Intervention de Catherine Deroche

Commission des affaires sociales — Réunion du 14 décembre 2022 à 9h30
Audition de M. François Toujas président de l'établissement français du sang

Photo de Catherine DerocheCatherine Deroche, présidente :

Je vous remercie pour cet échange sur un sujet dont il est souvent question dans nos territoires. À ce titre, j'ai participé il y a quelques semaines à une campagne de recrutement à Angers pour l'opération « Mon sang pour les autres » : j'ai pu constater la présence de nombreux jeunes donneurs.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mes chers collègues, le bureau de notre commission avait décidé à la fin de l'année 2021 d'inscrire à son programme de travail une mission à l'étranger relative à l'accès aux soins. Le souhait initial était d'étudier la situation d'un pays d'Europe du Nord, les systèmes de protection sociale de ces États étant souvent présentés comme des modèles. La Suède a finalement été choisie, d'une part car sa population est la plus importante, d'autre part - et surtout - car l'étendue de son territoire soulève une problématique d'accès territorial aux soins et de différences entre les zones urbaines du Sud du pays et les zones moins densément peuplées que sont les régions du Nord.

Une délégation de six membres de notre commission, que j'ai eu le plaisir de conduire, s'est ainsi rendue à Stockholm et à Umeå à la fin du mois de septembre dernier. Je remercie Élisabeth Doineau, Corinne Imbert, Michelle Meunier, Martin Lévrier et Véronique Guillotin pour leur participation à ce déplacement au programme bien rempli.

Le déroulé de la mission, élaboré en étroite collaboration avec les services de l'ambassade de France en Suède, nous a permis d'avoir un aperçu assez large des acteurs du système de santé suédois, mais aussi des défis que l'offre de soins doit actuellement relever. Nous avons pu rencontrer différentes agences sanitaires supervisant et évaluant la qualité de l'organisation des soins et des établissements de santé, mais aussi les élus et services régionaux, ou encore différentes associations ou syndicats de médecins ou soignants. Nous nous sommes également rendus dans différents hôpitaux ou centres de soins.

J'évoquais plus tôt les modèles scandinaves. Je crois pouvoir parler au nom de mes cinq collègues en disant que nous n'avons pas trouvé en Suède un modèle d'accès aux soins. Nous ne sommes pas rentrés en ayant le sentiment de solutions prêtes à être importées pour résoudre les problèmes que nous connaissons et qui occupent notre ordre du jour presque chaque mois.

Pour autant, je considère que ce déplacement a été particulièrement instructif sur trois plans. Tout d'abord, il nous a permis d'appréhender le fonctionnement d'un système de santé régionalisé, et offrant une prise en charge publique quasi intégrale des soins. Il nous a aussi permis de voir combien, concernant l'organisation de l'offre de soins, les défis de la démographie médicale, mais aussi, et plus largement, les tensions et perturbations du système de santé dépassent largement nos frontières. Il a enfin été l'occasion - c'est sans doute l'élément le plus important - d'appréhender l'accès aux soins selon une autre approche, avec une garantie d'accès aux soins particulière.

Je commencerai par le système de santé suédois en lui-même. Contrairement à la France, la Suède a délégué la compétence santé à l'échelon régional. Ce sont ainsi les vingt-et-une régions qui financent, mais aussi organisent, pour bonne partie, le système de soins ; force est de constater que le système suédois se trouve finalement assez peu comparable au système français.

En effet, la région est l'effecteur de soins à tous les niveaux. Elle assure, en propre ou par délégation à des opérateurs privés, la gestion des centres de soins primaires, des centres spécialisés, mais aussi des hôpitaux. La Suède compte 1 150 centres de soins primaires pour une soixantaine d'hôpitaux régionaux. Ce sont ces structures ou les régions elles-mêmes qui sont ensuite chargées du recrutement des professionnels, essentiellement salariés. Ce sont ainsi les régions qui sont employeurs et fixent les salaires, parfois par le biais de négociations menées avec les syndicats à l'échelle de l'association des régions.

Même les plus grands hôpitaux du pays, qui jouissent d'un rayonnement international, dépendent des régions. Je pense particulièrement à l'hôpital Karolinska au sein duquel nous nous sommes rendus, qui compte 1 180 lits et accueille 1,35 million de visites par an : il est géré par la région de Stockholm.

