Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission des affaires européennes — Réunion du 8 décembre 2022 à 8h30
Culture — Proposition de règlement du parlement européen et du conseil établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur et modifiant la directive 2010-13-ue com2022 457 final - communication et proposition de résolution portant avis motivé

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

C'est en effet sur cette base juridique que la Commission propose de réduire la « fragmentation » des approches réglementaires nationales en matière de liberté et de pluralisme des médias et d'indépendance éditoriale, fragmentation qu'elle estime préjudiciable : il s'agit donc, pour elle, de favoriser une approche commune et une coordination au niveau de l'UE pour assurer le « fonctionnement optimal » du marché intérieur des services de médias et éviter l'apparition de futurs « obstacles » aux activités des fournisseurs de services de médias dans l'ensemble de l'UE.

Or le rapport de la commission d'enquête du Sénat sur la concentration des médias, présidée par le président de la commission de la culture, Laurent Lafon, et dont le rapporteur était David Assouline, publié le 29 mars 2022 soit avant la publication de la présente proposition de règlement, a rappelé deux éléments essentiels pour notre réflexion de ce matin.

D'une part, que le secteur des médias, si on peut l'envisager comme un marché, présente actuellement une segmentation principalement nationale, voire régionale, en particulier dans les États fédéraux comme l'Allemagne.

D'autre part, que la plupart des pays européens - et particulièrement le nôtre - ont mis en place de longue date des règles spécifiques nationales pour réguler le secteur.

Faut-il rappeler que la liberté de la presse et le pluralisme des médias sont issus de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ?

En France, la liberté et le pluralisme de la presse et des médias sont solidement établis sur le socle de la loi du 29 juillet 1881 et de la loi du 30 septembre 1986, dans le cadre d'un objectif à valeur constitutionnelle, défini par le Conseil constitutionnel comme une condition d'exercice de la démocratie.

Dès lors, à traité constant, au nom de la construction d'un « marché intérieur des médias » dont elle postule l'existence et déplore la « segmentation », la Commission européenne propose un nouvel accroissement du champ des compétences matérielles du législateur européen, au détriment des parlements nationaux. Ce constat est au coeur de notre analyse de subsidiarité.

En effet, je rappelle que l'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union ». Reconnaissons qu'il n'est pas simple de peser au trébuchet ce qui est « suffisant », ce qui peut être « mieux » fait, mais nous devons examiner, non seulement l'objectif de l'action de l'UE, mais surtout sa valeur ajoutée réelle par rapport au corpus juridique existant, ainsi que l'intensité de cette action : n'excède-t-elle pas la mesure nécessaire pour atteindre l'objectif ? Ce sens de la « mesure » nous conduit d'ailleurs à lier étroitement subsidiarité et proportionnalité. Ce sont les deux axes principaux qui ont guidé notre examen, avec le concours des quelques auditions que nous avons pu réaliser et documents que nous avons pu consulter pour éclairer notre lecture de ce texte dans le délai imparti.

Quant aux deux grandes lois de 1881 et 1986, elles devraient sans doute, si la présente proposition de règlement était adoptée en l'état, être amendées.

La loi du 29 juillet 1881, d'abord, en raison des dispositions de son article 4, qui élargissent la protection des sources des journalistes, et de son article 6, relatives à l'indépendance éditoriale. La responsabilité pénale des « chefs de rédactions », selon la terminologie proposée, demanderait en effet à être précisée au regard du droit français, lequel ne reconnaît que la responsabilité pénale des « directeurs de publication ».

Mais la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication devrait aussi être amendée. En effet, les articles 21 et 22 de la présente proposition de règlement, relatifs à l'évaluation des concentrations et aux avis susceptibles d'être donnés à ce sujet par le comité européen qui se substituerait à l'Erga, soulèvent une difficulté, au regard du champ d'application du présent texte : si l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui garantit en France la liberté de communication et serait rattachée à ce comité, régule déjà les plateformes en ligne - réseaux sociaux, moteurs de recherche -, elle n'est pas compétente, en l'état actuel du droit français, pour statuer en matière de presse.

