Monsieur le Président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette audition intervient à un moment particulier pour l'Union européenne, qui se trouve confrontée à des défis inédits.
Nous pouvons en effet dégager trois grands défis, qui sont les priorités les plus pressantes de l'agenda de l'Union européenne : d'abord, l'agression russe contre l'Ukraine, qui a des implications très profondes, puisqu'elle intervient sur le territoire européen ; ensuite, les transformations - numérique, climatique... - à l'oeuvre dans tous les États membres, qui supposent la mobilisation et le renouvellement d'un très grand nombre de politiques et d'instruments ; enfin, le défi de l'État de droit et de la préservation des équilibres de la démocratie. Ces enjeux sont très complexes, mais l'Union européenne et les États membres ont su manifester une capacité d'unité et d'efficacité qui a surpris et qui se traduit par de nouveaux outils et de nouvelles solidarités. Comme l'a indiqué le Président de la République, la souveraineté européenne devient une réalité tangible.
La PFUE semble avoir été appréciée : nous avons en effet joué tout notre rôle en mobilisant les institutions européennes sur l'ensemble des sujets, et les résultats ont déjà été répertoriés. Avec la présidence tchèque, nous travaillons à poursuivre cet héritage.
Je distinguerai cinq axes de travail.
Premier axe : face à la guerre d'agression dont la Russie s'est rendue coupable, nous avons adopté dès le mois de février dernier des mesures fortes et une réponse immédiate, avec des jeux de sanctions successifs qui visent à rendre la guerre insoutenable pour le régime russe. Ces sanctions ont d'ailleurs déjà un impact visible en Russie, lequel ira croissant. Dans le même temps, nous avons fourni à l'Ukraine un soutien massif, humanitaire, militaire, financier - 19 milliards d'euros à ce jour - et politique ; je pense à l'octroi du statut de candidat à l'Union européenne au mois de juin dernier. L'enjeu est de s'inscrire dans la durée et de tenir, alors que nous devons adopter des mesures plus structurelles sur ces volets. Demain, en réponse aux dernières déclarations du président Poutine, nous examinerons un nouveau jeu de sanctions qui frappera les responsables de l'organisation des prétendus référendums dans les territoires occupés et qui visera à resserrer l'étau sur l'économie russe. Nous avons également décidé au mois de juin dernier de pénaliser la violation des sanctions par des pays tiers qui pourraient devenir des plateformes de contournement.
Le soutien européen à l'Ukraine doit lui-même s'inscrire dans la durée et devenir structurel. L'aide militaire - à hauteur de 2,5 milliards d'euros jusqu'à présent - a été possible, car les industriels et les États avaient des stocks disponibles. Dès lors qu'il faut soutenir l'effort de guerre, il faut produire et faciliter l'engagement des industriels européens à délivrer de nouveaux équipements. C'est pourquoi le Commissaire européen chargé du marché intérieur Thierry Breton a proposé un mécanisme d'achats conjoints et d'incitations budgétaires à cette fin, que nous espérons voir adopté au mois de novembre prochain. Qui plus est, comme il s'agit d'équipements sophistiqués, nous mettons en place une mission de formation des militaires ukrainiens. J'évoquerais aussi l'assistance macro-financière, l'assistance humanitaire et l'aide à la reconstruction - une conférence se tiendra à ce sujet le 25 octobre à Berlin.
Vous avez évoqué le cas très particulier des céréales ukrainiennes et les risques que faisait peser la Russie - destruction de stocks et blocages des voies d'évacuation maritime. Dès le début de la guerre, lors du sommet de Versailles en mars dernier, nous avons identifié cet enjeu de sécurité alimentaire et la Commission européenne, sur notre initiative, a mis en place des corridors de solidarité, pour favoriser l'évacuation des céréales ukrainiennes par des voies terrestres, ce qui a posé au début des problèmes logistiques assez importants, qui ont été résolus au fur et à mesure. Ces corridors sont désormais efficaces : 3 millions de tonnes de céréales transitent par mois. La réouverture des ports, négociée par les Nations unies avec le soutien de la Russie, et l'évacuation par voie maritime pourraient aboutir dans les prochaines semaines au rythme souhaité par les Ukrainiens eux-mêmes, soit 6 millions de tonnes. La France travaille en particulier avec la Roumanie pour faciliter l'évacuation par les ports roumains. Cela permettra de répondre aux besoins de sécurité alimentaire des pays vulnérables, mais aussi d'apporter de nouvelles ressources à l'État ukrainien. En effet, ses besoins de liquidité sont évalués à 5 milliards d'euros par mois.