Néanmoins, il faut souligner que les choix politiques des majorités régionales se ressentent dans les modes de gestion. Ainsi, la majorité de droite qui a longtemps géré la région de Stockholm a fait le choix de très larges délégations au secteur privé pour gérer en son nom des centres de soins et même un hôpital délégué au groupe Ramsay.

J'insiste sur la notion de délégation. Il s'agissait d'un hôpital public dont la gestion a été, par une procédure de marché public, transférée au privé. On peut s'interroger sur la fragilité de tels contrats au moment de leur renouvellement : qu'adviendrait-il en cas d'attribution du marché à un autre groupe privé ?

Cela peut sembler surprenant pour un Français, mais l'organisation suédoise n'est pas comparable à notre système qui s'appuie largement sur le secteur libéral. Il n'y a pas de secteur 1 ou de secteur 2 ni de dépassements d'honoraires ou de tarifs libres : un hôpital privé est sous contrat, applique les mêmes tarifs et reçoit des dotations directement négociées.

Toutefois, j'apporterai une nuance concernant la coordination inter-régions et particulièrement les hôpitaux universitaires. Chaque région n'a évidemment pas son centre hospitalier universitaire (CHU) ; on compte en Suède six supra-régions sanitaires.

Enfin, le secteur médico-social dépend en Suède des communes. Je ne m'étendrai pas sur ce point, mais je signale que, comme en France, la distribution du sanitaire et du médico-social entre des acteurs différents ou des échelons locaux distincts, même si elle peut avoir une pertinence, provoque fréquemment des reports de charges ou difficultés de coordination.

En guise de remarque d'actualité sur cette organisation territoriale, la coalition de droite et d'extrême-droite récemment élue a dit sa volonté de recentraliser une partie des compétences de santé, en raison d'inégalités territoriales jugées trop importantes. Toutefois, cela relève plus à ce stade d'une déclaration politique que d'un projet très abouti.

J'ajouterai quelques mots sur le financement de ce système. Contrairement à notre modèle de sécurité sociale qui, autour d'une assurance maladie de base obligatoire, laisse une place à des complémentaires, la prise en charge est, en Suède, presque intégralement publique. Les assurances privées, bien qu'en développement, ne concernent que 12 % de la population et à peine 1 % des dépenses. Les régions prennent en charge l'intégralité des soins aux habitants, au-delà d'une participation aux frais de santé plafonnée annuellement autour de 120 euros.

C'est à mon sens une différence fondamentale. La logique est celle du bouclier sanitaire et, de fait, on peut difficilement envisager en Suède un renoncement aux soins pour motif financier.

Pour autant, la logique de pilotage budgétaire est radicalement différente. Élisabeth Doineau a un jour interrogé une responsable régionale sur les déficits liés au système de soins : il a fallu réexpliquer la question, la notion de déficit semblant à notre interlocutrice absolument incongrue ! Les régions ont une très forte autonomie financière mais, comme en France, une interdiction d'endettement. Ainsi, comme cela nous a été expliqué, les dépenses de santé sont inscrites dans le budget local, et leur dynamisme doit être compensé par des économies ou par des augmentations d'impôts, évitant ainsi les dettes. J'invite chacun à estimer ce qu'une telle logique impliquerait quand nous voyons la difficulté des débats sur l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Concernant ce premier point relatif à l'organisation des soins, je souhaite insister également sur ce que nous avons constaté concernant les structures de soins et le recours à celles-ci.

Nous avons pu visiter le centre de soins primaires d'Ålidhem, à Umeå. Nous avons ainsi pu constater que certaines structures de soins sont sans commune mesure avec les cabinets médicaux français ou même avec les structures d'exercice coordonné actuellement en développement. Ce centre de santé comptait quatre-vingt-treize collaborateurs, dont vingt-cinq médecins et dix infirmiers, mais aussi des sages-femmes ou kinésithérapeutes. Il était équipé de salles d'examens spécialisés, pour le secteur oto-rhino-laryngologiste (ORL) par exemple, et d'une salle de prélèvements.

