Il y a quelques semaines, nous nous sommes rendus avec le président Rapin et notre collègue Didier Marie en Irlande puis au Royaume-Uni pour plusieurs rencontres et entretiens dans le cadre de notre groupe de suivi. Les échanges que nous avons eus avec différents interlocuteurs ont témoigné du fait qu'une grande incertitude demeure autour de la relation euro-britannique. Pour autant, cette relation continue de nous concerner directement et concentre de nombreux risques et opportunités qui justifient que nous y accordions une attention particulière.
Avant que le président Rapin n'évoque les échanges que nous avons eus avec les autorités publiques à Londres et que notre collègue Didier Marie n'aborde la question cruciale du protocole nord-irlandais, je voudrais revenir pour ma part sur la journée de travail qui a été organisée à Dublin le 17 octobre. La première impression qui ressort de nos échanges et de notre voyage est que l'Irlande est un pays à la fois profondément européen et particulièrement dynamique.
En effet, alors qu'au moment de son entrée dans l'Union européenne au début des années 1970, l'Irlande faisait partie des bénéficiaires des fonds structurels européen, elle est devenue l'un des pays les plus prospères d'Europe. Ce nouveau statut est un acquis des deux décennies qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Il faut souligner ici qu'entre 1993 et 2006, la partie Sud de l'île d'Irlande a connu une croissance annuelle moyenne de 8% !
Par conséquent, l'Irlande figure aujourd'hui parmi les moteurs de croissance dans la zone euro et elle est devenue un pays contributeur net au budget de l'Union européenne. En concurrence directe avec les Pays-Bas et le Luxembourg pour attirer les sièges sociaux européens d'entreprises internationales, l'Irlande affiche un produit intérieur brut (PIB) par habitant qui est désormais le troisième plus élevé de l'Union avec plus de 70 000 euros par habitant, c'est-à-dire deux fois plus que le moyenne de l'Union européenne qui est de 28 000 euros.
Le second point sur lequel nous tenons à attirer votre attention est la transformation profonde et souterraine qui se produit actuellement au sein de la société irlandaise. Un enjeu d'identité se fait jour depuis le Brexit. Il a été exprimé par un des sénateurs que nous avons rencontrés : « Quand je suis au Portugal, on me voit comme un Irlandais, quand je suis à Belfast, on me voit comme un Britannique ! ». Les Unionistes, pourtant attachés à la couronne britannique, se voient eux désormais comme des nord-irlandais. Comme vous le savez, l'Irlande a été pendant de longues années meurtrie et endeuillée par les affrontements entre la communauté à majorité catholique qui a fondé l'État irlandais au Sud de l'île et la communauté à majorité protestante de l'Irlande du Nord et de sa capitale, Belfast.
Or le recensement de la population nord-irlandaise en 2022 a mis au jour un basculement de la majorité confessionnelle de l'Irlande du Nord vers le catholicisme, qui devance légèrement le protestantisme avec 46% de la population contre 44%.
Sur le plan électoral, on assiste à une montée en puissance progressive mais constante des partis favorables à la réunification de l'île. Au Sud de l'île, le Sinn Féin a été le parti à recueillir le plus de voix lors des élections législatives de 2020 avec 24,5% des voix, bien que la coalition au pouvoir fasse actuellement obstacle à sa participation à l'exécutif. Au Nord de l'île, le scrutin de mai dernier a lui aussi produit un résultat historique avec l'arrivée en tête du Sinn Féin avec 29% des voix.
Si la formation d'un pouvoir exécutif local en Irlande du Nord est aujourd'hui bloquée par les antagonismes politiques sur lesquels le président Rapin reviendra, cette convergence entre les deux parties de l'île en faveur du Sinn Féin est un fait politique majeur. Car en effet, la victoire électorale possible du Sinn Féin dans les deux parties de l'Irlande ouvre une perspective historique : celle de la réunification politique de l'Irlande.
Conscients que seul le Sinn Féin porte une vision et un projet pour rassembler les Irlandais, les représentants des partis traditionnels ont brisé un tabou et exprimé ouvertement leur position sur cette question. La réunification de l'Irlande est une question complexe qui ne saurait se réduire à une simple option binaire, comme l'ont souligné les acteurs politiques et les membres de la société civile que nous avons rencontrés. La réunification sera quoiqu'il advienne un processus politique long et délicat. Plusieurs des personnes que nous avons rencontrées ont d'ailleurs dressé un parallèle avec la question du Brexit pour souligner le fait qu'il y avait plusieurs manières de réunifier l'Irlande - confédération, fédération, fusion... - tout comme il y avait plusieurs manières de quitter l'Union européenne.
Un an avant, personne n'avait anticipé la chute du mur de Berlin ou celle de l'Union soviétique. Il faut donc dès à présent nous interroger sur la forme que pourrait prendre la réunification. Si elle a lieu un jour, cela réglerait toutes les difficultés liées à l'application du protocole nord-irlandais. Mais il faut garder à l'esprit que, quelle que soit la formule politique adoptée, elle devra tenir compte du million de personnes de la communauté d'Irlande du Nord qui se sentent toujours attachées à la couronne britannique.