Intervention de Yves Marignac

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 27 octobre 2022 à 10h38
Audition publique sur les problèmes de corrosion sous contrainte rencontrés sur le parc électronucléaire d'edf

Yves Marignac, chef du pôle d'expertise nucléaire et fossile de l'institut négaWatt :

Je suis très heureux d'apporter un éclairage complémentaire aux comptes rendus des acteurs institutionnels. Je souhaiterais commencer par saluer le sérieux, l'étendue, la rapidité du travail d'analyse technique mené, bien que je regrette que nous ne disposions pas du même niveau de mise en critique par l'IRSN que sur d'autres dossiers de sûreté. Pour autant, je souhaiterais souligner quelques points.

Les résultats à date mettent en évidence l'apparition et le développement rapide du phénomène. Or, une dizaine de réacteurs ont fonctionné depuis 15 à 20 ans avec des fissures non détectées sur un circuit d'importance essentielle pour la sûreté. Certes, ces fissures semblent s'être arrêtées à une profondeur qui permet de tenter de justifier leur absence de nocivité, mais aucune situation d'accident n'a nécessité d'éprouver leur robustesse en situation critique. Ce constat doit nous amener à beaucoup de modestie quant à l'état réel des réacteurs.

Si l'instruction technique s'est concentrée à juste titre sur la caractérisation, la compréhension du phénomène et sur la stratégie de gestion, nous n'avons pas suffisamment évoqué la manière dont ce risque a été pris en compte à la conception. Si l'on en croit les explications techniques, le phénomène de stratification lié à l'allongement des lignes serait le facteur déclenchant. Nous pouvons donc en déduire que si le risque de corrosion sous contrainte était bien identifié dès l'origine, il n'a pas été maîtrisé à deux niveaux clés de la défense en profondeur : la conception et la surveillance. Si l'ensemble des paramètres a apporté une qualification correcte sur les réacteurs de 900 mégawatts de Westinghouse, l'impact de l'allongement de ces lignes n'a pas été anticipé lors du passage aux paliers 1 300 mégawatts et N4. Au demeurant, nous pouvons nous interroger sur la manière dont ce point a été traité dans l'augmentation des puissances des réacteurs conçus au fil du temps par Westinghouse, qui ne semblent pas affectés par le même problème.

Au-delà de ce constat, je suis inquiet de la faible capacité à pouvoir prédire les propriétés mécaniques des équipements sous pression nucléaire hors de leur domaine qualifié. Dans le domaine qualifié, nous disposons d'une grande capacité de caractérisation destructive des propriétés de ces équipements qui nous permet de qualifier un domaine de dimensionnement. Cependant, la multiplication des facteurs en jeu : nuances d'acier, écarts de composition, modes de soudage, différentes contraintes, etc. et la complexité des relations entre ces différents facteurs compliquent la projection des conséquences sur les propriétés attendues de différents écarts par rapport au domaine qualifié. Ainsi, autant d'essais ont été nécessaires pour caractériser les propriétés du couvercle et du fond de cuve de l'EPR de Flamanville que pour qualifier l'ensemble des cuves du parc nucléaire français. Tel est également le cas pour le dossier du générateur de vapeur de Fessenheim pour lequel une pièce fabriquée de façon explicitement non conforme au procédé initial a fait l'objet d'une conclusion positive. En groupe permanent, de nombreux experts se sont déclarés surpris du comportement étonnamment « bon » de cette pièce. En d'autres termes, ils n'étaient pas en mesure de prévoir correctement l'impact des écarts constatés. Nous sommes donc exposés au risque que des écarts, même minimes, dans les conditions de fabrication ou d'exploitation de ces équipements sous pression nucléaire conduisent à des écarts potentiellement importants de leur comportement par rapport à leurs propriétés attendues. Ce point m'amène à évoquer deux préoccupations.

Premièrement, il est nécessaire de s'interroger sur tous les écarts de conformité repérés, voire non repérés sur le parc nucléaire actuel. Ainsi, une grande partie des dossiers de fabrication de Creusot Forge a fait l'objet d'écarts. Nous devons également nous interroger sur la manière dont les incertitudes générées par ces écarts sont croisées dans les démonstrations de sûreté. Cette hypothèse d'écart n'est pas suffisamment croisée lorsqu'il s'agit des analyses de conformité, des analyses de vieillissement ou de tenue à des situations extrêmes menées dans le cadre du retour d'expérience de Fukushima. J'avais déjà proposé, dans le cadre du volet conformité du quatrième réexamen décennal des réacteurs de 900 mégawatts, d'engager une démarche de type stress-test, consistant à postuler des écarts non détectés des propriétés mécaniques des équipements et à tester la robustesse de la démonstration de sûreté à ces écarts. De plus, le principe d'exclusion de rupture est fragile, puisque tout problème constaté après application de ce principe affaiblit irréversiblement la défense en profondeur. Lors de la conception de l'EPR de Flamanville, EDF a étendu l'application de ce principe. Nous avons ainsi pu observer les problèmes des soudures du circuit secondaire principal ou de piquages des circuits auxiliaires sur le circuit primaire. Pourtant, EDF souhaite à nouveau appliquer de façon extensive le principe d'exclusion de rupture à la conception de l'EPR2. Les difficultés constatées dans ce dossier doivent amener à beaucoup plus de prudence.