Le soutien à l'Ukraine passe aussi par l'accueil des réfugiés ukrainiens : plus de 8 millions sont venus en Europe. Des moyens juridiques ont été débloqués pour la première fois à l'échelon européen, notamment une protection temporaire leur octroyant divers droits.
Cela passe aussi par la lutte contre l'impunité. L'enjeu moral est tel qu'il est nécessaire d'agir pour peser sur les choix des responsables russes. Nous avons ainsi donné de nouveaux moyens à Eurojust, organisé des équipes pour collecter et préserver les éléments de preuve, afin de soutenir l'action de la Cour pénale internationale (CPI).
Sur tous ces sujets, nous essayons de maintenir nos outils de coordination opérationnelle, qui sont relativement nouveaux pour les institutions européennes, mais qui gagnent progressivement en efficacité.
Deuxième axe, la réduction des dépendances stratégiques. Si nous avions commencé à y travailler, cet enjeu s'est cristallisé avec la guerre. Il s'agit aujourd'hui de matérialiser la souveraineté européenne. C'est pourquoi, à Versailles, au mois de mars dernier, les chefs d'État ou de gouvernement ont traité à la fois de l'Ukraine et de la construction d'une souveraineté européenne. Il s'agit là d'un fil directeur pour lequel nous avons un programme : défense, santé, matières premières critiques, alimentation, technologies fondamentales, spatial, tout ce qui fonde l'indépendance de l'Union européenne. Progressivement, nous mettons en place des outils nouveaux - concurrence, financement, politique commerciale... C'est un chantier au long cours, mais nous avons dépassé la fin de la naïveté et sommes entrés dans le réarmement de nos politiques.
La question énergétique, que vous avez mentionnée, monsieur le Président, est bien la plus pressante aujourd'hui : elle s'est imposée dans l'agenda européen depuis plusieurs mois. Nous devons assurer la protection des Européens des conséquences de la guerre, mais l'action que nous menons vis-à-vis de l'Ukraine et de la Russie dépend de la résilience des Européens . Cette action converge vers la réduction des dépendances stratégiques et la décarbonation de nos bouquets énergétiques. Il s'agit là d'une action que nous menons beaucoup plus vite que prévu et avec beaucoup de détermination. Cela s'est traduit par l'arrêt des importations de charbon russe au mois de juillet dernier, de celles de pétrole russe d'ici à la fin de l'année, sauf pour trois pays très enclavés. En matière de gaz, c'est la Russie qui a progressivement interrompu ses fournitures ; l'Union européenne n'a pas instauré de sanctions.
Lorsque l'on combine les mesures prises en matière de diversification, de stockage - les objectifs de remplissage sont dépassés aujourd'hui - assorti de solidarité entre États membres et de sobriété, nous devrions passer l'hiver sans rupture d'approvisionnement, même avec zéro gaz russe.
Reste que les prix de l'énergie, gaz ou électricité, demeurent très élevés. Les mécanismes européens de marché qui étaient jusqu'à présent très performants ne sont plus efficaces : au contraire, ils reposent sur un couplage entre les prix du gaz et de l'électricité qui entraînent des effets très négatifs et incompréhensibles pour les consommateurs. Nous avons demandé à la Commission européenne de prendre de nouvelles mesures pour faire face aux prix élevés de l'énergie et nous devrions adopter un texte vendredi qui vise à réduire la demande globale d'électricité, en particulier aux heures de pointe, et à prévoir la captation des revenus exceptionnels dégagés par les producteurs d'électricité et la redistribution de ces revenus vers le consommateur, ainsi qu'une contribution de solidarité des grandes entreprises des secteurs du charbon, du gaz, du pétrole et du raffinage. Sur ces sujets, les États membres ont convergé pour adopter ce texte : nous avons introduit des flexibilités pour tenir compte des différentes situations. La France ne s'est pas opposée à la contribution de solidarité : elle s'est assurée que cela resterait compatible avec les mesures prises à l'échelle nationale.
