OMC n'est plus une institution fonctionnelle. La géopolitique s'affirme et ne se réduit pas à l'affrontement entre la Chine et les États-Unis. Cette tendance, très forte et probablement durable, percute la primauté de l'économique. L'espace de l'économique se réduit. Il s'agit là d'une mise en question forte de l'Union européenne.
Enfin, vous souligniez la montée en puissance des préoccupations climatiques et la tentative de l'Union européenne d'affirmer une stratégie dont vous questionnez les effets. Personnellement, je ne la questionne pas ainsi. Nous nous préoccupons beaucoup de ses effets sur la demande mais, plus nous accélérons, plus les impacts sur l'offre se manifesteront également. Concrètement, du capital en place devra être mis au rebut, des qualifications acquises devront être perdues. De manière générale, nous perdons du capital. À horizon 20 ou 30 ans, nous avons des motifs d'optimisme. À horizon dix ans, je pense qu'il faut être réaliste.
L'engagement sur le Pacte vert interroge aussi les rôles respectifs du marché et des initiatives publiques. L'Union européenne était un espace de libre concurrence. Nous sommes entrés dans un monde d'externalités dans lequel l'intervention publique est essentielle pour la transition, ce qui percute les règles du commerce et les règles budgétaires, notamment.
Une redéfinition assez complète des priorités, des finalités et des modes d'action de l'Union européenne se joue. Nous ne sommes plus centrés sur l'intégration entre nous, mais sur l'interaction avec l'extérieur pour apporter une réponse aux défis globaux, à l'irruption de la géopolitique et sur les politiques climatiques, qui se définissent par leurs finalités.
Tout cela va dans le sens des thèses traditionnellement françaises. Gardons-nous d'une hubris de mauvais aloi. Nous ne changerons pas le code génétique de l'Union européenne. La « souveraineté européenne » est une formule brillante que je partage, mais c'est aussi un oxymore. L'Union européenne est un espace de droit mais elle n'est pas l'expression d'une volonté populaire ; comment pouvons-nous donner davantage de force à un tel espace de droit ? Il ne s'agit pas de substituer du discrétionnaire au droit.
Gardons-nous aussi de l'idée que cette situation conforte notre vision protectionniste de l'Union européenne. Pour les Français, la transition écologique est une manière de devenir autarcique. Pour les Allemands, elle est l'occasion de commercer à l'international. Chacun répond avec ses propres réflexes aux mêmes défis. Nous devons prendre garde à nos réflexes. Ces deux réponses ne sont pas spontanément compatibles.
Pour autant, une communauté de droit n'a pas de raison d'être faible. Nous devons utiliser plus fermement les instruments de puissance à notre disposition - politique commerciale, politique de la concurrence, politique de règlementation. L'Europe n'aurait aucun intérêt à s'engager dans une politique commerciale du type de celle de Donald Trump ; elle doit rester appuyée sur la force du droit.
Il nous faut repenser l'articulation entre économique et géopolitique, certainement pas en soumettant le premier au second. Dans certaines circonstances, la géopolitique doit intervenir de manière explicite et « procéduralisée ». Une exception pour motifs géopolitiques doit pouvoir être invoquée lorsqu'une décision prise au nom de la concurrence pose question. La démarche doit être portée, par exemple, par un haut représentant de l'Union européenne. Il ne faut pas pour autant que chaque décision de politique de la concurrence soit contaminée par l'aspect géopolitique.
J'en termine avec la crise énergétique. La menace me semble sérieuse, car nous sommes partis dans des directions différentes. Français et Allemands peinent à s'accorder. Nous pensons que la volatilité des prix est dangereuse et que sa limitation est une priorité. Les Allemands entendent, eux, éviter de créer un système qui n'incite pas aux économies d'énergie. Les deux positions sont légitimes, mais un compromis est nécessaire pour que l'Union européenne ne se fracasse pas sur les réactions divergentes que suscite la crise énergétique.