Je commencerai par revenir sur les faits.
L'ONG SOS Méditerranée a indiqué, dans les premiers contacts qu'elle a eus avec les autorités françaises, qu'elle avait, entre le 21 et le 26 octobre, effectué six opérations de sauvetage dans les zones de responsabilité dites SAR (Search and Rescue) libyennes et maltaises et que le navire Ocean Viking, faute de réponse des autorités maritimes compétentes, avait décidé de faire route vers la France.
Quelques jours s'écoulent jusqu'à ce que le navire entre dans la zone de responsabilité française, dans la nuit du 9 au 10 novembre. C'est à ce moment que les autorités françaises prennent la décision, d'une part, de procéder à une opération d'évacuation sanitaire (EVASAN) de quatre personnes - cette EVASAN s'est faite en hélicoptère en direction de la Corse - et, d'autre part, d'assigner un port sûr, en l'occurrence Toulon, à l'Ocean Viking.
À ce moment-là, nous disposions d'une liste indicative des personnes prises en charge, par nationalité, par sexe, par tranche d'âge, ainsi que d'un état de la situation sur le navire. En témoigne un message que le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) ou Maritime Rescue Coordination Centre (MRCC) Gris-Nez a reçu dans l'après-midi du 8 novembre : « Les dernières vingt-quatre heures à bord ont été tendues, une autre personne en détresse émotionnelle a exprimé son désespoir et ses pensées de sauter par-dessus bord. L'équipe médicale traite à nouveau les personnes souffrant de déshydratation, car la nature des conditions de vie temporaires et l'exposition aux éléments signifient que l'état de santé général de tous les survivants reste précaire. Plusieurs survivants, jusqu'à six à notre connaissance, refusent les repas, car le niveau de détresse augmente chaque jour supplémentaire passé à bord. Plusieurs personnes souffrent de sevrage nicotinique et présentent des signes d'agitation. L'équipe médicale propose des timbres à la nicotine, mais les survivants n'acceptent pas encore cette thérapie. Elle surveille de près les patients nécessitant des soins hospitaliers qui pourraient nécessiter une EVSAN dans les prochaines quarante-huit heures si la situation n'a pas évolué ou plutôt si une nouvelle détérioration est observée. »
Compte tenu de la présence de ce navire dans les eaux de responsabilité française et de la situation telle qu'elle était décrite, les autorités françaises ont pris la décision d'assigner un port à l'Ocean Viking.
Comment cela s'est-il concrètement déroulé ? Le dispositif mis en place peut être décrit en deux phases principales : une phase de débarquement qui a eu lieu sur l'emprise de la base militaire de Toulon ; une phase d'hébergement et d'examen des situations par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
La phase du débarquement, tout d'abord : compte tenu de leur nombre et de leur état sanitaire, ces personnes, au nombre de 230, ont été accueillies dans un premier temps au port militaire de Toulon. Du fait de la disponibilité du site, de la possibilité d'y concentrer des moyens humains et logistiques et d'y bénéficier en tant que de besoin du concours des moyens de la base de défense, il a été considéré que cette option réunissait les meilleures conditions pour organiser, au début d'un week-end de trois jours, le débarquement et la prise en charge.
Au lieu de débarquement, la prise en charge s'est faite en trois étapes : un examen sécuritaire simple effectué par 80 militaires de la gendarmerie maritime et 20 fonctionnaires de la direction départementale de la sécurité publique ; un examen sanitaire, simple lui aussi, effectué par 65 sapeurs-pompiers du service départemental d'incendie et de secours (Sdis) ; un premier recueil déclaratif des éléments d'état civil effectué par 30 fonctionnaires de la police aux frontières (PAF) et 15 fonctionnaires de la douane.
À l'issue de ces trois étapes de débarquement, les personnes prises en charge ont été interrogées par des équipes constituées d'agents de la douane et de la PAF sur leur souhait de procéder à une demande d'asile avant de recevoir notification de leur placement en zone d'attente ; puis elles ont été acheminées vers le site du centre communal d'action sociale (CCAS) EDF d'Hyères, situé sur la presqu'île de Giens, afin d'y bénéficier d'un hébergement. Tout au long de ce processus, chaque personne a pu bénéficier de prestations d'interprétariat. Pour ce qui est de cette phase, immédiatement consécutive au débarquement, ce sont donc pour l'essentiel des opérations sanitaires, sécuritaires, humanitaires et de recueil d'informations de base qui ont été conduites sur l'emprise de la base militaire. Les opérations ont été menées en totalité au cours de la journée du 11 novembre, l'accostage ayant eu lieu un peu avant neuf heures et le dernier départ en direction du site d'hébergement un peu avant vingt et une heures.