Tous les centres de soins ne sont pas de cette taille, et les centres peuvent aussi être spécialisés. Souvent, ces gros dispensaires comptent entre dix et vingt médecins.

Je note que ces structures semblent emporter une adhésion forte de la part des patients, qui trouvent en un même lieu différents praticiens permettant une prise en charge globale, mais aussi bien de la part des soignants, compte tenu des conditions de travail qui leur sont offertes : équipes de soins, locaux spacieux, assistance administrative.

Surtout, l'un des points marquants a été l'explication de la prise en charge en Suède par les différents acteurs du système de santé. Le premier contact avec le système de santé, pour un patient, ne se fait pas nécessairement par un rendez-vous chez son généraliste. Souvent, ce premier contact est réalisé par téléphone, voire par un tchat internet avec son centre de soins primaires. À l'autre bout de la ligne, ce n'est pas nécessairement un médecin qui assure la régulation, mais, dans la plupart des cas, un infirmier.

Nous avons d'ailleurs constaté que, si les régions organisent chacune les soins comme elles le souhaitent, elles coordonnent une plateforme commune, avec un numéro de téléphone, le 1177, et un site internet qui renvoient vers les services locaux. Le patient peut contacter son centre de soins primaires habituel ou utiliser la plateforme régionale.

Alors que nous débattons beaucoup actuellement de la permanence des soins ou de l'accès direct à certaines professions de santé, la question de la porte d'entrée dans le système de soins me paraît déterminante. L'enseignement suédois, sur ce point, est double.

Premièrement, il n'est pas inenvisageable - ce n'est pas nécessairement mal vécu par l'intéressé - de ne pas laisser le patient choisir son praticien, et surtout de ne pas le laisser arbitrer des praticiens qu'il sollicite : il y a en Suède une régulation stricte, et le soignant rencontré n'est pas nécessairement médecin.

Deuxièmement, il n'est pas impossible de laisser aux infirmiers la charge de la régulation et du premier contact avec le patient. Cet exemple doit pouvoir nourrir notre réflexion sur la régulation de la permanence des soins, et, au-delà, sur l'accès à notre système de soins pour un patient, selon le niveau de gravité et selon les exigences de diagnostic.

Toutefois, et c'est à mon sens aussi un point déterminant, une difficulté a été signalée par de nombreux acteurs : celle de la continuité des soins. Alors que l'exercice médical se fait systématiquement en centres de soins, alors que les patients sont plus ou moins rattachés à une structure, alors que le patient ne choisit pas nécessairement son praticien, le médecin traitant est encore balbutiant en Suède. Or, les Suédois le constatent eux-mêmes, l'absence de suivi par un médecin traitant fait perdre du temps au médecin, qui doit redécouvrir les dossiers, au patient, qui doit réexpliquer sa situation, et, in fine, amoindrit la qualité de la prise en charge. Là encore, c'est donc à mon sens un point de vigilance que nous devons conserver dans nos futurs débats : ne cassons pas le parcours de soins coordonnés, n'affaiblissons pas le rôle de suivi du médecin traitant que nous avons eu du mal à mettre en place.

J'en viens maintenant aux défis du système de santé suédois, dans un contexte de santé publique et d'adaptation du système de soins au vieillissement de la population, finalement assez proche du nôtre. Je ne suis pas sûre que nous comparer puisse ici nous consoler, mais force est de constater que les défis que nous connaissons sont très largement partagés, voire en Suède plus préoccupants encore.

La démographie médicale apparaît encore plus problématique en Suède, avec un nombre de médecins plus réduit, des besoins très importants en matière de généralistes et, contrairement à la France, un problème massif de recrutements de professionnels paramédicaux, notamment d'infirmiers. C'est un sujet de préoccupation aigu de la part des professionnels eux-mêmes, qui ont des revendications que nous connaissons sur les conditions et rythmes de travail.

Quelles solutions les Suédois envisagent-ils pour y remédier ? Pas le conventionnement sélectif, puisqu'il n'y a pas d'exercice libéral. Les régions entrent plutôt en concurrence salariale, tentant chacune d'attirer des médecins dans leurs centres de soins. Pour autant, comme en France, on ne peut pas gérer une pénurie en déshabillant Sven pour habiller Magnus.

