Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation. C'est toujours un honneur et un plaisir de m'exprimer devant votre commission. Je commencerai par des considérations générales, avant de revenir sur la situation en Ukraine.
Depuis 1815, les armées françaises changent de mission prioritaire tous les 10 à 30 ans. J'ai expliqué dans mon ouvrage Le temps des guépards - que vous m'avez fait l'honneur de citer - que nous étions rentrés depuis quelques années dans une nouvelle période stratégique où la mission première des armées sera la confrontation. Tout en continuant à lutter contre les organisations salafo-djihadistes, notre mission première consistera dans la confrontation, terme qui fait référence à la confrontation de Bornéo entre le Royaume-Uni et l'Indonésie de 1963 à 1966. Elle désigne une situation où des puissances politiques s'affrontent de toutes les manières possibles et imaginables (sanctions, embargos, boycotts, sabotages, jeux d'influence, actions diplomatiques...) mais où les affrontements ne sont ni ouverts ni à grande échelle. Il n'y a pas de combat : on ne verse pas le sang à grande échelle et de manière ouverte. Lors de la confrontation de Bornéo, les Britanniques et les Indonésiens se sont affrontés militairement, tout en le niant de part et d'autre malgré les centaines de morts que ces combats ont pu faire. Cette situation peut aussi être désignée par l'expression de guerre hybride. À mon sens, cette expression est totalement impropre et confuse : il faut distinguer le niveau de la confrontation de celui de la guerre.
Nous nous trouvons actuellement dans une situation de confrontation entre la Russie et les pays occidentaux. Nous ne nous faisons pas la guerre. Le premier niveau est celui de la confrontation. Le deuxième est celui de la guerre, où se déroulent des combats violents et de grande importance (c'est la situation actuelle entre la Russie et l'Ukraine). Il y a enfin un dernier échelon, qui est la guerre nucléaire. Le conflit en Ukraine aura eu le mérite de remettre en lumière ces différents niveaux d'affrontements que nous avions oubliés et qui ont leur logique propre. La confrontation avec la Russie n'a pas commencé en février 2022 mais elle a bien sûr pris un tour particulièrement aigu à cette date. Il fallait effectivement s'y attendre, tout comme nous aurions pu nous attendre à des situations semblables avec la Turquie ou encore avec la Chine. Si nous avions été cohérents, nous aurions remodelé en conséquence notre système de forces. Le modèle de confrontation n'est pas nouveau. La France s'est ainsi trouvée en situation de confrontation en 1903 contre le Brésil, contre l'Iran dans les années 1980, contre la Syrie à la même période, qui était alliée de l'Iran, mais aussi contre la Libye. Ce dernier exemple est d'ailleurs un modèle de confrontation plutôt réussie.
Il aurait été extrêmement utile de développer, comme pendant la guerre froide, une stratégie du « piéton imprudent ». Ceci consiste à occuper le terrain soudainement, par surprise, pour bloquer la situation. La Russie a utilisé cette méthode en 2014 quand elle a occupé la Crimée, plaçant la communauté internationale devant le fait accompli. La France a procédé de même au Tchad lors de l'opération Manta en 1983. Nous avons déployé très vite des forces au milieu du pays, plaçant la Libye devant ses responsabilités.
Nous devons aussi être capables de combattre dans des espaces « gris », avec des soldats fantômes et des capacités d'action clandestine. L'emploi de sociétés privées peut présenter énormément d'avantages pour « agir sans agir », comme le dit la Chine. Il nous faut aussi une capacité à combattre à plus grande échelle s'il le faut. Cette situation de confrontation entre puissances - et notamment entre puissances nucléaires - n'exclut en effet pas la possibilité de conflit majeur. Le contexte stratégique mondial peut changer brutalement. Je rappelle combien nous avons été pris de court en 1990 lorsque qu'il a fallu faire la guerre à l'Irak, cas qui n'avait absolument pas été anticipé.
Le premier enseignement à tirer de la guerre en Ukraine est bien la nécessité d'être capable de remonter en puissance très vite. Ce qui a sauvé l'Ukraine, c'est qu'elle disposait de réserves : des réserves matérielles avec des stocks hérités de l'armée soviétique mais aussi des réserves humaines. Ces réserves humaines ont véritablement sauvé la situation, en permettant de compléter très rapidement les forces d'active. Elles ont permis de constituer des unités de combat en créant quatre brigades complètes constituées de réservistes. Surtout, elles ont permis d'encadrer et de structurer plus de 25 brigades territoriales constituées à partir de réservistes puis de volontaires, ainsi que des unités de garde nationale sous la direction du ministère de l'intérieur. Ces réservistes ont une réelle expérience militaire : beaucoup ont combattu sur la ligne de front du Donbass dans les années précédant la guerre. A l'inverse, si les Russes disposent de stocks de matériels considérables hérités de l'armée soviétique (chars, véhicules blindés, obus, munitions...), ils ne disposent pas de stocks d'hommes. C'est une surprise et cela constitue une de leur grande faiblesse.