La deuxième phase, ensuite : une phase d'hébergement et d'examen des situations par l'Ofpra au CCAS EDF d'Hyères, qui a été aménagé pour la circonstance - séparation des espaces de repos, de restauration, de vie, confidentialité des entretiens garantie, présence sur les lieux de services de sécurité, d'avocats, d'associations. Le cadre juridique et d'organisation des zones d'attente défini dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda) est relativement précis. Sous réserve de l'examen souverain du juge, qui ne s'est pas prononcé au fond, mais seulement en référé, ce cadre a été mis en oeuvre.
Conformément aux articles L. 343-4 et suivants du Ceseda, les parlementaires français et européens, le délégué du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et les associations habilitées ont pu accéder à la zone d'attente - en totalité pour la deuxième partie, avec des restrictions pour la partie relative au débarquement, restrictions dont nous avons eu à nous expliquer devant le juge des référés. La Croix-Rouge française et l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) ont notamment pu intervenir pour accompagner les personnes placées en zone d'attente.
Cette deuxième phase a permis de mettre en oeuvre les éléments suivants : la remise des mineurs non accompagnés (MNA) aux services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) du conseil départemental du Var - 44 mineurs non accompagnés, dont l'un a ensuite fait l'objet d'un refus de minorité ; le placement des adultes et des mineurs qui les accompagnaient en zone d'attente ; l'examen au cours du week-end des demandes d'asile à la frontière par 15 officiers de protection de l'Ofpra, qui dispose de quarante-huit heures ouvrées pour procéder aux entretiens en zone d'attente ; la conduite d'entretiens sécuritaires par les services compétents ; l'orientation vers le dispositif national d'accueil (DNA) pour les personnes admises à entrer sur le territoire national pour y déposer une demande d'asile.
Vous connaissez par ailleurs les règles qui s'appliquent à la zone d'attente et à l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD).
Permettez-moi de dire un mot sur le profil des personnes prises en charge : parmi les 234 passagers de l'Ocean Viking, nous avons recensé 44 mineurs non accompagnés, 179 adultes, 11 mineurs accompagnés ; 210 hommes et 24 femmes ; 53 ressortissants présumés du Bangladesh, 27 d'Égypte, 39 d'Érythrée, 2 d'Éthiopie, 2 de Gambie, 1 du Ghana, 8 de Guinée, 4 de Côte d'Ivoire, 22 du Mali, 1 du Maroc, 3 du Nigéria, 28 du Pakistan, 9 du Soudan, 3 du Soudan du Sud et 32 de Syrie.
J'en viens à quelques éléments de droit sur ce qui s'est passé ensuite et sur le « destin » de ces 234 passagers.
Le placement en zone d'attente s'applique à des personnes de nationalité étrangère qui entrent dans l'espace Schengen sans remplir les conditions légales pour y être autorisées, ce qui était le cas des passagers de l'Ocean Viking. Ces personnes ne sont pas autorisées à pénétrer sur le territoire national ; elles sont donc dans l'obligation de demeurer en zone d'attente sous le contrôle des services de la police aux frontières. Ce cadre législatif, nous l'appliquons régulièrement ; nous avons tiré de cette expérience des documents de planification et d'anticipation qui ont d'ailleurs fait l'objet d'une refonte au premier semestre 2022. Cette planification répond aux exigences du règlement (UE) 2019/1896 du 13 novembre 2019, le règlement Frontex.
Concernant la délimitation de la zone d'attente, l'article L. 341-1 du Ceseda dispose que l'étranger qui arrive en France par la voie maritime et qui n'est pas autorisé à entrer sur le territoire français peut être placé dans une zone d'attente dans un port ou à proximité d'un lieu de débarquement. L'article L. 341-6, quant à lui, dispose que la zone d'attente s'étend des points d'embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles des personnes, et qu'elle peut inclure un ou plusieurs lieux d'hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations de type hôtelier. C'est la raison pour laquelle, dans son arrêté du 10 novembre, le préfet du Var a établi un périmètre de zone d'attente comprenant, d'une part, le site de débarquement sur l'emprise militaire de la base de Toulon et, d'autre part, le site de Giens, qui était le plus proche site hôtelier disponible et susceptible de correspondre aux exigences de la zone d'attente.