À ce titre, le déplacement à Umeå, dans le Nord du pays, a été une étape importante, où nous avons retrouvé pour partie des solutions que nous connaissons. Je dirais qu'elles y ont été mises en place depuis plus longtemps, et qu'elles sont sans doute mieux appréhendées.

Nous avons d'abord une approche partagée : rien ne sert de vouloir mailler le territoire de blocs chirurgicaux ou de maternités, les Suédois considèrent eux aussi qu'il s'agit là de risques pour la qualité des soins plus qu'un atout de prise en charge. Toutefois, dans la région du Norrland se sont développés sept pavillons sanitaires, que l'on pourrait assimiler à nos hôpitaux de proximité. L'idée est bien, comme nous tentons de le faire, d'avoir un maillage différencié selon les niveaux de recours.

Comme nous essayons souvent de l'organiser avec les groupements hospitaliers de territoire (GHT), la réponse sanitaire est graduée, reposant, en outre, sur un nombre plus restreint d'établissements. Je le rappelle, la Suède a un nombre de lits très faible pour 1000 habitants, avec un ratio de 2 contre 5,7 en France. Les opérations les plus lourdes sont réservées à un nombre restreint d'établissements autorisés. Pour les patients, cela peut néanmoins emporter en conséquence un éloignement plus important pour une hospitalisation, comme nous l'avons vu à Umeå où nous logions dans un hôtel qui est pour l'essentiel... un hôtel hospitalier.

Parmi les outils connus se trouve la télémédecine. Nous l'avons vu au sein de l'hôpital universitaire, où des examens de dossiers de patients sont organisés à distance avec des équipes d'autres centres, pour discuter des cas, prioriser les interventions qui doivent être réalisées, et ainsi programmer la venue dans l'hôpital central. Nous l'avons aussi constaté avec la présentation que nous avons eue par la région de Västerbotten et des médecins de celle-ci concernant le suivi de patients en zones rurales. L'une des médecins entendue reconnaissait bien l'impossibilité de rencontrer tous ses patients, de faire des visites à domicile sur un territoire vaste et peu dense. Pour autant, nous avons ressenti un réel engagement conjoint, médical et paramédical, pour maintenir la qualité des soins, et éviter les pertes de chance. Là aussi, ce n'est pas nécessairement une surprise, mais la télémédecine, déployée au moyen de visites d'infirmiers équipés, semble faire ses preuves dans les zones rurales.

Je serai en revanche beaucoup plus réservée sur un projet qui nous a été présenté comme innovant et qui pousse la télémédecine à un extrême qui ne me semble absolument pas souhaitable. Leur projet de télémédecine « sans frontière » ringardise notre débat sur les télécabines puisqu'il s'agit là de recruter des médecins espagnols chargés de réaliser des consultations depuis l'Espagne pour des patients du Nord de la Suède. Je pense qu'aucun de nous n'a été convaincu par ce projet ; il me semble indispensable que la télémédecine ne soit pas déconnectée de la possibilité pour le médecin consulté de voir effectivement son patient.

Il faut enfin souligner les efforts faits par le CHU d'Umeå pour décentraliser certaines de ses formations dans de plus petites villes de la région, et ainsi renforcer leur attractivité pour des étudiants du territoire, a priori plus enclins à y rester par la suite.

Un autre défi que la Suède partage avec la France, corollaire des tensions en matière de démographie médicale, est l'intérim médical. Il est là-bas aussi particulièrement préoccupant. Malheureusement comme en France, il se retrouve dans l'ensemble des structures, y compris dans l'hôpital de pointe qu'est Karolinska. Pour les mêmes raisons que dans notre pays, les établissements font de la réduction de l'intérim un enjeu prioritaire, d'une part en raison de son coût financier, d'autre part, et surtout, car cela déstabilise les équipes soignantes et affecte la coordination des équipes et la qualité des soins.

Face aux enjeux d'attractivité et, en réponse, à des politiques salariales très comparables, l'accent a surtout été mis sur les conditions de travail en centres de soins, mais surtout à l'hôpital. Les préoccupations relatives à la qualité de vie au travail, la rénovation des espaces, les activités proposées, ont été soulignées, mais les intervenants ont aussi particulièrement insisté sur des programmes de formation visant à donner des perspectives de carrière à l'ensemble des professionnels.