De manière inédite, il s'agit de la première guerre majeure entre États européens où le pays agresseur ne mobilise pas la nation pour mener la guerre. Le pouvoir russe la décrit même comme une « opération spéciale », c'est-à-dire comme une lointaine opération extérieure menée uniquement par des soldats professionnels. La société russe est maintenue autant que possible à l'écart. Les Russes ont engagé toute leur armée professionnelle pratiquement d'un coup d'emblée en Ukraine, sans avoir prévu de plan B et de capacité de reconstitution de cette armée. Or celle-ci est malgré tout relativement réduite, avec environ 120 000 Russes auxquels s'ajoutent les armées des républiques séparatistes engagées. 40 000 hommes ont ensuite été envoyés en renfort. L'Ukraine fait sensiblement la superficie de la France. Par comparaison, l'offensive contre l'Ukraine a été conduite comme si la France de 1940 avait été attaquée uniquement par les 10 divisions Panzer de l'armée allemande.
Non seulement le corps expéditionnaire russe est relativement réduit, mais il est également finalement assez fragile. Le premier mois de la guerre a été très meurtrier pour les Russes et ceux-ci ont été incapables de reconstituer leurs forces. Les capacités de l'armée russe n'ont cessé de se réduire au fur et à mesure de la guerre. Si au début du conflit, des opérations sophistiquées pouvaient être menées, à partir du mois de mars les Russes n'ont plus été capables que de livrer des combats violents mais extrêmement simples, très proches de ceux de la Première Guerre mondiale. Depuis le mois de juillet, les Russes ne sont même plus capables de monter des attaques de grande ampleur. On assiste à une régression permanente de l'armée russe, en particulier de ses forces terrestres.
Les Ukrainiens sont à l'inverse montés en puissance et ont mobilisé toute la nation. Petit à petit, ils ont formé de vrais soldats. À partir du mois d'août, les courbes se sont croisées et l'armée ukrainienne est devenue incontestablement l'armée la plus puissante d'Europe. Les brigades territoriales, brigades d'infanterie légère destinées à tenir le terrain et à se livrer à des opérations d'harcèlement, sont devenues de véritables unités professionnelles. Récupérant de l'armement plus lourd, elles sont devenues des brigades de manoeuvre et ses unités ont permis de doubler la capacité de l'armée ukrainienne. À partir d'août, l'armée ukrainienne a été à la fois supérieure en nombre d'unités de combat et supérieure en qualité tactique. Les Ukrainiens ont alors pris l'initiative.
Le deuxième enseignement général que je tire est la difficulté de la Russie, dont le PIB est équivalent à celui de l'Italie, à se doter d'une armée capable de rivaliser avec celle des États-Unis. En voulant intervenir dans tous les domaines, les Russes ne sont très bons nulle part. L'armée russe dispose d'un arsenal nucléaire absolument pléthorique, avec plus de 6 000 têtes nucléaires dont plus de 2000 sont opérationnels. Le budget réel de la défense (je ne parle même pas du budget officiel) doit représenter entre 2 à 3 fois celui de de la France, ce qui est colossal et en réalité beaucoup trop. Les Russes ont fait beaucoup d'efforts pour moderniser leur flotte de marine - en particulier leur flotte de haute mer - et pour renforcer leur aviation. Cette dernière dispose d'un arsenal anti-antiaérien extrêmement puissant. Les forces aéroportées ont été constituées en une armée à part. Malgré ces efforts, l'armée russe combattant en Ukraine est constituée à 80 % par les forces terrestres. La Russie a voulu se doter d'un modèle d'armée de pays très riches sans en avoir les moyens. Ce modèle s'est révélé inadapté à la guerre réelle qu'elle a dû mener.
Un autre enseignement tient au combat dans le ciel. Dans cette guerre, il y a très peu d'avions pilotés impliqués. Cela n'est pas complètement nouveau. Cela avait ainsi déjà été le cas il y a deux ans lors de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Lors de la guerre de 2014-2015 en Crimée, les combats extrêmement violents ayant eu lieu dans le Donbass n'ont également impliqué que très marginalement des avions et des hélicoptères. Les Russes utilisent leur aviation de manière extrêmement prudente, au plus près du front, pour appuyer les forces terrestres sans avoir la souplesse de nos moyens.
