Intervention de Cécile Cukierman

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 24 novembre 2022 : 1ère réunion
Examen du rapport sur l'avenir de l'eau rapporteurs : catherine belrhiti cécile cukierman alain richard jean sol

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman, rapporteure :

S'interroger sur l'avenir de l'eau c'est poser une question centrale : quelle doit être en France notre stratégie pour l'eau dans les années à venir ? D'abord, nous devons avoir une stratégie de qualité de l'eau. La qualité n'est pas négociable. Il en va de la préservation de nos écosystèmes. Il en va aussi de notre santé, car l'eau que nous buvons vient de nos rivières et de nos nappes. Le tableau n'est pas catastrophique. Nous avons amélioré les performances de nos stations d'épuration. Nous émettons moins de phosphates. La bataille des eaux usées est à peu près gagnée. Nous maîtrisons mieux les pollutions industrielles. Certains sites très pollués ont vu leur situation s'améliorer, comme l'estuaire de la Seine où sont revenues des espèces qui avaient disparu.

Mais nous avons aussi des points négatifs à corriger : la concentration de nitrates dus en grande partie aux engrais azotés ou aux effluents d'élevage continue à produire des algues vertes dans plusieurs « zones vulnérables » de Bretagne et remonte jusqu'à la baie de Somme. Nous constatons aussi que, malgré le plan Ecophyto et malgré les zones de non traitement, les pollutions diffuses agricoles persistent et sont encore la cause d'une majorité des déclassements des masses d'eau au regard des exigences de la directive cadre sur l'eau, en particulier les masses d'eau de surface. Enfin, les micropolluants comme les résidus médicamenteux, et les microplastiques, qui ensuite sont charriés vers les océans, doivent faire l'objet d'une attention accrue.

Il apparaît d'ores et déjà acquis que nous n'atteindrons pas l'objectif de bon état chimique et de bon état écologique de l'ensemble de nos masses d'eau en 2027, comme l'impose la directive cadre sur l'eau, adoptée pourtant il y a plus de vingt ans. Pour les masses d'eau de surface, on en sera même loin avec seulement un tiers en bon état écologique. On ne peut se satisfaire de ce constat, d'autant plus que le réchauffement climatique fait peser des menaces supplémentaires sur la qualité de l'eau, accélère l'eutrophisation, décime les poissons en réduisant l'oxygénation des cours d'eau. Nous avons donc intérêt à ne pas relâcher nos efforts en matière de qualité de l'eau, d'autant plus que, sur le plan économique, une eau de qualité à la source évite de recourir à des traitements coûteux de potabilisation.

À côté de la stratégie en faveur de la qualité de l'eau, nous devons avoir une stratégie ambitieuse de couverture de nos besoins quantitatifs en eau. Évidemment, le premier effort à faire pour ne pas manquer d'eau est un effort de sobriété. Par la sobriété, nous sommes plus résilients. C'est d'ailleurs l'un des éléments mis en avant dans le cadre du Varenne agricole de l'eau qui s'est achevé en début d'année 2022. Mieux préserver l'eau aujourd'hui permet en outre de s'assurer de gestions de crise moins chaotiques demain. La sobriété est aussi un bon moyen de garder un bon fonctionnement de nos écosystèmes aquatiques, en limitant notre empreinte sur la nature.

Mais la sobriété n'est pas facile. L'amélioration des réseaux d'eau potable en réparant les fuites peut apporter quelques marges de manoeuvre, mais probablement pas au-delà de quelques centaines de milliers de m3 par an. Les mesures coercitives mises en place durant les sécheresses ne se justifient par ailleurs que pendant ces périodes, pas toute l'année. Des économies d'eau pour l'irrigation agricole sont aussi possibles en améliorant la performance des systèmes d'irrigation. Certains efforts ont déjà été faits. Mais les économies d'eau réalisées pourraient être contrebalancées par des besoins supplémentaires liés à l'augmentation des sécheresses agricoles. Un rapport récent du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) estime que les besoins en eau de l'agriculture, du fait du changement climatique, pourraient passer de 3 à 6 milliards de m3 par an. Des changements de pratiques culturales, l'abandon de productions trop gourmandes en eau doivent certes être envisagés sur certains territoires, mais ne sont socialement acceptables que s'il existe des cultures de substitution, si les agriculteurs qui s'engagent dans une nouvelle voie sont accompagnés, et s'ils y trouvent un équilibre économique.

La stratégie de sobriété ne suffira donc sans doute pas. Dès lors, comment davantage mobiliser la ressource en eau ? Il ne s'agit pas de le faire n'importe comment, mais en respectant les équilibres écologiques, en n'asséchant pas les milieux. Est-ce possible ? Notons d'abord que la gestion de l'eau est consubstantielle à la civilisation. Toutes les grandes civilisations ont basé leur système agricole sur la gestion de l'eau, même en milieu aride.