Le maintien en zone d'attente à la suite de la décision initiale de placement ne peut excéder une durée de quatre jours, au terme de laquelle le JLD doit être saisi aux fins de prolonger le placement pour une période de huit jours renouvelable une fois. L'article L. 342-5 du Ceseda prévoit que le juge se prononce dans un délai de vingt-quatre heures à compter de sa saisine ou de quarante-huit heures si les nécessités de l'instruction l'imposent. À l'occasion de l'arrivée de l'Ocean Viking, le JLD a ainsi eu à connaître de 140 situations concernant 15 nationalités différentes. Les requêtes aux fins de prolongation de ce maintien en zone d'attente n'ayant pu être traitées par les juges dans le délai de vingt-quatre heures, la plupart des étrangers qui étaient placés en zone d'attente et n'avaient pas reçu de visa de circulation après premier examen de leur situation par l'Ofpra ont été remis en liberté. Je le précise, lorsque l'Ofpra considère que la demande d'asile n'est pas manifestement infondée, cela se traduit par la délivrance d'un visa de circulation d'une durée de huit jours qui permet à l'étranger d'être orienté vers un guichet unique de demande d'asile.
En l'occurrence, ont été présentées au JLD les personnes qui n'avaient pas reçu de visa de circulation, l'Ofpra ayant considéré que leur demande d'asile était manifestement infondée. Les juges, eux, ont considéré que la possibilité de se prononcer dans un délai de quarante-huit heures constituait une dérogation, laquelle devait s'apprécier au cas par cas et qu'en l'espèce, elle ne pouvait pas résulter d'un contexte extérieur au dossier, décision confirmée en appel, puisque le parquet et le préfet ont fait appel.
Le parquet a fait appel des décisions concernant les personnes qui avaient été convoquées et dont l'audition n'avait pas pu avoir lieu ; il a soutenu que le fait que l'audition n'avait pas pu se tenir, donc le passage au délai de quarante-huit heures, devait s'apprécier comme appartenant aux nécessités de l'instruction. Telle n'est pas la solution qui a été retenue, ni par le JLD ni en appel ; il appartiendra au Gouvernement et au Parlement de préciser, si cela s'avère nécessaire, les conditions dans lesquelles le juge peut avoir recours à ce délai étendu de quarante-huit heures, par exemple en incluant explicitement le cas du placement en zone d'attente d'un nombre important d'étrangers au regard des capacités du service juridictionnel.
Je dirai quelques mots de l'intervention du juge administratif : le juge des référés - tribunal administratif de Toulon le 15 novembre, Conseil d'État le 19 novembre - a rejeté les référés introduits notamment par l'Anafé. Par ailleurs, le juge administratif a été saisi de 29 recours contre des décisions de non-admission. Il n'a libéré que 4 personnes qui avaient été maintenues en zone d'attente et qui devaient faire l'objet d'un éloignement ; la majorité des recours administratifs ont concerné des personnes ayant déjà été libérées par le JLD, ce qui a simplifié l'office du juge administratif...
Un point à date, maintenant, de la situation de ces personnes débarquées : sur les 234 personnes qui étaient présentes à bord de l'Ocean Viking, 44 mineurs non accompagnés ont donc été confiés aux services de l'ASE du département du Var, dont l'un a été ensuite reconnu majeur et réorienté vers le dispositif national d'accueil ; 190 personnes, dont 179 adultes et 11 mineurs accompagnés, ont été placées en zone d'attente. Sur ces 190 personnes, 71 avaient été admises à entrer sur le territoire à la suite de l'avis favorable de l'Ofpra, 115 ont été « libérées » - 111 par le JLD, 4 par le tribunal administratif -, 4 ont été éloignées, 2 vers le Mali, 2 vers le Bangladesh. Sur les 187 personnes qui ont finalement été orientées vers le dispositif national d'accueil (DNA) en vue d'une demande d'asile - 71 + 115 + 1 personne requalifiée comme majeure -, 129 ont enregistré une demande d'asile dans les guichets uniques de demande d'asile, 7 sont en instance de relocalisation vers la Finlande, 2 ont quitté le dispositif national d'accueil malgré l'enregistrement de leur demande, 3 mineurs accompagnés d'adultes sans lien direct de parenté ont finalement été confiés à un administrateur ad hoc, 53 ont quitté le dispositif sans demander l'asile en France et 3 sont encore dans le DNA sans que leur demande d'asile ait pu être enregistrée à ce jour - les opérations continuent.
Enfin, je ferai deux remarques complémentaires correspondant à deux questions que nous pouvons nous poser.
La première question est celle des conditions d'intervention du JLD, en particulier des conditions d'utilisation du délai de quarante-huit heures pour statuer.
La seconde a trait au cadre communautaire dans lequel s'inscrivent ces dispositions : en particulier, les relocalisations auxquelles un certain nombre de pays de l'Union européenne s'étaient engagés au profit de la France n'ont de caractère « obligatoire » que pour les États qui s'y engagent, mais non pour les personnes migrantes elles-mêmes - c'est seulement sur la base du volontariat qu'une personne peut être relocalisée dans un autre pays de l'Union.