Intervention de Charles Wyplosz

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 novembre 2022 à 13h30
« ambitions européennes et chocs économiques actuels » — Audition de Mm. Jean Pisani-ferry professeur à sciences-po paris et à la hertie school of governance berlin senior fellow chez bruegel et titulaire de la chaire tommaso padoa-schioppa à l'institut universitaire européen florence xavier timbeau directeur principal de l'observatoire français des conjonctures économiques ofce charles wyplosz professeur honoraire à l'institut de hautes études internationales et du développement iheid à genève

Charles Wyplosz, Professeur honoraire à l'Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID) à Genève :

Je vous remercie à mon tour. Je suis ravi et honoré de participer, même à distance, à cette table ronde. Comme je suis macro-économiste, je parlerai essentiellement des questions d'intendance.

La situation actuelle se caractérise en Europe par un niveau général de dette publique élevé, alors même que nous avons un besoin très substantiel de dépenses publiques. La situation héritée du passé est en conflit avec le besoin qui se présente à nous. Lorsque les niveaux de dette publique sont aussi contraignants - l'Allemagne a annoncé une dette de 200 milliards d'euros -, ils constituent une source de fragilité. Alors que la BCE augmente ses taux, les pays endettés commencent à sentir le poids de leur endettement. C'est une source de fragilité.

Nous connaissons trois moyens de réduire les dettes. Le premier est l'inflation - sous certaines conditions -, mais ce mécanisme est rendu difficile par la sophistication et la protection partielle des marchés contre l'inflation. Les banques centrales des pays développés ne prendront aucun risque face à l'inflation. Le deuxième levier repose sur l'accumulation de surplus budgétaires. Cette approche vertueuse est notamment prônée par l'Allemagne. Rappelons qu'en France, le budget n'est pas à l'équilibre depuis 1973. L'idée d'accumuler des surplus successifs est irréaliste dans plusieurs pays, dont le nôtre. La troisième solution est de restructurer la dette. Cette intervention autoritaire consiste, en quelque sorte, à taxer les détenteurs de dette.

Les crises auxquelles nous avons été confrontés récemment ont été rappelées. La formule « cela ira mieux l'année prochaine » est un voeu, mais pas une promesse. Nous ne pouvons pas réduire la dette publique ainsi. Dès lors, la restructuration des dettes publiques devient l'unique moyen d'action. Ce sujet reste pourtant absolument tabou en Europe.

La dette publique représente 140 % du PIB aux États-Unis et 250 % au Japon. Pourtant, aucune inquiétude financière ne pèse sur ces pays - quoique la Grande-Bretagne ait montré les risques que pouvaient entraîner des erreurs grossières. La situation est différente en Europe, car la BCE n'est pas automatiquement prête à soutenir les dettes publiques. Des progrès considérables ont été réalisés en 2012, mais une fragilité demeure dans la zone euro, les États de la zone euro ne pouvant pas s'appuyer sur une banque centrale nationale disposée à les soutenir en cas de problème.

La situation est difficile et dangereuse. Dans aucun pays, la discussion n'a été portée sur la seule manière de résoudre cet endettement excessif : la restructuration de la dette.

J'identifie cinq types de dépenses nouvelles. Les premières ont trait au changement climatique. Le rapport de Jean Pisani-Ferry l'indique clairement : la transition ne sera pas gratuite. Pour des raisons politiques - je pense notamment aux Gilets jaunes -, peu de pays envisagent d'instaurer une taxe carbone, mesure pourtant simple et de nature à résoudre la quasi-totalité des problèmes. Nous nous orientons donc plutôt vers des mécanismes de subventions très coûteux, très peu efficaces qu'il nous faudra financer. J'espère néanmoins que nous parviendrons à une taxe carbone car le mécanisme d'ajustement aux frontières s'inscrit dans cette logique. Il est indispensable. Nos conflits avec les États-Unis et les pays en développement ne sont pas sérieux car ils devront y venir aussi - les États-Unis entrent dans un mécanisme de subventions très protectionniste via la loi sur la réduction de l'inflation. Notre main ne doit pas trembler sur ces sujets.

La crise énergétique constitue le deuxième volet de dépenses nouvelles. Elle peut être bénéfique pour lutter contre le changement climatique. Les effets sur les citoyens sont déjà profonds, ces derniers acceptant mieux le coût de leurs efforts pour lutter contre le changement climatique. Les autorités publiques devront mettre en place des mesures plus ciblées pour protéger les ménages les plus fragiles. Il est incroyable que nous n'ayons pas encore pris cette direction.

Le troisième axe de dépense porte sur la santé. La crise sanitaire a montré que nos systèmes de santé n'étaient pas au point. Des dépenses importantes seront nécessaires pour les mettre à niveau.

Compte tenu du vieillissement de la population, les retraites constitueront la quatrième source de dépenses si nous n'y prenons pas garde.

Enfin, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous comprenons que les dépenses de défense nationale devront augmenter.

La réduction des dettes suppose de réduire les déficits publics, et donc une partie des dépenses non-essentielles. Nous en avons été incapables jusqu'à présent. Les dépenses nouvelles devront être supportées d'une manière ou d'une autre. Nous ne percevons pas la gravité de ces difficultés de bouclage.

Le programme européen de reprise « NextGenerationEU » est une divine surprise pour le budget européen qui, pour la première fois, est construit dans une logique pratique et ponctuelle et comprend de véritables ressources ainsi qu'un mécanisme de distribution de ces ressources. Il devra faire ses preuves malgré sa complexité et sa bureaucratie. En cas d'échec, certains manifesteront leur hostilité. Surtout, rappelons que le programme n'est pas encore entièrement financé et qu'il reste, au-delà de l'artifice comptable, la dette des pays membres. Un problème se pose sur la construction de l'opération, qui reste néanmoins une innovation historique. Même s'il est annoncé comme unique, personne en Europe ne doute que le programme puisse être répliqué en cas de succès. Un mécanisme similaire me semble possible et souhaitable pour financer la transition climatique. Tous les pays vont faire face aux mêmes problèmes, mais tous n'ont pas les moyens d'enclencher les politiques adéquates.

Plusieurs conditions sont nécessaires pour qu'un programme commun soit acceptable. La différence de vue entre la France et l'Allemagne sur un budget commun est majeure. Plus largement, les divergences opposent les pays du Nord - qui ont été relativement vertueux et disposent de marges de manoeuvre budgétaires - et les pays du Sud, les premiers suspectant les seconds de vouloir « mettre la main dans leur poche ». Cette vision n'est pas complètement erronée.

Le nouveau pacte de stabilité proposé par la Commission emporte plusieurs progrès notables, dont la volonté de regarder la dette sur une longue période plutôt qu'annuellement. Plusieurs d'entre nous défendaient cette idée depuis longtemps. Néanmoins, le projet comprend quelques « trous ». La Commission assure que les pays sont propriétaires de ce nouveau pacte. Il est pourtant clair que tout sera contrôlé par Bruxelles. Les pays membres auront peu à dire pour défendre ce qu'ils pensent être dans leur intérêt.

Cette proposition de réforme, comme toujours, est un mélange de bien et de moins bien.

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