Intervention de Jean-François Husson

Réunion du 11 janvier 2023 à 15h00
Lutte contre la fraude et l'évasion fiscales — Débat organisé à la demande de la commission des finances

Photo de Jean-François HussonJean-François Husson :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales s’inscrit dans la continuité des travaux engagés par la commission des finances et la Haute Assemblée il y a de nombreuses années.

Au cours des dernières années, il y a bien sûr eu l’examen du projet de loi devenu la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, qui comprend de nombreux apports du Sénat, mais aussi les tables rondes organisées par la commission des finances sur les Pandora Papers ou les CumEx Files et les amendements que nous avons pu proposer dans le cadre de l’examen des projets de loi de finances. Surtout, une mission d’information de la commission, présidée par le président Claude Raynal et dont j’étais le rapporteur, a achevé ses travaux et a rendu ses conclusions au mois d’octobre dernier.

La lutte contre la fraude a un triple objectif : dissuasif, budgétaire et répressif. J’insisterai sur la dissuasion, car être efficace dans notre lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, c’est à la fois parvenir à dissuader certains acteurs de « tenter leur chance », au mépris de nos règles communes, et préserver le consentement à l’impôt, tout en assurant le financement par tous, dans le respect des capacités de chacun, de nos services publics. J’ajoute que, en période de crise, la fraude fiscale est d’autant moins acceptable que nous demandons à tous de faire des efforts et que nous devons maîtriser nos finances publiques.

Dans le cadre de cette mission d’information, nous avons travaillé sur quatre aspects : le renforcement de l’efficacité de la réponse pénale à la fraude fiscale, l’amplification des efforts déployés pour lutter contre la fraude à la TVA, la nécessité d’assortir les dispositifs d’accès aux données des garanties juridiques nécessaires pour assurer leur pleine effectivité et le renforcement des outils de lutte contre les montages fiscaux et internationaux abusifs.

Notre première conclusion fut que l’arsenal normatif mis en place par la France pour lutter contre la fraude paraissait plutôt robuste. De fait, nos travaux n’appellent pas à une révolution fiscale, mais, comme nous le souhaitions, ils aboutissent à l’élaboration d’un bilan de la loi de 2018 ainsi qu’à des propositions concrètes, réalistes et, pour la plupart, faciles à mettre rapidement en œuvre.

D’ailleurs, plusieurs recommandations ont d’ores et déjà donné lieu à des amendements présentés dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2023. Ils ont, dans leur grande majorité, été adoptés à l’unanimité et certains ont même survécu au couperet de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Je pense, par exemple, à l’extension des compétences des officiers fiscaux judiciaires aux escroqueries concernant la TVA ou à l’impératif de mieux évaluer la fraude.

L’évaluation est en effet un enjeu fondamental : alors que les chiffres se multiplient dans le débat public, parfois à tort et à travers, nous avons besoin d’évaluations méthodologiquement plus étayées et plus robustes. Il faudrait pouvoir estimer, monsieur le ministre, la proportion des droits fraudés que l’administration parvient finalement à récupérer : 10 % ? 20 % ? 30 % ? Plus ? Personne ne peut véritablement le dire…

Il serait évidemment dommage de nous arrêter là dans le suivi des travaux de la commission. D’abord, toutes les recommandations relevant de la loi n’ont pas encore trouvé leur traduction législative. C’est le cas par exemple de la sécurisation des dispositifs d’accès aux données ou de certaines propositions concernant la lutte contre la fraude à la TVA. Ensuite, certaines dispositions, qui n’ont pas été retenues dans la loi de finances pour 2023, doivent être rediscutées. Il s’agit par exemple du rôle des assistants spécialisés, qui aident les procureurs dans le traitement des dossiers de fraude les plus complexes, de la détaxe à la TVA, des moyens des services d’enquêtes spécialisés ou encore – sujet majeur – du droit de visite des douanes.

Pour résumer, il nous reste donc encore bien du travail pour donner toute leur portée aux recommandations de nature législative de la mission d’information et pour améliorer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Nous devons réfléchir au véhicule le plus approprié pour les inscrire dans la loi.

Toutefois, il est également des sujets sur lesquels d’éventuels progrès dépendent non pas véritablement du Parlement, mais bien du Gouvernement. C’est notamment le cas de la lutte contre les montages transfrontaliers abusifs, sujet majeur s’agissant d’une source inépuisable de fraude et d’évasion fiscales.

Les évaluations de l’Observatoire européen de la fiscalité sont, à cet égard, sans appel : plus de 10 % de la richesse nette totale de l’Europe, soit 2 300 milliards d’euros, seraient détenus à l’étranger, pour une perte de recettes fiscales de l’ordre de 55 milliards d’euros par an. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estimait en 2020 que, à l’échelon mondial, 11 000 milliards d’euros étaient détenus sur des comptes offshore. Or le pouvoir du législateur est relativement limité pour lutter contre ces phénomènes, si le Gouvernement n’agit pas en amont, à l’échelon européen ou international.

Je ne nierai pas que le projet de taxation minimale est un premier pas satisfaisant, même s’il est insuffisant et perfectible, mais il n’y a encore que trop peu d’avancées, par exemple sur la renégociation des conventions fiscales. Pouvons-nous encore accepter que certaines conventions facilitent les arbitrages de dividendes, pratique plus connue sous le nom de CumEx Files ? Un chiffre, monsieur le ministre : ces montages auraient coûté à la France 33 milliards d’euros de recettes fiscales en vingt ans. Sur la seule année 2018, près de 1, 2 milliard d’euros auraient échappé à la France, le montant recouvré ne s’élevant qu’à 277 millions d’euros. Monsieur le ministre, quels sont les efforts déployés pour renégocier certaines conventions ou pour les assortir de clauses anti-abus ? La commission des finances suit ce dossier depuis le premier jour et elle poursuivra son travail.

De même, encore trop souvent, les services du contrôle fiscal, pourtant expérimentés et déterminés, ne peuvent accéder à des documents essentiels à leurs enquêtes. Des blocages persistent dans certains pays et la transparence n’est pas toujours garantie. Les actuelles listes, grise ou noire, de paradis fiscaux sont insuffisantes.

Que fait le Gouvernement, à l’échelon européen ou international, pour lutter contre les paradis fiscaux et pour accroître la transparence sur les bénéficiaires effectifs ? Quelle sera sa position lorsqu’il s’agira de revoir la réglementation européenne relative aux informations sur les bénéficiaires effectifs de sociétés, alors que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a sévèrement amoindri la portée de cette réglementation pour ce qui concerne les objectifs de lutte contre l’évasion fiscale ?

Après cette brève présentation de nos récents constats et de nos recommandations pour l’avenir, mais aussi ces quelques questions adressées à M. le ministre, je laisse maintenant la place au débat.

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