Aujourd'hui, des techniques variées existent. Les transferts d'eau sont pratiqués depuis très longtemps. Il ne s'agit pas de reproduire les excès espagnols de l'aqueduc Tajo-Segura, l'infrastructure de transfert d'eau la plus longue d'Europe (292 km) accusée aujourd'hui d'assécher les bords du Tage dans la province de Guadalajara. Un programme plus modeste mais essentiel pour le maintien de l'agriculture et la sécurisation de l'approvisionnement en eau potable comme Aqua Domitia, visant à alimenter l'Est de l'Occitanie à partir du Rhône, mérite d'être considéré. La recharge artificielle des nappes est une piste également intéressante, comme la réutilisation des eaux usées traitées, tandis que la désalinisation de l'eau de mer est encore une solution coûteuse à réserver à des régions littorales très dépourvues en eau.

Les débats se focalisent plutôt sur les retenues d'eau, et particulièrement celles destinées à l'irrigation. Elles se sont fortement développées jusqu'aux années 1990, avec un niveau d'entretien variable. Les retenues existantes pourraient être modernisées et remobilisées. Des débats plus houleux peuvent surgir à l'occasion des projets de création de retenues supplémentaires. Le principe lui-même est contesté. Or, retenir l'eau l'hiver quand elle est abondante est peut-être plus pertinent que de pomper l'eau l'été. C'est le principe des réserves de substitution. La réglementation est très stricte et ne permet pas de faire des stockages de confort. Les études d'impact demandées sont très détaillées et les autorisations ne sont délivrées que lorsqu'il n'y a pas d'effets négatifs sur l'environnement. Il convient naturellement de contrôler avec soin les conditions de fonctionnement de ces réserves, une fois celles-ci construites, et de surveiller les effets sur la ressource en eau des nouveaux ouvrages. Mais disqualifier globalement le stockage d'eau ne paraît pas fondé scientifiquement. C'est une analyse au cas par cas, à travers des procédures déjà très exigeantes, qui doit déterminer s'il est possible, territoire par territoire, de créer de nouvelles réserves.

L'avenir est d'ailleurs plutôt aux réserves multi-usages, capables de soutenir l'irrigation, mais aussi de servir de base de loisirs, de réserve de pêche, voire de support à des installations de production d'énergie, comme nous l'avons vu avec les panneaux photovoltaïques flottants de la Compagnie nationale du Rhône au Lac de la Madone en juin dernier.

Il va donc falloir faire preuve d'inventivité et refuser tout dogmatisme, pour à la fois préserver l'environnement mais ne pas cesser d'utiliser l'eau pour nos besoins.

En conclusion, le rapport vise à tordre le cou aux idées reçues, pour éviter de tomber dans l'éco-pessimisme mais sans être naïf sur les difficultés que le changement climatique nous prépare. En 2016, le rapport de nos prédécesseurs Jean-Jacques Lozach et Henri Tandonnet s'intitulait : « Eau, urgence déclarée ». Nous sommes toujours dans l'urgence, mais nous pouvons gérer l'eau intelligemment sans céder à la panique.

Pour cela, nous avons identifié deux impératifs : d'abord disposer des bons outils de mesure et de suivi de la ressource ainsi que de ses utilisations, et de prévisions affinant les modèles prédictifs, ensuite prévenir les conflits d'usage insolubles et les guerres de l'eau en confortant la gestion participative de la ressource.

Nous avons aussi identifié deux scénarios possibles.

Le scénario catastrophe serait celui d'une baisse significative de la disponibilité en eau dans de nombreuses régions, avec une baisse généralisée du niveau des nappes et une réduction des possibilités d'irrigation ou même d'approvisionnement en eau potable, qui se traduirait par l'abandon d'exploitations agricoles, des ruptures d'approvisionnement en eau potable et une dégradation des écosystèmes dépendants de l'eau.

Le scénario vertueux serait celui d'une gestion de l'eau apaisée, capable de faire face à une moindre disponibilité estivale un peu partout, à travers l'anticipation des difficultés et la mise en place d'un partage de la ressource entre tous les secteurs qui en dépendent.

La réalité risque de se situer entre les deux. Mais pour qu'on se rapproche le plus du scénario vertueux, il convient de soutenir quelques propositions. Nous en avons identifié sept :

- permettre la construction de nouvelles retenues d'eau, de préférence multi-usages, lorsque le service environnemental et économique rendu est positif ;

- prioriser les solutions fondées sur la nature dans la gestion du grand cycle de l'eau ;

- accélérer l'adaptation des pratiques agricoles aux nouvelles tensions hydriques ;

- augmenter les moyens financiers consacrés à l'eau, en particulier ceux des Agences de l'eau ;

- re-politiser les instances de gouvernance de l'eau ;

- encourager la recherche et l'innovation, par exemple dans la réutilisation des eaux usées traitées. À cet égard, un élu rencontré lors du déplacement à Perpignan regrettait que l'eau usée traitée, d'excellente qualité, parte totalement à la mer ;

- davantage décentraliser la décision publique sur l'eau et faire confiance aux échelons locaux.

Notre rapport a pour ambition d'ouvrir le débat. L'eau le mérite.

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