Deuxièmement, la question de l'arbitrage entre sûreté et sécurité mérite réflexion. La forte dépendance du système électrique français à un parc nucléaire standardisé constitue une véritable fragilité du point de vue de la sécurité électrique, même si elle représente un avantage sur le plan de la sûreté de fonctionnement. Le président de l'ASN de l'époque avait souligné dès 2013 que le système électrique ne disposait pas des marges nécessaires pour faire face à l'indisponibilité d'une dizaine de réacteurs pour une raison de sûreté générique. Par ailleurs, la France est le seul pays à avoir raté son objectif européen en 2020 en matière d'énergie renouvelable. La faiblesse des actions de maîtrise de la demande constitue notamment un frein à la fermeture des réacteurs, pour diversifier et réduire cette dépendance. Cette situation nous expose mécaniquement à un arbitrage malsain entre sécurité électrique et sûreté nucléaire, qui se double d'une pression induite par l'envolée des prix de marché dans le contexte de crise énergétique que nous connaissons. Les perspectives d'EDF, avec une prévision de 50 % de facteur de charge du parc nucléaire pour 2022, à peine plus pour 2023, ont évidemment exacerbé cette pression. Par ailleurs, EDF a beaucoup communiqué sur une application volontaire et vertueuse du principe de précaution, lorsque les premiers résultats ont conduit au constat rappelé sur Civaux 1, en arrêtant préventivement les quatre réacteurs du palier N4. Toutefois, nous constatons que ce principe de précaution n'a pas été appliqué lorsqu'un problème a été détecté sur un réacteur du palier P'4, celui de Penly 1. Nous pouvons y mesurer le poids de l'impact qu'aurait eu la même application du principe de précaution sur la sécurité électrique.

Nous avons vu l'orientation générale du dossier évoluer sous cette pression des enjeux d'approvisionnement électrique. EDF a bien sûr réalisé de nombreuses opérations, comme cela a été rappelé, mais l'opérateur s'est rapidement engagé dans une démarche d'étalement des contrôles, en priorisant certains réacteurs pour mieux retarder l'examen des autres. Puis, une fois l'étalement accepté par l'ASN, EDF a plaidé pour une mise en oeuvre rapide des réparations des portions de circuits découpées, avant même que l'instruction technique ait permis de caractériser avec suffisamment de certitude les facteurs en jeu, pour s'assurer de la non-reproduction de ce problème. Appelé par le Gouvernement à produire des signaux susceptibles « de refroidir les marchés », EDF a pris des engagements très volontaristes sur le redémarrage des réacteurs. Pour nous en convaincre, nous pouvons observer que l'analyse prévisionnelle de RTE prévoit en hypothèse haute, sur le passage de l'hiver 2022-2023, une disponibilité moyenne du parc inférieure d'environ 10 gigawatts aux engagements pris par EDF. Cette situation conduit aujourd'hui à accélérer les réparations, en faisant appel à des soudeurs américains et en relâchant les marges de prudence habituellement appliquées vis-à-vis des limites réglementaires de radioprotection des travailleurs.

Le cas de Cattenom 1, mentionné à la fin de l'intervention de l'IRSN, constitue une nouvelle étape, EDF cherchant à justifier, plutôt qu'une découpe et réparation immédiate sur une, voire deux fissures suspectées, le report de ces opérations à un nouvel arrêt programmé après l'hiver. Une telle stratégie, si elle était validée par l'ASN, ne reposerait pas sur un raisonnement fondé exclusivement sur la sûreté, mais sur une forme de dérogation motivée par les enjeux de sécurité électrique. Cette dérive me semble dangereuse. Elle appelle à s'interroger sur les options pour rendre le système électrique moins dépendant de la disponibilité à tout prix du parc nucléaire. C'est en partie l'objet du débat public sur les nouveaux EPR qui s'ouvre aujourd'hui, et de la concertation ouverte par le gouvernement sur l'avenir du système énergétique. Elle appelle également - et c'est une préoccupation vivement exprimée par le groupe permanent d'experts - à l'élaboration par EDF d'une stratégie plus pérenne de traitement de cette situation que la méthode de détection et de réparation mise en oeuvre jusqu'à présent, dans une approche court-termiste. Enfin, la question de la transparence ne se réduit pas à mettre à disposition du public l'information synthétique que l'exploitant ou l'autorité estime nécessaire. Elle doit permettre l'accès à toute l'information non légitimement couverte par les différents secrets. À mon sens, nous en restons encore très loin pour ce dossier.

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