Nous touchons là une des limites importantes de ce texte au regard de la subsidiarité : quelle est en effet sa valeur ajoutée réelle par rapport à nos dispositifs nationaux ?

La question doit être franchement posée et la réponse est d'autant plus inquiétante que le cadre français est l'un de ceux qui garantissent le mieux le pluralisme en Europe.

Cela signifie que la France pourrait être amenée à remettre en cause ses acquis sur le pluralisme, patiemment et sagement construits au fil des années, pour y substituer un cadre européen moins protecteur.

Comme l'ont souligné les organisations professionnelles représentant les éditeurs de presse, cette proposition de règlement présente à cet égard des risques majeurs.

De fait, le texte s'inspire quasi exclusivement de la réglementation audiovisuelle : au lieu de reconnaître les spécificités sectorielles de la presse, il vise à la soumettre à un cadre commun avec l'audiovisuel.

Or, s'il est possible, dans une certaine mesure, de justifier l'existence d'un marché unique dans l'UE pour les services audiovisuels, il est vraiment impossible de démontrer l'existence d'un marché européen pour la presse, compte tenu de l'importance majeure des différences culturelles et linguistiques entre les États membres.

C'est toute la fragilité de la base juridique invoquée, celle de l'article 114 du TFUE, qui n'est pas du tout appropriée pour inclure les contenus de presse dans son champ d'application. Ce problème ne concerne pas que la France; plusieurs parlements étrangers s'y sont intéressés, dont l'Allemagne, la semaine dernière : nous mentionnons dans notre exposé des motifs les arguments qui fondent l'avis motivé du Bundesrat et la résolution du Bundestag, qui ne concernent pas que le caractère fédéral de la régulation outre-Rhin, mais aussi et surtout la base juridique même du texte. Nous rejoignons ici nos collègues allemands.

En effet, le pluralisme des médias et de la presse écrite, qui conditionne l'effectivité de la vie démocratique dans les États membres, incarne, voire symbolise la diversité culturelle et linguistique de l'Union européenne, et n'a pas à relever du seul marché intérieur.

À ce titre, c'est l'article 167 du TFUE qui constitue, à notre avis, une base juridique pertinente et robuste, à tout le moins pour la presse, mais aussi peut-être pour les radios, si riches de diversité régionale voire locale. Cet article, dont nous rappelons les termes dans notre projet d'avis motivé, dispose notamment que « l'Union contribue à l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun ».

Or, en cette matière, selon l'article 6 c) du TFUE, l'UE ne dispose que d'une compétence d'appui, venant en complément ou en soutien de celle des États membres, ce qui ne justifie nullement une harmonisation législative, laquelle pourrait d'ailleurs se faire aussi bien par le haut que par le bas, entraînant un risque de nivellement pour les États membres ayant un corpus législatif ancien et solide en ce domaine, tel celui de notre pays.

Au-delà, pour apprécier la « valeur ajoutée » et la « bonne mesure » de ce texte, et statuer sur sa nécessité et son efficacité - va-t-il au-delà de ce qui est « suffisant », peut-on faire « mieux » autrement ? -, il faut aussi examiner son articulation avec le corpus de textes européens existants. Or cette articulation manque de clarté et de précision.

Elle doit pourtant se faire avec les trois principaux textes européens qui constituent la base de l'acquis communautaire en matière de régulation des médias : la directive sur les services de médias audiovisuels (dite SMA) ; la directive établissant des règles sur l'exercice du droit d'auteur et des droits voisins applicables à certaines transmissions en ligne d'organismes de radiodiffusion et retransmissions de programmes de télévision et de radio (dite CabSat2) ; le règlement relatif à un marché unique des services numériques (dit DSA).

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