Par ailleurs, nous avons pris des mesures techniques, dans le but d'éviter une crise financière sur les marchés de l'énergie : de très grands opérateurs sont menacés, car ils font face à des problèmes de liquidités. Nous avons obtenu après des mois de discussion que la Commission, par la voix de sa présidente, s'engage à proposer une réforme profonde et complète des marchés de l'électricité, avec un objectif de découplage des prix du gaz et de l'électricité. Cela fait plus d'un an que nous avons fait cette demande avec d'autres pays comme l'Espagne. Plusieurs États membres s'y étaient initialement opposés, par exemple l'Allemagne ou les pays du Nord, qui estimaient conjoncturelle la hausse des prix et craignaient une rupture avec les mécanismes de marché. Après une étude d'impact, la Commission européenne pourra présenter une proposition au début de l'année prochaine.
Nous cherchons également à accélérer la transition énergétique. En même temps que nous travaillons sur des objectifs climatiques s'appuyant sur les énergies renouvelables, la Commission européenne a proposé un nouvel instrument de financement, REPowerEU, qui devrait dégager des moyens supplémentaires. L'objectif est d'obtenir un accord la semaine prochaine, lors du Conseil des ministres de l'économie et des finances.
Parallèlement, nous suivons la situation économique en Europe et travaillons à accélérer la mise en oeuvre du plan de relance : les États membres font tous face à une inflation élevée, qui se combine avec un resserrement de la politique monétaire, avec des risques récessifs, notamment en Allemagne. Il est donc d'autant plus nécessaire que les politiques économiques soient cohérentes. Tout cela conduit à une réflexion sur la gouvernance économique et l'application des règles budgétaires à l'issue de la période de suspension qui s'achève fin 2023. La Commission a annoncé une consultation sur ce sujet à ce propos au mois d'octobre.
Ces sujets nous occupent, mais nous continuons à travailler sur les trois autres axes, que je mentionne rapidement.
Il s'agit du reste de l'agenda législatif. Depuis 2019, nous avons un programme ambitieux, qui vise à préserver et définir un modèle européen dans les transformations en cours, qu'il s'agisse du pacte Vert, de l'agenda numérique ou de la protection des frontières extérieures de l'Union européenne. Nous avons beaucoup travaillé, notamment dans le cadre de la PFUE, et pouvons espérer qu'en 2024 le bilan soit très satisfaisant : Ajustement à l'objectif 55 (Fit for 55), régulation des plateformes numériques, réforme de Schengen et relance des négociations sur le nouveau pacte Asile et immigration. D'autres textes sont en discussion : la régulation de l'intelligence artificielle, la loi sur les données, sans parler du métavers européen annoncé par Thierry Breton - l'agenda numérique prend une grande part -, la collecte de preuves pour les enquêtes pénales...
En matière d'environnement, outre le climat, de grands textes sont en cours concernant la restauration de la nature, la pollution, l'économie circulaire qui est aussi une réponse à la dépendance.
Les dix-huit prochains mois s'annoncent très chargés. Je pense également à la question sociale : nous travaillons sur un texte concernant les conditions de travail des travailleurs des plateformes. Tout cela s'accompagne de très grands chantiers en matière de financement de l'économie, de financements durables, d'obligations des entreprises, de déforestation, de mécanisme carbone aux frontières etc. Tout cela est cohérent en termes d'objectifs, mais suppose un travail soutenu.