Pour autant, les raisons profondes qui poussent à l'intérim rejoignaient les constats que nous avions faits dans le cadre de la commission d'enquête sur l'hôpital : une médecine aux exigences de rentabilité plus forte, des cadences élevées, une perte de sens pour les soignants et, surtout, une absence de maîtrise du rythme de travail. Certains médecins nous ont dit avoir fait le choix de quitter l'hôpital pour partir en intérim. L'une d'elle voyait même son départ comme un signal envoyé au système de santé, pour qu'il se réforme sous la pression collective. Elle nous a dit faire le choix de l'intérim pour conjuguer sa vie familiale avec sa vie professionnelle durant quelques années, mais a reconnu qu'elle souhaitait revenir à terme à l'hôpital, retrouver des postes d'encadrement et progresser dans sa carrière. Ces témoignages, qui ne sont pas si surprenants, doivent nous interpeller sur des mouvements profonds qui animent les nouvelles générations de soignants dans toute l'Europe.

J'en viens pour finir à des éléments qui ont à mon sens été des fils conducteurs des présentations qui nous ont été faites, par des acteurs de nature différente, politiques comme administratifs ou médicaux, concernant le pilotage du système de santé.

Je commencerai par l'approche retenue pour évaluer et concevoir les politiques de santé, qui me semble très anglo-saxonne sur les concepts retenus, ou très scandinave sur la méthode.

Nous avons été abreuvés de déclinaisons de concepts de santé publique, je pense par exemple à la « santé intégrée », qui semblaient irriguer la mise en place de nombreux dispositifs, ou en tout cas largement inspirer leur conception.

Entendons-nous : je ne balaye pas d'un revers de main ce qui nous a été présenté au seul motif que le travail conceptuel de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) semble parfois trop peu opérationnel, voire un peu marketing. Sans doute cherchons-nous trop souvent, de crise en urgence, à colmater les brèches sans réfléchir aux concepts et aux enjeux de santé publique qui ont été utilement théorisés à l'échelle internationale.

L'importance des données nous a également été de nombreuses fois vantée : c'est particulièrement cette approche qui me semblait très scandinave, c'est-à-dire motivée par le souci d'agir sur la base du constat le plus documenté possible.

L'évaluation et le pilotage par les données récoltées sont fondamentaux et, sur ce point, je ne peux que regretter les lacunes que nous constatons trop souvent en France. Quand nous voyons que les réformes de financement des établissements de santé peinent à se déployer faute d'outils techniques, je ne peux m'empêcher de penser qu'elles n'ont donc sans doute pas été suffisamment documentées et justifiées par des données robustes... C'est à mon sens un point déterminant pour notre capacité, en tant que législateurs, à prendre des décisions éclairées.

Cela vaut aussi pour les acteurs du système eux-mêmes. À Karolinska, c'est par une transparence totale sur l'occupation des blocs et les plannings des chirurgiens et soignants que l'hôpital a pu optimiser certains créneaux et ainsi gagner en capacité d'opérations.

Je finirai par une autre approche des politiques de santé, qui a marqué, je pense, l'ensemble des collègues : celle de l'évaluation de l'accès aux soins par la liste d'attente. La Suède a, au niveau national et par la loi, établi une garantie d'accès aux soins. Celle-ci repose sur des délais cibles pour répondre aux besoins des patients.

C'est le fameux 0 - 3 - 90 - 90, que nous savions quasiment prononcer en suédois à la fin du séjour tant nous l'avons entendu : noll, tre, nittio, nittio. « 0 » : le patient doit pouvoir obtenir un contact avec un soignant d'une structure de soins primaires dans la journée. Ce contact peut se faire par téléphone ou par tchat, je l'ai dit. « 3 » : en cas de besoin, le patient doit pouvoir bénéficier d'une consultation médicale dans les trois jours. « 90 » : il s'agit, en nombre de jours, du délai fixé dans lequel le patient doit pouvoir obtenir, si nécessaire, une consultation de spécialiste. À Stockholm, cette cible a été ramenée à trente jours. « 90 » : c'est enfin le délai dans lequel le patient doit pouvoir bénéficier des traitements particuliers ou opérations appropriées.

