Intervention de Guillaume Gontard

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 décembre 2022 à 9h30
Guerre en ukraine — Audition du général de corps aérien bruno clermont

Photo de Guillaume GontardGuillaume Gontard :

Que serait réellement une guerre du XXIème siècle ? Qu'est-ce qu'une guerre à l'occidentale ?

Vous dites que l'Ukraine ne peut pas gagner la guerre sans frapper en Russie. Je pense, au contraire, que cela amènerait à une extension du conflit. Pouvez-vous vous expliquer ?

Général Bruno Clermont. - L'armée russe ressemble plus à une non-armée qu'à une armée. La marine russe, qui est particulièrement puissante, n'a pas été engagée. Les forces aérospatiales sont également puissantes, mais elles ne sont pas entraînées et pas suffisamment modernisées. Les Russes, comme les Chinois, connaissent la doctrine occidentale. Ils essaient de la répliquer dans leur propre doctrine, mais ils n'en ont ni la technique, ni les moyens. Ils ne s'entraînent pas comme les occidentaux.

L'armée russe a beaucoup de problèmes comme la corruption, le clientélisme ou la violence. Elle n'est pas prête à faire la guerre. La seule guerre sérieuse qu'elle ait menée, c'est en Syrie. Elle bombardait tout le monde, puis elle envoyait les soldats de Kadyrov faire la police et garder les camps de prisonniers. L'entraînement, la préparation et les équipements sont des sujets clés.

Les occidentaux ont la bonne doctrine et le bon niveau d'entraînement ; ils savent travailler dans les différents milieux. Les Russes ne le savent pas. Ils n'ont ni la technique, ni les outils de planification pour gérer la sortie de centaines d'avions chaque jour pendant des semaines. Dans le système russe, tout le monde ment à tout le monde. C'est au combat que se juge une armée. C'est là que l'armée russe a été jugée.

L'affaire du 5 décembre est difficile à analyser. Les occidentaux ont toujours dit que leurs armes ne devaient pas servir à frapper la Russie, ni même la Crimée. Les rares frappes en Crimée ont été faites avec des armements ukrainiens. La priorité des occidentaux est de ne pas aller jusqu'à une confrontation directe entre l'OTAN et la Russie parce que cette dernière a 6 000 têtes nucléaires. Tout le monde peut le comprendre, mais ce n'est pas le sujet de Zelensky. Son sujet, c'est la survie de l'Ukraine. Il a une stratégie qui a tendance à pousser les limites au-delà de ce que les occidentaux acceptent. Nous arrivons à un moment où cette guerre devient extrêmement inquiétante. Les positions sont gelées sur le terrain. Les populations subiront des bombardements massifs tout l'hiver. Des contre-attaques sont menées contre la Russie. Zelensky n'a aucune retenue. Il est dans son rôle. C'est à la communauté internationale de prendre ses responsabilités. Je suppose que les représailles des Russes seront très sérieuses, avec des missiles qui ne manqueront pas de tomber en grande quantité sur l'Ukraine.

Je ne crois pas à une frappe nucléaire, même de faible puissance, en Ukraine. Le monde s'arrêterait. Poutine pourrait le faire pour geler les positions, mais je pense qu'il a trouvé mieux que cela : la campagne de bombardements massifs pour annexer la partie de l'Ukraine qu'il contrôle. Toutefois, les Ukrainiens n'ont pas l'intention de courber l'échine. Reste à savoir ce qu'il en est de notre propre échine.

Il existe des manques criants dans l'armée française en matière de défense anti-aérienne. Le sujet est compliqué car il existe plusieurs couches. Il faut 4 systèmes différents pour contrôler de 0 à 50 km. C'est un investissement majeur que nous n'avons pas fait. Nous devons renforcer nos capacités car nous sommes très loin du compte pour une guerre de haute intensité.

Nos forces conventionnelles ne sont pas suffisantes pour mener une guerre de haute intensité. Nous avons besoin de tout. Nous avons besoin d'augmenter la masse et de faire des efforts dans tous les domaines de la guerre (cyber, renseignement, drones). Nous n'avons pas de drones car nous n'avons pas d'industriel adapté. Il faut une entreprise de taille intermédiaire (ETI) française qui soit capable de produire ce type d'objet.

La guerre de demain sera une guerre de tirs de longue portée, que ce soit par des sous-marins, des avions ou par le sol. Le principal investissement des armées américaines porte sur les missiles hypersoniques de longue distance. Les Américains prévoient une guerre de missiles de longue distance avec la Chine, pas une guerre de tranchées. Nous devons également considérer cette hypothèse, qui nécessite des moyens très supérieurs à ceux que notre budget autorise. Nous sommes passés en-deçà de la ligne de flottaison pour ce qui concerne les armes conventionnelles. Nos chefs militaires ont une qualité essentielle : ils sont loyaux. Ils acceptent les moyens qu'on leur donne et font le maximum avec ces moyens.