Un autre axe de travail est l'action extérieure de l'Union européenne, elle aussi en cours de redéfinition. Il s'agit d'une forme de projection géopolitique de notre souveraineté et de notre solidarité. L'objectif est de tenir compte des conséquences de la guerre en matière alimentaire - je pense à l'initiative Food and Agricultural Resilience Mission (FARM) lancée par la France -, mais aussi en matière énergétique. De façon plus générale, nous essayons de renouveler et de mettre en ordre des instruments assez fragmentés afin de reconstituer une politique étrangère européenne, notamment avec l'Afrique et la région Indopacifique, en mettant en avant une approche plus respectueuse et plus durable que d'autres compétiteurs internationaux - la concurrence est rude entre les modèles et les intérêts.
En ce qui concerne le continent européen lui-même, nous avons pris des initiatives pour répondre à une potentielle déstabilisation liée à la guerre : c'est l'objet de la Communauté politique européenne voulue par le Président de la République, dont le lancement aura lieu la semaine prochaine, à Prague, avec la participation de quarante-quatre pays européens. Cela n'enlève rien aux relations que nous avons avec nos voisins en Europe - je pense aux négociations d'adhésion avec les pays des Balkans occidentaux pour lesquels nous nous efforçons de mettre en place une approche plus dynamique et plus graduelle.
Le dernier axe de travail, que j'ai mentionné comme l'un des défis les plus sensibles, est l'État de droit. La démocratie devient un sujet pour les institutions européennes. Cette question doit être traitée grâce aux outils spécifiques. Des travaux sont en cours pour protéger à la fois les scrutins électoraux et les débats publics. Ils portent sur les partis, sur la publicité politique en ligne, sur la liberté des médias, sur les ingérences étrangères. Nous avons développé au fur et à mesure un arsenal allant du dialogue pour le respect des bonnes pratiques, avec un rapport annuel de la Commission européenne, jusqu'à des mesures plus coercitives, avec une conditionnalité en matière d'État de droit. Cela s'applique aujourd'hui à la Hongrie, qui met en place de manière très active des réformes pour éviter une sanction. D'autres défis pourraient se présenter à nous : la Commission européenne a ainsi annoncé une nouvelle initiative pour lutter contre la corruption.
C'est dans ce contexte que la Conférence sur l'avenir de l'Europe s'est conclue sous la présidence française en mai dernier. Les institutions se sont engagées à assurer le suivi de près de 300 recommandations émanant de citoyens, ce qui a nécessité une classification initiale pour déterminer les propositions réalisables à droit constant en l'état et celles supposant une révision des traités. Nous y travaillons sans tabou, dans le but de renforcer l'action de l'Union européenne. La Commission a déjà annoncé certaines initiatives, par exemple sur la santé mentale ou sur la mise en place d'instruments novateurs pour mieux associer les citoyens à l'élaboration des politiques européennes.
Nous avons travaillé également sur Frontex pendant la présidence française, à la fois parce que nous avions un agenda très actif pour la protection des frontières extérieures - le dossier a avancé grâce aux compromis trouvés au sein du Conseil, sur le règlement Eurodac et au sur le règlement sur le relatif au filtrage, ainsi que sur le la révision du code frontières Schengen - et parce que les polémiques ayant concerné l'agence ces derniers mois ont abouti à la démission de son directeur. Nous avons organisé un débat des ministres de l'intérieur au mois de juin afin d'apaiser les discussions et de rappeler que l'agence Frontex avait d'abord pour mission d'aider les États membres à protéger les frontières extérieures et elle le fait tout en respectant les droits fondamentaux. Nous avons déterminé quatre priorités : le développement du contingent permanent, avec un objectif de 10 000 hommes en 2027 ; la qualité du soutien apporté aux États membres, ce qui impose, par exemple, une adaptation des règles de passation des marchés publics par l'agence; le redéploiement des moyens de l'agence pour faciliter l'organisation des retours ; l'action internationale, via la mise en place de coopération avec des pays tiers. Nous avons, par exemple, mis en place dans l'urgence un accord avec la Moldavie pour l'aider à accueillir sa part de réfugiés ukrainiens. La France n'a pas présenté de candidat au renouvellement de Fabrice Leggeri. Nous allons évaluer ceux qui se sont présentés. Le dépôt des candidatures a été clos le 19 juillet, nous nous situons maintenant dans la phase d'évaluation.