Cette sous-utilisation des forces aériennes s'explique par deux raisons fondamentales. Tout d'abord, le ciel est devenu trop dangereux. Le système de défense anti-aérien de l'armée ukrainienne est si dense qu'il devient extrêmement risqué d'y envoyer des engins à plusieurs dizaines de milliers d'euros, avec des hommes à l'intérieur. Si les Russes utilisaient leur aviation pour bombarder les villes et les infrastructures, ils auraient déjà probablement perdu plusieurs centaines d'aéronefs. En utilisant de manière extrêmement prudente leurs outils de combat aérien, les Russes ont déjà perdu - en pertes prouvées - une soixantaine d'avions et une cinquantaine d'hélicoptères. Ces chiffres sont sûrement inférieurs à la réalité. Il faut imaginer ce que cela représenterait pour nous si nous perdions autant d'aéronefs !
Dès lors, des moyens de substitution à l'aviation pilotée, via les drones et les missiles, sont utilisés de part de et d'autre. La quasi-totalité des missions de l'aviation pilotée, comme la reconnaissance et les frappes, peuvent être assurées par ces moyens. Il n'y a que le transport d'individus qui ne peut être assuré par ce moyen. Je souligne d'ailleurs qu'il n'y a eu qu'une opération héliportée d'hommes au tout début de la guerre. Elle ne s'est pas bien déroulée et il n'y en a donc plus. Ces instruments de substitution permettent d'économiser des vies et de l'argent. La campagne aérienne russe de frappe contre les infrastructures civiles ukrainiennes est la première menée uniquement par des robots ou des missiles depuis la campagne des V1/V2 conduite par les Allemands en 1944-1945. Les motivations russes sont comparables à celles des Allemands : il s'agit d'attaques de dernier recours pour agir de manière offensive.
Cet usage du ciel, qui n'est pas une surprise, indique une tendance profonde et nous invite à changer notre modèle. Nous l'avions fondé sur la suprématie aérienne, ce qui nous a permis de réduire à la portion congrue notre artillerie, et tout particulièrement notre artillerie sol-air. Ce conflit nous apprend que notre modèle de force n'est finalement pas adapté à cette nouvelle ère stratégique. Nous avons sacrifié nos réserves matérielles et humaines. Les Américains fournissent 70 % de l'aide militaire à l'Ukraine parce qu'ils s'en sont donnés les moyens. Si nous faisions le même effort que les Américains en matière de défense en pourcentage du PIB, notre budget serait de 92 milliards d'euros. Les Américains consacrent des ressources très importantes pour leurs réserves et leur garde nationale. Si nous faisions le même effort que les Américains en la matière, nous dépenserions, toutes proportions gardées, 2,8 milliards d'euros chaque année uniquement pour nos réserves. En utilisant ces forces de réserves et leurs moyens, ce serait déjà suffisant pour aider n'importe quel autre pays de manière efficace.
En résumé, je crois que notre modèle n'est plus forcément adapté à un contexte de confrontation générale. Je pense que notre armée devrait ressembler à celle de l'opération Monta Épervier au Tchad, en puissance 10. Il nous faut disposer d'une capacité de projection de forces et de présence très rapide, pour placer notre adversaire devant le fait accompli. Si le monde occidental avait été un peu plus courageux, nous aurions déployé avant la crise des forces extrêmement rapidement en Ukraine. Si nous avions placé en quelques jours des brigades à Kiev ou le long de la frontière - ce que nous avons fait en Roumaine et dans les pays baltes plus tard - nous aurions placé les Russes devant la situation du tout ou rien. C'était là une décision politique. Encore faut-il avoir cette capacité de projection rapide dont nous ne disposons plus réellement. Nous devons être capables de combattre dans les espaces gris, beaucoup plus que nous sommes capables de le faire actuellement. Nous devons aussi repenser notre rapport au ciel. Nous avons accumulé un retard important en matière d'aviation dronique. Les Ukrainiens ont désormais l'armée la plus équipée en drones au monde. Ils dépassent de très loin tout ce dont nous pouvons disposer. La France s'est faite dépassée par la Turquie dans ce domaine alors même que nous disposons de compétences importantes en matière aéronautique.
Il faut repenser notre outil pour être capable de mener, très vite, une guerre, au loin, de haute intensité. Il nous faut aussi être capable d'agir beaucoup plus efficacement en périphérie de la guerre. Il nous faut enfin garder à l'esprit que le contexte changera probablement dans une quinzaine d'années. Il faudra alors encore repenser complètement ce modèle alors même que nos procédures et nos équipements sont conçus pour la longue durée. Je rappelle ainsi que le premier vol de l'avion Rafale, conçu pour combattre les avions soviétiques au-dessus de l'Allemagne de l'Ouest, date de 1988. Il sera toujours en service dans les années 2040 et 2060 alors que le contexte géostratégique aura probablement changé pour une troisième fois. Quand nous lançons des équipements, savoir comment ils seront utilisés au bout de quelques dizaines d'années relève de la voyance beaucoup plus que de l'anticipation stratégique.