Cette garantie de soins a pu nous paraître un peu décalée, ou, en tout cas, présentée avec un peu d'excès comme le pilier de la politique d'accès aux soins. Comme les régions le constatent elles-mêmes, la mise en place de la garantie n'a pas nécessairement conduit à réduire effectivement les délais d'attente constatés. En outre, se pose pour l'instant la question du champ de la garantie, qui pourrait être étendue, car elle ne couvre pas d'objectifs relatifs aux actes de biologie ou d'examens radiologiques, par exemple.

Surtout, regarder le nombre de patients en attente sur chaque segment et le dépassement des délais cibles a une limite assez remarquable. En effet, la Suède n'a pas mis en place de file d'attente dans lequel le premier arrivé est le premier servi, et bien heureusement. Les soins sont priorisés : un patient qui souffre et nécessite des soins plus urgents n'attendra pas trois jours pour une consultation de médecine générale, ni quatre-vingt-dix jours pour un spécialiste ! Un patient chez qui l'on suspecterait un cancer sera pris en charge rapidement suivant un protocole accéléré.

Ainsi, ceux qui attendent le plus sont ceux qui peuvent patienter. La file d'attente n'est donc pas a priori une perte de chance ; elle emporte éventuellement une perte de confort. Il y avait parfois une focalisation excessive sur cet indicateur, souvent non satisfait, d'ailleurs, sans que puisse être évalué l'accès effectif aux soins, en temps utile, pour les patients qui en ont besoin. Il faut donc bien relativiser ces indicateurs.

Je tire trois principaux enseignements de l'approche suédoise telle qu'elle nous a été présentée.

Le premier est que, derrière cet indicateur qui paraît uniquement retenir le temps d'attente sur une file de patients, il y a bien une logique de priorisation des besoins. Sur ce point, je ne suis pas certaine que nous ayons poussé la réflexion suffisamment loin en France. Le patient, dans notre pays, choisit presque toujours ses praticiens, et les spécialistes chez qui sont pris les rendez-vous ne peuvent bien souvent prioriser les besoins... Or l'accès aux soins est sans doute pour bonne partie l'enjeu d'un soin apporté dans un délai raisonnable, sans perte de chance.

Le second enseignement est que cet indicateur, très imparfait et reflétant un enjeu de délai non nécessairement qualitatif, a le mérite d'exister. Il permet d'objectiver des situations de recours aux soins, selon les types de soins et selon les territoires. Avons-nous ce type d'outils de pilotage ? Non. Quand on parle de délais pour accéder à un médecin traitant, on se fonde essentiellement sur des expériences relayées.

Enfin, et surtout, cette garantie oblige les offreurs de soins à se placer dans une logique de résultats. Avons-nous un outil comparable en France avec un acteur responsable d'apporter une réponse dans un délai garanti ? Je ne le pense pas. La Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) n'est pas en mesure de garantir l'accès des patients à un praticien dans un délai fixé ni même d'évaluer réellement le délai écoulé entre une sollicitation du patient et sa prise en charge complète.

Cette garantie a ainsi le mérite de fixer des objectifs communs et d'évaluer les tensions d'accès aux soins selon des critères partagés : je pense que ce n'est pas négligeable. Je ne suis pas sûre qu'il soit possible de développer une telle garantie en France mais c'est sans doute un outil que nous devons importer.

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, cette mission ne nous permet malheureusement pas de vous proposer de solutions simples pour faire face aux défis que nous connaissons.

Néanmoins, pas de déception ni de défaitisme : j'estime que les échanges que nous avons eus ont soulevé de nombreuses questions que nous écartons parfois et qui sont pourtant fondamentales. Je pense aussi que la façon d'analyser le système de santé, par les agences comme par les offreurs de soins que sont les régions et les structures de soins, doit nous faire réfléchir. Je considère enfin que la comparaison avec la Suède nous rappelle également certains points déterminants de la prise en charge qui doit être offerte aux patients et qui, dans nos débats, sont trop souvent oubliés. Je pense au parcours et à la continuité des soins ; je pense au juste soin dans un délai raisonnable.

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