La directrice nationale du renseignement américain, auditée par le Sénat au mois de juin, avait évoqué deux cas dans lesquels Poutine pourrait utiliser une arme nucléaire tactique : s'il perd la guerre ou s'il y a un changement de régime en Russie. Poutine n'est pas fragile. Il restera au pouvoir jusqu'à la fin. D'ailleurs, l'attaque directe de la Russie par l'Ukraine peut réveiller le sentiment national. Je pense que la Crimée fait partie des intérêts vitaux de la Russie et que les Américains l'ont identifié, ainsi Poutine ne laissera pas tomber la Crimée. Nous sommes dans l'ordre du symbole. Nous sommes donc à un moment particulièrement dangereux de cette guerre. Soyons-en conscients.

La mobilisation est très importante en Russie. Il n'y a pas que des traîne-savates dans l'armée russe. Il y a aussi des jeunes qui veulent se battre. Simplement, ils ne sont pas bien organisés. Cela fonctionne mal, mais la Russie envoie quand même des soldats sur le front. Si Poutine déclare la guerre et la mobilisation générale, il aura 2, 3 ou 4 millions d'hommes. La mobilisation est sa seconde arme, après l'arme nucléaire tactique. Je ne pense pas qu'il lancera cette mobilisation car l'Ukraine n'a pas cette importance pour la Russie, mais ce n'est que mon avis.

Pourquoi l'aviation russe a-t-elle été si mal utilisée ? Parce que les Russes ne savent pas faire. Ils savent comment il faut faire, ils savent ce qu'il faut faire, mais ils ne s'entraînent pas. Ils n'ont ni les outils, ni les chefs, ni les structures. En sens inverse, les Ukrainiens ne sont pas nombreux, mais ils sont bons. Ils compensent leur sous-effectif et leur sous-équipement par une excellente gestion de leurs moyens.

Un industriel a besoin de commandes. C'est un miracle que nous ayons encore des industriels de l'armement, alors qu'ils ont été malmenés depuis 30 ans, recevant des commandes faméliques. Ils ont vécu grâce à l'export. Il ne tient qu'à nous de passer des commandes pour que les industriels aient des perspectives et qu'ils puissent produire des armements. Nous savons tout faire, sauf les fusils d'assaut et les drones. D'ailleurs, nous attendons l'eurodrone depuis 20 ans. Nous l'aurons en 2030.

Pendant la guerre, il faut des drones consommables et des drones de combat. Demain, il y aura deux types de pays : les riches, c'est-à-dire la Chine et les États-Unis, auront la panoplie complète ; les autres devront choisir entre des technologies anciennes modernisées et ce mouvement vers les drones. Je suis persuadé que nous n'échapperons pas à la guerre des drones. Le Haut-Karabagh avait été un signal. La guerre en Ukraine a commencé avec très peu de drones. Elle se terminera avec des milliers de drones, de tout type. Tout le monde veut des drones, qu'ils soient terrestres, sous-marins ou aériens, petits ou gros. Il faut essayer de cadrer leur usage. Nous pouvons constituer des comités d'éthique, mais ne pensons pas que les autres en feront autant.

Le concept de zéro mort qu'ont apporté les Américains, c'est zéro mort de leur côté, pas en face. Nous ne savons toujours pas combien la première guerre du Golfe a fait de morts côté irakien, alors que 98 000 tonnes de bombes ont été déversées sur l'Irak.

Il faut évidemment des conventions, mais celles-ci ont des conséquences sur nos forces. Il faut appliquer le droit de la guerre, en étant conscient qu'il a des conséquences sur le coût des munitions. Les lois de la guerre ont des conséquences sur le coût de la guerre.

Je ne suis pas compétent sur le sujet des satellites, qui sont évidemment essentiels aux Américains et aux Russes. Les Russes les utilisent, mais il n'y a pas de confrontation ou d'agressivité.

Nous ne ferons évidemment pas de guerre de haute intensité seuls. La question tient à la place que la France veut tenir dans une guerre dirigée par les Américains au sein de l'OTAN. Il faut bien étudier la question de la dualité des moyens dédiés et non-dédiés au nucléaire afin de trouver un équilibre plus favorable à la guerre de haute intensité.

Il faut changer notre logiciel, mais le processus d'acquisition est difficile à changer. Les militaires passent tellement de temps à se batte sur la LPM qu'ils ont du mal à regarder droit devant. Il faut que la DGA, les industriels et les think tank les aident.

Enfin, une guerre du XXIème siècle, c'est une guerre avec davantage de technologie et de cyber, des mouvements de satellites et des frappes à longue distance. Il y aura sans doute une première phase avec une grande bataille aérienne et navale, avant une opération terrestre.

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